Je me délecte de ce livre déniché chez Noz, qui évoque si bien les jardins de mousses du Japon. Je ne savais pas avant lui que ces plantes si modestes étaient là-bas l'objet d'un soin minutieux dans nombre de temples vénérables : "Ombreuse et douce, la mousse épouse la terre, la couvre d'un manteau comme on dit de la neige, et pas davantage on n'en peut isoler les brins que les flocons. Elle est le printemps perpétuel comme la neige est l'hiver, et comme elle, restitue le monde à son silence."
Se délecter d'un livre c'est le goûter à petites lampées, comme un alcool fort exhalant le souvenir des tourbes. Je le repose donc, mais j'en prends bientôt un autre, dessous la pile des volumes inachevés. Tiens, justement, Yves Bonnefoy, L'Inachevable, Entretiens sur la poésie 1990-2010. Un marque-page donne le lieu exact de l'abandon, qui doit remonter à quelques mois. Des lignes soulignées au stylo bleu : "Je vous disais tout à l'heure que la poésie, c'est l'intensification du langage : plus de présence, plus de plénitude immédiate pour les choses et les personnes dont le poème nous parle, mais d'abord dans les mots qui un par un les évoquent. Il y a poésie quand le mot "arbre" ou le mot "pierre" prennent des allures d'épiphanies."
Je ne vais pas plus loin, cet aperçu me suffit. Je reviens aux mousses, un peu plus tard (peut-être après avoir tapé dans un ballon sur un stade annexe oublié des tondeuses, et dont l'herbe encore humide de la dernière giboulée n'est pas sans faire songer à ce nom de "terre de rosée"(roji) donné au chemin qui mène au pavillon où se déroule la cérémonie du thé, - et dont Véronique Brindeau nous avertit qu'il ne doit pas faire oublier la résonance bouddhique, "car la rosée délicieuse s'évaporera tantôt, comme est transitoire ici notre passage. (Monde de rosée / c'est un monde de rosée / et pourtant et pourtant, dira le poète Koyabashi Issa à la mort de son premier enfant.)" Et c'est d'averse et de pluie aussi qu'elle parle à la fin de ce court chapitre : " Si l'on sait attendre, dit-elle, sous les arbres ruisselants du Temple des mousses tandis que l'averse disperse les visiteurs, on est alors assuré d'être seul au Palais. Vient l'embellie ; sur le fond d'émeraude se lève le dessin des branches comme les lignes d'un Polaroïd grandeur nature se révélant sous vos yeux, et l'on est exaucé d'un souhait qu'on n'aurait pu formuler, éphémère épiphanie qui vaut toutes les impatiences."
Mousses - Arboretum de la Sédelle |
The dawn came, but no day. In the gray sky a red sun appeared, a dim red circle that gave a little light, like dusk ; and as that day advanced, the dusk slipped back toward darkness, and the wind cried and whimped over the fallen corn.
(L’aurore vint, mais pas le jour. Un soleil rouge troua le ciel gris, un mince cercle rouge qui donnait une faible lumière, comme un crépuscule ; et plus le jour avança, plus ce crépuscule revint à son obscurité, tandis que le vent gémissait et hurlait sur les blés courbés.)
[...] Poétique du roman ? Oui, si le paysage s’écrit en tant que poétique, affirmation lyrique du monde devenu image abstraite. Non, s’il s’agit seulement d’une épiphanie : ces moments de grâce où le monde se rappelle à nos petites affaires et — comment dire — les relativise.
J’ai donc pensé que nous pourrions prendre, avec tranquillité et sérénité, le temps de revenir à ces quatre lignes.
