jeudi 14 août 2014

Un monde de rosée

Je suis comme ce pays qui ne trouve pas son été. Comme ce ciel traversé, bousculé de nuages, percuté d'ondées, qui ne connaît plus de longtemps la toile bleue monochrome  des saisons immobiles. Et je vais de ci de là, entre un livre et un autre, un film, un article, une page sur le web, dans les interstices de la journée, entre cuisine, vaisselle, partie de jeu d'échecs ou de Qin, car les enfants sont là, avec moi, et c'est bonheur aussi.

Je me délecte de ce livre déniché chez Noz, qui évoque si bien les jardins de mousses du Japon. Je ne savais pas avant lui que ces plantes si modestes étaient là-bas l'objet d'un soin minutieux dans nombre de temples vénérables : "Ombreuse et douce, la mousse épouse la terre, la couvre d'un manteau comme on dit de la neige, et pas davantage on n'en peut isoler les brins que les flocons. Elle est le printemps perpétuel comme la neige est l'hiver, et comme elle, restitue le monde à son silence."

Se délecter d'un livre c'est le goûter à petites lampées, comme un alcool fort exhalant le souvenir des tourbes. Je le repose donc, mais j'en prends bientôt un autre, dessous la pile des volumes inachevés. Tiens, justement, Yves Bonnefoy, L'Inachevable, Entretiens sur la poésie 1990-2010. Un marque-page donne le lieu exact de l'abandon, qui doit remonter à quelques mois. Des lignes soulignées au stylo bleu : "Je vous disais tout à l'heure que la poésie, c'est l'intensification du langage : plus de présence, plus de plénitude immédiate pour les choses et les personnes dont le poème nous parle, mais d'abord dans les mots qui un par un les évoquent. Il y a poésie quand le mot "arbre" ou le mot "pierre" prennent des allures d'épiphanies."

Je ne vais pas plus loin, cet aperçu me suffit. Je reviens aux mousses, un peu plus tard (peut-être après avoir tapé dans un ballon sur un stade annexe oublié des tondeuses, et dont l'herbe encore humide de la dernière giboulée n'est pas sans faire songer à ce nom de "terre de rosée"(roji) donné au chemin qui mène au pavillon où se déroule la cérémonie du thé, - et dont Véronique Brindeau nous avertit qu'il ne doit pas faire oublier la résonance bouddhique, "car la rosée délicieuse s'évaporera tantôt, comme est transitoire ici notre passage. (Monde de rosée / c'est un monde de rosée / et pourtant et pourtant, dira le poète Koyabashi Issa à la mort de son premier enfant.)" Et c'est d'averse et de pluie aussi qu'elle parle à la fin de ce court chapitre : " Si l'on sait attendre, dit-elle, sous les arbres ruisselants du Temple des mousses tandis que l'averse disperse les visiteurs, on est alors assuré d'être seul au Palais. Vient l'embellie ; sur le fond d'émeraude se lève le dessin des branches comme les lignes d'un Polaroïd grandeur nature se révélant sous vos yeux, et l'on est exaucé d'un souhait qu'on n'aurait pu formuler, éphémère épiphanie qui vaut toutes les impatiences."

Mousses - Arboretum de la Sédelle
Avez-vous remarqué ce mot qui revient ? Ce mot "épiphanie", déjà dans la parole de Bonnefoy. Or, je l'avais croisé pas plus tard que la veille, mot rôdeur, maraudeur, en allant picorer quelques phrases dans The Creative Writing No-Guide de Malt Olbren, traduit par François Bon. Attention, c'est un détour un peu long, mais il mérite toute votre attention, et puis l'itinéraire que l'on emprunte ici n'est fait que de ça, des détours. Et le détour, il passe par Steinbeck, septième paragraphe des Raisins de la colère, dont Olbren fait la matière d'un exercice.

The dawn came, but no day. In the gray sky a red sun appeared, a dim red circle that gave a little light, like dusk ; and as that day advanced, the dusk slipped back toward darkness, and the wind cried and whimped over the fallen corn.
(L’aurore vint, mais pas le jour. Un soleil rouge troua le ciel gris, un mince cercle rouge qui donnait une faible lumière, comme un crépuscule ; et plus le jour avança, plus ce crépuscule revint à son obscurité, tandis que le vent gémissait et hurlait sur les blés courbés.)

