jeudi 22 mai 2025

Destin inscrit dans l'univers-bloc

Comme je te le disais également, je crois aux synchronicités jungiennes, à ces choses qui a priori n'ont pas de rapport entre elles mais qui tout à coup s'associent. Ce fut le cas hier quand nous parlions de mon inquiétude quant à la marche du monde, qui faisait écho à la pluie diluvienne qui agitait le Vénéon.

Jean-Marc Rochette, La Chair du monde, entretiens avec Adrien Rivierre (p. 161)

Repartons de ces paroles de Jean-Marc Rochette, par laquelle je terminais l'article précédent. Je voudrais juste remonter à celles qui les ont immédiatement précédées, suscitées par cette question d'Adrien Rivierre : Penses-tu que tu aurais pu devenir l'homme que tu es en ayant continué l'alpinisme ? Rochette répond ceci : "Je ne crois pas car je mets l'art bien au-dessus de la grimpe. Je mets Chaïm Soutine, Vincent Van Gogh ou Paul Cézanne bien plus haut que les plus grands alpinistes comme Messner ou Carrel. Quand j'étais jeune et que je grimpais, j'éprouvais une joie d'évoluer sur les rochers mais, au fond, je savais que ce n'était pas ma destinée. Quelque chose ne sonnait pas juste. A cette époque, mon moteur était une forme de révolte. Or, celle-ci ne pouvait pas être l'architecte de ma vie.Je le sentais car je crois à la théorie de l'univers-bloc." Théorie de l'univers-bloc ? Je ne la connais pas, mais il y a un appel de note, qui nous dit ceci : "En physique, la théorie de l'univers-bloc, conséquence des découvertes d'Einstein, affirme que tous les événements passés, présents et futurs existent déjà dans l'espace-temps. Dès lors, il n'y a plus de flèche du temps orientée vers l'avenir. Cette dernière est une illusion. En réalité, c'est l'observateur des événements qui croit que les événements arrivent au moment où ils arrivent alors même qu'ils sont déjà là. Ils attendaient simplement que l’observateur les rejoigne."


 Rochette explique que cette théorie est une forme d'éternalisme, comme si on avait la possibilité de voyager dans le temps. "Je crois, ajoute-t-il, que mon destin est inscrit dans cet univers-bloc. La vie devient alors une quête vers ce savoir inconscient. C'est une vision très chamanique car les chamans voient devant eux et derrière eux." C'est juste après qu'il dit aussi croire aux synchronicités.

Adrien Rivierre tente alors une objection en demandant à Rochette s'il ne pense pas que ses choix peuvent orienter le réel et sa vie. Et l'artiste répond alors qu'il ne réfléchit pas ainsi : "Parfois, tout se passe comme si l'univers-bloc me coinçait dans des endroits où je ne souhaitais pas aller. Par exemple, je ne voulais pas acheter cette maison. Puis, finalement, avec l'aide de mon cousin, je me dis que je vais investir tout ce que j'ai pour l'acquérir. Au dernier moment, il me dit qu'il ne veut plus faire partie du projet et je me retrouve à l'acheter seul. Je suis coincé. Or, si je ne le fais pas, nous ne sommes pas assis ici dans cet atelier à échanger ensemble ! Je ne peux pas tenir tous les propos auxquels je crois au plus profond de moi. Cette conception de l'univers-bloc ne me permet pas de voir le futur et de dire ce que ma vie va devenir, mais cela me fait vibrer différemment selon les décisions à prendre."


Il se passe maintenant que cette théorie de l'univers-bloc, qui m'était inconnue jusque-là, j'en trouve une seconde occurrence peu de temps après à la lecture de Vertiges, Penser avec Borges, du philosophe  Jean-Pierre Dupuy (Le Seuil, avril 2025). Au chapitre 14, "L'avenir est inévitable, mais il peut ne pas avoir lieu", il s'interroge sur cette phrase paradoxale de l'écrivain argentin, en citant son étude, "Le temps et J.W. Dunne", publié dans Autres inquisitions. Borges disserte autour de la figure de John William Dunne (1875-1949), ingénieur aéronautique britannique, concepteur d'aéroplanes "reposant, écrit Dupuy, sur des principes originaux de stabilité et de pilotage que l'histoire des techniques n'a pas retenu". De toute façon, ce n'est pas ce qui intéresse Borges. Après avoir abandonné l'aéronautique, Dunne a publié un livre sur sur la pêche à la mouche sèche, avec une nouvelle méthode de fabrication de mouches artificielles réalistes, puis il s'est mis à étudier les rêves prémonitoires qu'il pense avoir eus, ce qui l'amène en 1927, à l'élaboration de sa théorie du temps sériel, exposée dans Le Temps et le rêve (An Experiment with Time) qui le rendit célèbre. Ce qui intéresse Borges, c'est donc le fait que Dunne soutienne que l'avenir existe déjà : "Notre expérience du temps comme succession d'événements est une illusion qui provient de la façon dont nous prenons conscience du monde. En fait, passé, présent et futur coexistent dans un univers de niveau supérieur, qui est celui de l'éternité." (p. 218) Ici, un appel de note précise que " J.W. Dunne anticipe une conception du temps qui a reçu le nom d'éternalisme ou théorie de l'univers-bloc." (Je souligne)

Jean-Pierre Dupuy ajoute que le principal argument avancé par Dunne en faveur de sa théorie est donc l'existence de rêves prémonitoires*, Borges commentant ce point en citant Shopenhauer qui a écrit "que la vie et les rêves dont les feuillets d'un même livre : les lire en ordre, c'est vivre ; les feuilleter, rêver."

On connaît ma fascination pour le thème du vertige, et l'on ne s'étonnera donc pas que j'ai absolument tenu à lire cet essai dès sa parution : "Vertiges, tissu de récits, contes et lectures, est construit selon une « hiérarchie enchevêtrée », nous conduisant de Tchernobyl aux élections états-uniennes, de Vertigo à la série Lost, de chameaux à la question de l’impuissance, sexuelle comme créative. La réflexion se déploie à partir de la notion de « point fixe », commentée de chapitre en chapitre." (Quatrième de couverture)

Il faut noter que cette résonance de l'univers-bloc, du livre de Rochette à celui de Dupuy, se redouble d'une résonance autour du motif du vertige. Vertiges est aussi le titre d'un art-book consacré à Rochette que je possède depuis quelques années.


 Et l'article du 20 janvier 2020 renvoyait à un post antérieur du 14 janvier, sur le blog Fixer les vertiges (maintenant abandonné), où j'épinglai la seule occurrence du vertige dans l'album Ailefroide.

(cliquer sur l'image pour lire la vignette)

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* Wikipedia : "Le premier rêve qu'il enregistre a lieu en 1898 : il rêve que sa montre s'arrête à une heure précise avant de se réveiller et de constater que c'est effectivement le cas[2]. Des rêves ultérieurs semblaient prédictifs d'évènements graves : l'éruption de la Montagne Pelée de 1902 en Martinique (un rêve cité par C.G. Jung dans son essai sur la synchronicité), un incendie d'usine à Paris et le déraillement, en 1914, du train express Flying Scotsman non loin du pont ferroviaire du Forth en Écosse."

L'accident du Flying Scotsman à la gare de Burntisland, environ 15 miles au nord du pont du Forth, le 14 avril 1914, avait été rêvé par Dunne à l'automne 1913.

 

 

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