Je vous inciterais donc à aller vers cette épiphanie, non pas se la remémorer, mais en provoquer la réminiscence. Ce que vous allez choisir, comme Steinbeck son champ de blé, c’est un petit timbre-poste qui vous concerne dans le monde. Un petit morceau fixe de peau du monde. Il peut être urbain, elles ont pavillon et maison, désormais, les ombres de Steinbeck, même si la misère est pareille. Au moins un mobilehome. Et le champ de blé est un lieu de peine et de travail : le lieu que vous choisirez n’est pas un lieu de repos ou le coucher de soleil sur la plage — dans ce cas-là mieux vaut que vous y alliez. Non, ce qui compte dans ce septième paragraphe c’est l’usure prématurée du jour parce que nous sommes d’avance dans le lieu de la plus grande usure, celle du quotidien, de la tâche répétée, du monotone, de l’ordinaire. Seulement voilà, la grande magie du monde sait se rappeler à nous jusqu’ici. [C'est moi qui souligne]
Trois occurrences d'épiphanie, chez Bonnefoy, Brindeau, Olbren, et pourtant je suis presque certain que le sens de ce mot, malgré le contexte, doit rester, comme à moi, obscur à beaucoup (si du moins on a eu la patience de me suivre déjà jusque là). Olbren pourtant précise à ses étudiants l'origine joycienne de la chose :
— J’entends épiphanie au sens où James Joyce l’utilise dès ses premiers livres : moment de révélation intérieure qui vous fait soudainement et de façon éphémère, un instant seulement suffit, accéder au sens ou à l’esprit des choses. Je ne crois pas qu’il en donne lui-même de définition plus précise. Plus important pour nous le fait qu’après ces deux premiers livres (Stephen the Hero, et Portrait of the artist as a young man), il se saisit du
concept pour en faire l’élément organisateur de chacun des récits inclus dans Dubliners. Joyce nous apprend que ce moment sans durée, qui nous ouvre magiquement (ou irrationnellement, pardon) sur le parfait dehors, peut-être une clé pour l’invention narrative…
Mousse - Arboretum de la Sédelle |
Mais je ne me contentai pas de cette entrevision, j'allai voir sur le net, je googlai l'épiphanie de Joyce. 24 800 résultats en 0,34 seconde. Dans la première page, un article de Sollers, Les épiphanies de Twombly, qui commence ainsi : " Une épiphanie, au moins depuis Joyce, est un fragment ouvert de réalité restant énigmatique parce qu'il emprunte à plusieurs temps ou à plusieurs espaces à la fois sa puissance d'apparition. L'événement est très fort pour celui qui le vit et le note, mais nous, lecteurs, spectateurs, contemplateurs, tout en ressentant la mise en scène de l'instant inscrit et commémoré, nous savons que nous n'en posséderons jamais toutes les données. Il s'agit d'une expérience intérieure venant de l'extérieur, comme une hallucination."
Pas mal, mais je n'étais pas rassasié. Seconde trouvaille : un texte de conférence de Philippe Forest, daté du 15 février 2005, Haïku et épiphanie, avec Barthes, du poème au roman.
"Du haïku, Barthes rapproche l'épiphanie en reprenant ce terme à l'écrivain irlandais James Joyce qui le définit ainsi dans Stephen Hero : « Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phase mémorable de l'esprit même. Il pensait qu'il incombait à l'homme de lettres d'enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentaient les moments les plus délicats et les plus fugitifs ».
On peut rappeler ici comment le jeune Joyce au tout début du xxe siècle s'exerce tout d'abord à la poésie et recueille — comme il le rapportera plus tard dans Ulysse — la matière de ce qui peut passer à nos yeux de lecteurs français pour des sortes de petits poèmes en prose, qu'il baptise épiphanies, et qu'il projette tout d'abord de rassembler en recueil — dont la rédaction ultérieure de ses romans le détournera, puis le détachera tout à fait."
La conclusion de la conférence est particulièrement intéressante : Philippe Forest y définit à la suite de Barthes (dont il note tout de même qu'il se méprenait largement tant sur le haïku que sur l'épiphanie) ce qu'il choisit de nommer le roman épiphanique, dont le trait principal, me semble-t-il, est de laisser toute sa place à la poésie.
L'hypothèse que je voudrais indiquer pour finir est la suivante : se méprenant sur le haïku et sur l'épiphanie, convaincu à tort de leur incapacité à se convertir en matériaux convenables pour le roman nouveau, Barthes a au contraire posé les bases d'un modèle qui permet de rendre compte à la
fois du monument proustien qui fut sa référence exclusive, de ses propres livres et de ceux qui, aujourd'hui, à sa suite, introduisent dans la littérature française les facteurs les plus intéressants de renouvellement de la tradition romanesque.