[...] Poétique du roman ? Oui, si le paysage s’écrit en tant que poétique, affirmation lyrique du monde devenu image abstraite. Non, s’il s’agit seulement d’une épiphanie  : ces moments de grâce où le monde se rappelle à nos petites affaires et — comment dire — les relativise.
J’ai donc pensé que nous pourrions prendre, avec tranquillité et sérénité, le temps de revenir à ces quatre lignes.
Je vous inciterais donc à aller vers cette épiphanie, non pas se la remémorer, mais en provoquer la réminiscence. Ce que vous allez choisir, comme Steinbeck son champ de blé, c’est un petit timbre-poste qui vous concerne dans le monde. Un petit morceau fixe de peau du monde. Il peut être urbain, elles ont pavillon et maison, désormais, les ombres de Steinbeck, même si la misère est pareille. Au moins un mobilehome. Et le champ de blé est un lieu de peine et de travail : le lieu que vous choisirez n’est pas un lieu de repos ou le coucher de soleil sur la plage — dans ce cas-là mieux vaut que vous y alliez. Non, ce qui compte dans ce septième paragraphe c’est l’usure prématurée du jour parce que nous sommes d’avance dans le lieu de la plus grande usure, celle du quotidien, de la tâche répétée, du monotone, de l’ordinaire. Seulement voilà, la grande magie du monde sait se rappeler à nous jusqu’ici. [C'est moi qui souligne]


Trois occurrences d'épiphanie, chez Bonnefoy, Brindeau, Olbren, et pourtant je suis presque certain que le sens de ce mot, malgré le contexte, doit rester, comme à moi, obscur à beaucoup (si du moins on a eu la patience de me suivre déjà jusque là). Olbren pourtant précise à ses étudiants l'origine joycienne de la chose :


—  J’entends épiphanie au sens où James Joyce l’utilise dès ses premiers livres : moment de révélation intérieure qui vous fait soudainement et de façon éphémère, un instant seulement suffit, accéder au sens ou à l’esprit des choses. Je ne crois pas qu’il en donne lui-même de définition plus précise. Plus important pour nous le fait qu’après ces deux premiers livres (Stephen the Hero, et Portrait of the artist as a young man), il se saisit du
concept pour en faire l’élément organisateur de chacun des récits inclus dans Dubliners. Joyce nous apprend que ce moment sans durée, qui nous ouvre magiquement (ou irrationnellement, pardon) sur le parfait dehors, peut-être une clé pour l’invention narrative…



Mousse - Arboretum de la Sédelle
J'ai exagéré : le sens d'épiphanie ne m'est pas obscur, il m'est plutôt clair-obscur. J'entrevois ce qu'il promet, ce qu'il annonce, ce qu'il déploie, et qui est essentiellement fugitif, fugace (en ce sens, parler d'éphémère épiphanie comme le fait Véronique Brindeau ressort du pléonasme : il ne saurait y avoir de permanence épiphanique). L'épiphanie est peut-être cette intensification de notre sensation du monde, un instant de pure présence que chacun a pu vivre au moins une fois dans sa vie.

Mais je ne me contentai pas de cette entrevision, j'allai voir sur le net, je googlai l'épiphanie de Joyce. 24 800 résultats en 0,34 seconde. Dans la première page, un article de Sollers, Les épiphanies de Twombly, qui commence ainsi : " Une épiphanie, au moins depuis Joyce, est un fragment ouvert de réalité restant énigmatique parce qu'il emprunte à plusieurs temps ou à plusieurs espaces à la fois sa puissance d'apparition. L'événement est très fort pour celui qui le vit et le note, mais nous, lecteurs, spectateurs, contem­plateurs, tout en ressentant la mise en scène de l'instant ins­crit et commémoré, nous savons que nous n'en posséderons jamais toutes les données. Il s'agit d'une expérience inté­rieure venant de l'extérieur, comme une hallucination."


Pas mal, mais je n'étais pas rassasié. Seconde trouvaille : un texte de conférence de Philippe Forest, daté du 15 février 2005, Haïku et épiphanie, avec Barthes, du poème au roman.


"Du  haïku,  Barthes  rapproche  l'épiphanie  en  reprenant  ce  terme  à l'écrivain  irlandais  James  Joyce  qui  le  définit  ainsi  dans  Stephen  Hero : «  Par  épiphanie,  il  entendait  une  soudaine  manifestation  spirituelle,  se traduisant  par  la  vulgarité  de  la  parole  ou du  geste  ou  bien  par  quelque phase mémorable de l'esprit  même.  Il  pensait  qu'il  incombait  à  l'homme de  lettres  d'enregistrer  ces  épiphanies  avec  un  soin  extrême,  car  elles représentaient les  moments les  plus délicats et les  plus  fugitifs  ».
On  peut rappeler ici comment  le  jeune  Joyce  au tout début du  xxe siècle s'exerce tout  d'abord à  la poésie et  recueille — comme  il  le  rapportera plus tard  dans  Ulysse —  la  matière de ce  qui peut passer  à nos yeux  de lecteurs français pour des sortes  de petits poèmes en  prose,  qu'il baptise  épiphanies, et qu'il projette  tout  d'abord de rassembler en  recueil —  dont la  rédaction ultérieure de ses romans  le  détournera, puis le  détachera  tout à fait."



La conclusion de la conférence est particulièrement intéressante : Philippe Forest  y définit à la suite de Barthes (dont il note tout de même qu'il se méprenait largement tant sur le haïku que sur l'épiphanie) ce qu'il choisit de nommer le roman épiphanique, dont le trait principal, me semble-t-il, est de laisser toute sa place à la poésie.


