La vie et l'écriture. L'amour et l'écriture. L'ailleurs et l'écriture.
Pas d'ambition. Pas de concessions. Peu d'argent. Beaucoup d'amour. Beaucoup d'amis. Pas de calculs.
Refus des gloires enviées. Des itinéraires préparés. Des chemins publics. Des compromissions. Des institutions.
Écrire seulement pour être. Pour s'engager. Vers les autres. Avec les autres. Écrire pour dériver de l'homme ancien. Écrire pour dériver vers l'homme à naître. Rien d'autre.
Jacques Lacarrière, Sourates, 1990.
Après Trouy, la rue Bourbonnoux, au cœur du vieux Bourges. Créée au XIIe siècle à l'extérieur du rempart gallo-romain, c'est l'une des plus belles de la ville, avec de nombreuses maisons à colombages. Une association de quartier y organisait donc ce samedi 24 mai un marché aux puces, où j'eus le plaisir de retrouver la céramiste Isabelle Renault, dont la magnifique cave à double niveau fut l'un des sites phares de la nuit du Polar, en mars 2024. Ce fut aussi l'occasion d'une nouvelle razzia de livres, mais je ne m'étendrai pas sur les détails.
Je voudrais juste consacrer un peu de temps à l'un d'entre eux trouvé ce jour-là, le Chemins d'écriture de Jacques Lacarrière, publié en 1991 dans la collection Terre Humaine. J'aime beaucoup cet écrivain, aujourd'hui disparu (1925-2005), et dont je m'étonne même qu'il apparaisse si peu dans Alluvions. Dans Chemins d'écriture, il retrace son itinéraire à travers ses voyages et ses livres, affirmant qu'errance et écriture ont été pour lui les deux voies essentiels de la rencontre avec les autres et de la connaissance de soi : "Si errer, c'est d'une certaine façon s'enraciner dans l'éphémère, écrire c'est essayer de capturer cet éphémère pour l'enfermer dans la durée, c'est devenir oiseleur du Temps." Aucune forfanterie dans ce récit personnel, et pourtant si peu narcissique, et l'on se dit qu'on aurait bien aimé partager un verre de Bourgogne avec cet homme que l'on n'imagine pas autrement que modeste et affable.
Et puis c'est lui qui commence le chapitre 5 en écrivant que le hasard a joué un rôle essentiel dans sa vie. Mais qu'est-ce que le hasard ? L'idée qu'il en a recoupe si fortement la mienne que je ne peux faire autrement que d'en redonner ici le paragraphe décisif :
Si l'on voulait analyser minutieusement les successions d'événements, même mineurs, qui constituent une existence, comme on analyse en physique les chocs et les interactions de particules, je suis sûr qu'on découvrirait des réseaux de rencontres et relations privilégiées qui interdiraient d'attribuer systématiquement au hasard tout ce qui nous arrive. Je sais que je navigue là en eaux dangereuses - celles où l'on se crée des ennemis définitifs - et que je ne peux m'étendre là-dessus dans le cadre très restreint de ce livre. Mais enfin voilà ce que je pense : entre un hasard pur où l'on serait sa vie durant ballotté comme un bouchon sur l'océan des contingences et une nécessité inexplicable faisant de vous l'instrument de quelque volonté extraterrestre, entre la condition de Ballotté et celle d'Envoyé, il doit bien exister un moyen terme qui définisse ce que sans cesse j'ai rencontré : un hasard qui va très souvent au-devant de vos désirs, un fortuit qui survient presque toujours au moment opportun. Autrement dit, un hasard objectif au sens où les surréalistes l'entendaient. C'est dans ce hasard-là que je retrouve le mieux les hasards de ma vie. (p. 78, je souligne)
Il reprendra plusieurs fois l'expression de hasard objectif dans la suite de l'ouvrage. C'est qu'André Breton fut l'une de ses grandes sources d'inspiration, sans que cela ne le conduise à une position de disciple. Bien au contraire. Car André Breton, précise Lacarrière, abhorrait la Grèce et les humanités, ce qui ne le dissuada aucunement de lire Eschyle et Hésiode, Sophocle et Hérodote, de partir en Grèce dès 1947 avec le Groupe de Théâtre antique de la Sorbonne, d'adapter et de mettre en scène Ajax, Oedipe-Roi et Oedipe à Colone, de Sophocle.
La Grèce va prendre une importance de plus en plus grande dans la vie de Jacques Lacarrière. Son premier livre sera Mont Athos, montagne sainte, publié par Pierre Seghers en 1954. Et il connaîtra le grand succès public avec L'été grec, dans la collection Terre Humaine (1976). Écrivant que "la civilisation grecque est un fleuve continu augmenté d'affluents divers au cours des âges - romains, francs, vénitiens, ottomans, anglais, italiens, bavarois - mais dont la source est restée grecque", il remarque que Simone Weil *publia jadis un remarquable essai intitulé La Source grecque où figuraient entre autres un texte sur Antigone où elle disait notamment :
Il y a près de deux mille cinq cents ans, on écrivait en Grèce de bien beaux poèmes. Ils ne sont plus guère lus que par des gens qui se spécialisent dans cette étude, et c’est bien dommage. Car ces vieux poèmes sont tellement humains qu’ils sont encore très proches de nous et peuvent intéresser tout le monde. Ils seraient même bien plus émouvants pour le commun des hommes, ceux qui savent ce que c’est que lutter et souffrir, que pour les gens qui ont passé leur vie entre les quatre murs d’une bibliothèque.