En effet, le roman vrai — qui, pour Barthes, se réfléchit à partir du modèle proustien, et qui parvient à intégrer dans le mouvement même de la fiction le moment vrai de l'amour et de la mort — , on peut choisir de le nommer roman épiphanique et le concevoir à la façon d'un texte tirant son principe même d'un certain jeu entre prose et vers, roman et poésie, fiction et vérité qu'illustrent, dans la référence commune aux littératures d'Orient et d'Occident, certaines œuvres actuellement en cours sur lesquelles on
s'arrêtera pour finir, qu'il s'agisse de celle de Philippe Sollers ou de Pascal Quignard — œuvres dans la référence desquelles peut se lire également mon tout nouveau roman, Sarinagara.
Ces livres — qu'il s'agisse de certains des derniers romans de Philippe Sollers comme Studio ou Le Secret, des Dernier royaume de Pascal Quignard ou bien de Sarinagara — ont en effet en commun de se refuser à un certain néonaturalisme qui domine le champ littéraire français tout en ne consentant pas au postmodernisme qui voue la littérature à l'insignifiant et à l'inoffensif au nom d'une esthétique du virtuel, du simulacre. Pour ne pas renoncer au réel, et puisqu'il est devenu le genre hégémonique,
le roman se pose la question de savoir comment il pourrait accueillir l'expérience poétique à l'intérieur de lui-même, afin de lui permettre de survivre. Échappant à sa définition ordinaire qui le voue à l'illusion de la représentation réaliste, le roman s'ouvre à tous les genres et les accueille en lui pour se constituer en une théorie (au sens de suite) d'images, de fragments, de légendes, de pensées, de souvenirs dont l'hétérogénéité même l'apparente à l'album, à l'essai, mais lui permet de rappeler en lui
cette passion du réel qui, seule, justifie l'exercice de la littérature.
Rochers moussus sur la rivière - Arboretum de la Sédelle |
Et il se trouve que j'ai lu Sarinagara à la fin de l'année 2004. Le ressortant de la bibliothèque, et l'ouvrant comme on dit au hasard, je tombe sur le fragment 30, page 82, qui commence par ces mots : "Que dit la poésie ? Elle dit le perpétuel désastre du temps, l'anéantissement de la vie auquel seul survit le désir infini. A la grande loi du rien régnant sur le monde, la fausse sagesse des hommes invite à se soumettre. En échange de la résignation, elle promet la paix et l'oubli." Et finit par ceux-ci : "Mais au moment le plus noir de sa vie, contemplant son épouse en pleurs penchée sur le corps de son enfant, Issa, abattu et vieillissant, reçoit de cette jeune femme et de cette petite fille avec lesquelles il a vécu une vérité plus profonde qu'aucune autre. Issa raconte : "Sa mère s'accrochait au corps froid de l'enfant et gémissait. Je connaissais sa souffrance mais je savais aussi que les larmes étaient inutiles, que l'eau qui passe sous un pont jamais ne revient, que les fleurs fanées sont perdues pour toujours. Et pourtant, rien de ce que j'aurais pu faire n'aurait permis que se dénouent les liens de l'amour humain."
Et à ce moment - à ce moment, seulement - Issa compose le poème qui dit :
monde de rosée - c'est un monde de rosée - et pourtant pourtant "
Oui, c'est le même poème, dans une traduction légèrement différente, que celui cité par Véronique Brindeau. Ce même poème qui ouvre le roman, dont sarinagara est le titre et le dernier mot du poème, qu'on peut traduire par pourtant ou cependant.
Faut-il ajouter que Philippe Forest a perdu sa petite fille en 1996, et que toute son œuvre est marquée par cette terrible expérience du deuil de l'enfant.
L'expérience de Bernard Chambaz dans mon billet précédent.
Sa petite fille qui s'appelait Pauline. Je n'ai pas eu la force encore de lire Toute la nuit, ce récit de 1999 où il relate le drame de sa disparition.
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