L'hypothèse  que  je  voudrais  indiquer  pour  finir  est  la  suivante  :  se méprenant  sur  le  haïku et  sur  l'épiphanie,  convaincu  à  tort  de  leur incapacité à  se  convertir en  matériaux convenables pour le  roman  nouveau, Barthes  a au  contraire  posé les bases d'un  modèle qui  permet  de rendre  compte à  la
fois  du monument proustien  qui fut  sa  référence exclusive,  de  ses  propres livres et de ceux qui,  aujourd'hui, à  sa suite, introduisent  dans la  littérature française  les  facteurs les  plus  intéressants  de renouvellement  de la  tradition romanesque. 


En  effet,  le  roman  vrai  — qui,  pour  Barthes,  se  réfléchit  à  partir  du modèle proustien,  et  qui parvient  à  intégrer dans le  mouvement même de la  fiction le  moment  vrai  de l'amour  et  de la  mort —  ,  on  peut choisir de le nommer roman épiphanique  et le concevoir à  la  façon d'un  texte tirant son principe  même d'un certain jeu  entre prose et  vers,  roman et poésie, fiction et vérité qu'illustrent,  dans la  référence  commune aux  littératures d'Orient et  d'Occident,  certaines  œuvres  actuellement  en  cours  sur  lesquelles  on
s'arrêtera  pour  finir,  qu'il s'agisse  de celle de  Philippe Sollers  ou de Pascal Quignard — œuvres  dans  la  référence  desquelles  peut  se  lire  également mon tout  nouveau roman,  Sarinagara


Ces livres  — qu'il s'agisse de certains  des  derniers  romans  de Philippe Sollers comme  Studio  ou  Le Secret,  des  Dernier  royaume  de Pascal Quignard ou  bien  de  Sarinagara  — ont  en  effet  en  commun  de  se  refuser  à  un certain  néonaturalisme qui domine le  champ  littéraire  français  tout  en  ne consentant  pas au  postmodernisme qui  voue  la  littérature  à  l'insignifiant et  à  l'inoffensif  au  nom  d'une  esthétique  du  virtuel,  du  simulacre.  Pour ne  pas  renoncer  au  réel,  et  puisqu'il  est  devenu  le  genre  hégémonique,
le  roman  se  pose  la  question  de  savoir  comment  il  pourrait  accueillir l'expérience  poétique  à  l'intérieur  de  lui-même,  afin  de  lui  permettre  de survivre.  Échappant  à  sa  définition  ordinaire  qui  le voue  à  l'illusion  de la représentation  réaliste,  le  roman  s'ouvre  à  tous  les  genres  et  les  accueille en  lui  pour  se  constituer  en  une  théorie  (au  sens  de  suite)  d'images,  de fragments,  de  légendes,  de  pensées,  de  souvenirs  dont  l'hétérogénéité même l'apparente  à  l'album,  à  l'essai,  mais  lui  permet  de  rappeler  en  lui
cette passion du  réel  qui,  seule,  justifie  l'exercice  de la  littérature. 


Rochers moussus sur la rivière - Arboretum de la Sédelle


Et il se trouve que j'ai lu Sarinagara à la fin de l'année 2004. Le ressortant de la bibliothèque, et l'ouvrant comme on dit au hasard, je tombe sur le fragment 30, page 82, qui commence par ces mots : "Que dit la poésie ? Elle dit le perpétuel désastre du temps, l'anéantissement de la vie auquel seul survit le désir infini. A la grande loi du rien régnant sur le monde, la fausse sagesse des hommes invite à se soumettre. En échange de la résignation, elle promet la paix et l'oubli." Et finit par ceux-ci : "Mais au moment le plus noir de sa vie, contemplant son épouse en pleurs penchée sur le corps de son enfant, Issa, abattu et vieillissant, reçoit de cette jeune femme et de cette petite fille avec lesquelles il a vécu une vérité plus profonde qu'aucune autre. Issa raconte : "Sa mère s'accrochait au corps froid de l'enfant et gémissait. Je connaissais sa souffrance mais je savais aussi que les larmes étaient inutiles, que l'eau qui passe sous un pont jamais ne revient, que les fleurs fanées sont perdues pour toujours. Et pourtant, rien de ce que j'aurais pu faire n'aurait permis que se dénouent les liens de l'amour humain."
 Et à ce moment  - à ce moment, seulement - Issa compose le poème qui dit :

monde de rosée - c'est un monde de rosée - et pourtant pourtant "

Oui, c'est le même poème, dans une traduction légèrement différente, que celui cité par Véronique Brindeau. Ce même poème qui ouvre le roman, dont sarinagara est le titre et le dernier mot du poème, qu'on peut traduire par pourtant ou cependant. 
Faut-il ajouter que Philippe Forest a perdu sa petite fille en 1996, et que toute son œuvre est marquée par cette terrible expérience du deuil de l'enfant.
L'expérience de Bernard Chambaz dans mon billet précédent.
Sa petite fille qui s'appelait Pauline. Je n'ai pas eu la force encore de lire Toute la nuit, ce récit de 1999 où il relate le drame de sa disparition.

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