mercredi 4 novembre 2015

Des Marolles aux Marins

Bruxelles, dimanche matin 25 octobre. Nous découvrons le vieux quartier populaire des Marolles. Après avoir contourné l'énorme, le gigantesque, l'effroyable Palais de Justice - qui dépasse en superficie Saint-Pierre de Rome, fit l'admiration d'Hitler et laissa un si bon souvenir de sa construction qu'aujourd'hui encore dans le quartier "Architekt" est une insulte -, nous sommes redescendus par la bien plus sympathique rue des Renards (et j'eus une pensée, bien sûr, pour les Goupils berrichons bien connus) jusqu'à la Place du Jeu de Balle, où un marché aux Puces est installé toute l'année.



Violette à la recherche d'un polaroïd
 Sur un étal déployant quelques centaines de bouquins, jetés dans le plus complet désordre, je trouvai mon bonheur. Même si j'en reposais finalement quelques-uns, par crainte de surpoids dans le sac à dos, je fis emplette de quatre volumes (à 1 euro pièce), quatre volumes de poésie dont trois de la NRF collection blanche. Après coup, je m'aperçus qu'ils avaient tous appartenu au même homme, A. Bozon, semble-t-il, et d'ailleurs deux, La Sainte Face, d'André Frénaud et Egée, de Lorand Gaspar étaient dédicacés par ces auteurs.

Curieusement, le nom sur la dédicace avait été effacé, gratté, et j'imaginai volontiers que le propriétaire, à coup sûr grand amateur de poésie (dont je partageai donc si spectaculairement les goûts), avait passé l'arme à gauche et que ses héritiers n'avaient pas hésité longtemps avant de balancer toute cette poésie dont ils n'avaient que faire. Cruel destin des bibliothèques privées, encore que là, grâce au Marché aux Puces, ces livres allaient connaître une nouvelle vie, de Bruxelles en Berry.

***
Je continue de lire, par bribes, la correspondance Roger-Caillois/Victoria Ocampo. A la date du 28 mars 1941, Victoria écrit qu'elle est très triste parce qu'elle vient d'apprendre le suicide de Virginia Woolf, qui était une de ses amies proches : "J'aurais tant voulu la revoir, être près d'elle. Je l'admirais ; elle me plaisait tellement. Elle m'amusait et elle m'éblouissait. Je la trouvais si belle. Je l'aimais, quoi. J'imagine ce que cette mort représente de soucis, de privations, de dépense nerveuse. Cette espèce de fleur de serre qu'elle était au milieu d'un tel ouragan. Elle a dû trop souffrir."

Virginia Woolf en 1902; photograph by George Charles Beresford.
Quelques jours plus tard, elle reçoit la lettre que Virginia a laissé à son mari, publiée par le Times de Londres. Elle en cite quelques passages mais voici la lettre entière, sur laquelle je suis tombée récemment grâce au site Des lettres :

"Mon chéri,


J’ai la certitude que je vais devenir folle à nouveau : je sens que nous ne pourrons pas supporter une nouvelle fois l’une de ces horribles périodes. Et je  sens que je ne m’en remettrai pas cette fois-ci. Je commence à entendre des voix et je ne peux pas me concentrer.

Alors, je fais ce qui semble être la meilleure chose à faire. Tu m’as donné le plus grand bonheur possible. Tu as été pour moi ce que personne d’autre n’aurait pu être. Je ne crois pas que deux êtres eussent pu être plus heureux que nous jusqu’à l’arrivée de cette affreuse maladie. Je ne peux plus lutter davantage, je sais que je gâche ta vie, que sans moi tu pourrais travailler. Et tu travailleras, je le sais.

Vois-tu, je ne peux même pas écrire cette lettre correctement. Je ne peux pas lire. Ce que je veux dire, c’est que je te dois tout le bonheur de ma vie. Tu t’es montré d’une patience absolue avec moi et d’une incroyable bonté. Je tiens à dire cela – tout le monde le sait.

Si quelqu’un avait pu me sauver, cela aurait été toi. Je ne sais plus rien si ce n’est la certitude de ta bonté. Je ne peux pas continuer à gâcher ta vie plus longtemps. Je ne pense pas que deux personnes auraient pu être plus heureuses que nous l’avons été."

 Et Victoria écrit : "Alors, elle avait eu tout ce qu'on peut avoir. Cet accord avec Léonard W., je l'avais bien senti. Je l'ai même écrit, je crois."

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D'une brocante l'autre. Des Marolles aux Marins. Je crois bien que je succombe à la poésie des vieux papiers, avec ces factures rédigées juste avant la guerre, en janvier 39, et qu'il m'a fallu un cageot pour rapporter (mais depuis Francis Ponge, on ne mésestime plus le potentiel poétique de l'humble cageot). Je ne résiste pas à l'envie d'afficher ici la facture de Byrrh envoyée par les établissements Violet Frères, de Thuir (Pyrénées-Orientales). Le logo, l'élégante typographie, les timbres, tout me ravit.
Je ne résiste pas non plus à la tentation de me renseigner sur l'histoire de ce breuvage dont j'apprends, sur le site des caves Byrrh, qu'il fut d'abord commercialisé sous le nom de "Vin tonique et hygiénique au quinquina".Ce qui vaut aux Frères Violet un procès pour concurrence déloyale intenté par l'ordre des pharmaciens de Montpellier, et il leur fut interdit d'utiliser le mot quinquina qui désignait un produit pharmaceutique.

Le nom de Byrrh viendrait "de l’ajustement, dû au hasard, de lettres désignant des coupons d’étoffes entreposés dans la petite mercerie des frères Violet".

 

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