Jacques Lacarrière précise que ce texte date de 1936 et fut écrit pour présenter Antigone dans une petite revue d'usine intitulée Entre nous, chronique de Rosières.
Or, après avoir descendu la rue Bourbonnoux, E. et moi avions choisi de déjeuner place Gordaine, cette même place où Simone Weil avait loué un appartement au numéro 7 (une plaque en témoigne encore), quand elle avait été nommé professeur de philosophie au Lycée de jeunes filles de Bourges en 1935**. L'année précédente, ayant obtenu un congé de l’Éducation nationale, elle avait travaillé successivement chez Alsthom, aux établissements J.J. Carnaud et Forges de Basse-Indre à Boulogne Billancourt et enfin chez Renault (comme fraiseuse) - expériences de vie ouvrière qui aboutirent au texte La Condition ouvrière, publié en 1951. Une fois à Bourges, elle continue de s'intéresser à cette vie de prolétaire : elle visite une usine à Vierzon le 28 novembre, grâce à Mme Angrand, la professeure d'anglais qui l'avait hébergée à son arrivée à Bourges. Et elle visite les fonderies de Rosières en décembre. Elle y rencontre Victor Bernard, le directeur technique, avec lequel elle s'entretient et propose plus tard d'écrire dans le bulletin destiné au personnel. Dans une lettre qu'elle lui adresse, elle s'explique sur le dessein de son article :
Je me demandais avec inquiétude comment j’arriverais à prendre sur moi d’écrire en me soumettant à des limites imposées, car il s’agit évidemment de vous faire de la prose bien sage, autant que j’en suis capable… Heureusement il m’est revenu à la mémoire un vieux projet qui me tient vivement au cœur, celui de rendre les chefs-d’œuvre de la poésie grecque (que j’aime passionnément) accessibles aux masses populaires. J’ai senti, l’an dernier, que la grande poésie grecque serait cent fois plus proche du peuple, s’il pouvait la connaître, que la littérature française classique et moderne. J’ai commencé par Antigone. Si j’ai réussi dans mon dessein, cela doit pouvoir intéresser et toucher tout le monde — depuis le directeur jusqu’au dernier manœuvre ; et celui-ci doit pouvoir pénétrer là-dedans presque de plain-pied, et cependant sans avoir jamais l’impression d’aucune condescendance, d’aucun effort accompli pour se mettre à sa portée. C’est ainsi que je comprends la vulgarisation. Mais j’ignore si j’ai réussi.
Si Jacques Lacarrière cite ce texte avec plaisir, il n'en goûte pas pour autant tous les mots. Ainsi n'aime-t-il pas ce terme de vulgarisation. Évoquant sa collaboration avec Jean Vilar,*** fondateur du Théâtre national populaire (TNP), directeur du Festival d'Avignon, il écrit que "vulgariser est un verbe horrible qui n'eut jamais cours au T.N.P.. On ne vulgarise pas la connaissance, on la partage. [...] Au cours des expériences faites en ces années-là, de 1960 à 1968, je fus sidéré par la maladresse et, très souvent, la prétention de cux qui passent pour des détenteurs de culture. Vilar me le confia un jour, après une conférence que je venais de faire au Verger, "Vous voyez, me dit-il, il n'y a qu'une façon de s'adresser aux autres : c'est de dire le plus simplement qu'on peut ce qui est difficile et non l'inverse, comme le font la plupart des universitaires qui disent de façon compliquée des choses élémentaires, sous prétexte qu'ils s'adressent à un public non lettré !"
J'ai encore quelques petites choses à dire sur ce livre lumineux, mais ce sera pour la prochaine fois.
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Jacques Lacarrière, septembre 1985 |
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* Petite précision, il n'est pas juste de dire "Simone Weil publia" car cet essai parut en 1953 chez Gallimard, dix ans après la mort de Simone Weil.
** Ne voilà-t-il pas un autre exemple de hasard objectif ?
*** C'est Jean Vilar qui demanda à Lacarrière de présenter Antigone et Sophocle au Foyer des travailleurs des usines Renault à Billancourt (un bien bel écho, là encore, à Simone Weil). C'était là sa première conférence en public : "Je me souviens d'avoir eu, ce jour-là, un trac intense. Tout se passa très bien, heureusement, et je sortis de cette rencontre avec le sentiment, la conviction même, qu'Antigone et Sophocle étaient moins que jamais des fantômes littéraires." (p. 90)
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