Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature, et ils la croient suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau ; mais où prendrons-nous un port dans la morale ?
Blaise Pascal (pensée 383)
Je reviens sur Vertiges, l'essai de Jean-Pierre Dupuy, et, plus précisément, sur cette phrase de la quatrième de couverture que je pointai dans le dernier article : "La réflexion se déploie à partir de la notion de « point fixe », commentée de chapitre en chapitre." Le septième chapitre en porte d'ailleurs le titre. Il commence par cette observation : "Borges reproche cruellement à Pascal de reculer de frayeur devant l'infinité de l'espace et du temps", puis par celle-ci, qui m'a d'une certaine manière stupéfié : si l'on prend les "trois géants de la pensée philosophique et mathématique" que sont Descartes, Pascal et Leibniz, eh bien, aucun des trois "ne fait sienne, en plein cœur du XVIIe siècle, la thèse que la Terre tourne autour du Soleil. Cette thèse de l'héliocentrisme a pourtant été établie un siècle plus tôt, en 1530, par l'astronome polonais Nicolas Copernic et formalisée en trois lois mathématiques par l'astronome allemand Johannes Kepler entre 1609 et 1618."
"Comment éclairer, écrit Jean-Pierre Dupuy, cet immense paradoxe" ? Il note que Descartes maintient l'immobilité de la Terre dans ses Principes de la philosophie 1644), que Pascal, dans le fragment célèbre sur les deux infinis, évoque le vaste tour que le Soleil décrit autour de la Terre et juge bon de ne pas discuter l'"opinion" de Copernic, tandis que Leibniz cherche à concilier les contraires, le géocentrisme de Ptolémée et l'héliocentrisme de Copernic. L'explication traditionnelle, c'est l'effet produit par le procès de Galilée (1633) et la mise au bûcher de Giordano Bruno en 1600 - Bruno postulant, au-delà de Copernic, le caractère infini de l'univers. Mais Dupuy préfère, on le devine, cette autre explication, proposée par Michel Serres dans sa thèse de doctorat, publiée en 1968 : "Nos trois philosophes mathématiciens étaient préoccupés par une question autrement fondamentale que celle qui portait sur l'identité du centre de l'univers. Avant de se demander si ce centre était la Terre ou le Soleil, une question vertigineuse préalable était de savoir si l'univers avait un centre ou n'en avait pas. Ce centre présumé, tous l'appelèrent point fixe. Précédant toute révolution copernicienne, le problème était de savoir si un point fixe est possible et s'il existe."
Si l'on tient l'univers pour infini, le problème du point fixe devient une source d'angoisse métaphysique. Kepler repousse ainsi cette idée de l'infini avec des termes déjà lovecraftiens : "Cette pensée porte avec elle je ne sais quelle horreur secrète ; on se trouve errant dans cette immensité à laquelle sont déniés toute limite, tout centre, et, par là même, tout lieu déterminé." Jean-Pierre Dupuy rappelle le commentaire de Michel Serres dans Le Système de Leibniz : "Ici est exprimée, avant les Pensées de Pascal, la grande épouvante métaphysique de l'homme au spectacle d'un monde ouvert et sans limite dans le temps et l'espace, d'un monde privé de centre et de sens, où le destin n'est plus qu'errance, et l'homme ce voyageur égaré qui a perdu pour jamais son lieu et sa maison."
"Où le destin n'est plus qu'errance" : ces mots sont soulignés par Jean-Pierre Dupuy, qui ajoute écrire ces lignes au cœur de la Silicon Valley, affirmant "renvoyer jeunes et moins jeunes lecteurs au film d'Alfonso Cuarón Gravity pour apprécier ce que Hollywood a su faire de cette angoisse".
Et il poursuit ainsi : "Si l'univers est infini, il est comme une sphère "dont le centre est partout et la circonférence nulle part " : cette phrase, qui évoque immédiatement Pascal, mais aussi Leibniz, se trouve déjà chez Giordano Bruno. "La sphère infinie n'a pas véritablement un centre, bien plus, elle est partout centre, écrit celui-ci, elle n'a pas de périphérie." [...] Dans cet espace sans point plus singulier que n'importe quel autre, peu importe que la terre tourne autour du Soleil, ou le Soleil autour de la Terre. La querelle de l'héliocentrisme perd tout son sens. Ce monde privé de point fixe, Pascal avoue, dans une phrase immortelle, qu'il lui fait peur : "Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie."
Michel Serres est mort le 1er juin 2019, à 88 ans. Il est singulier que le dernier texte qu'il a adressé à la presse, pour Philosophie magazine, à la mi-mai 2019, traitait de Pascal et de Leibniz (il prit place dans le hors-série Blaise Pascal, L'homme face à l'infini), et reprenait en quelque sorte les thèmes sur lesquels il avait ouvert son œuvre en 1968 :
Pour comprendre la nature des liens qui unissent Pascal et Leibniz, il faut en préambule se demander ce qu’il y a de commun entre le Pascal mathématicien et physicien et le Pascal philosophe et théologien. Le fameux texte, si souvent mal compris, sur les deux infinis montre, me semble-t-il, qu’il s’agit de la recherche du point fixe. Dans l’espace comme sur une droite, nous sommes incapables de déterminer un point central, un point de référence. Ce constat théorique se traduit, pratiquement, dans la vision pascalienne de l’astronomie. Les historiens des sciences ont souvent dit que Pascal, comme Leibniz d’ailleurs, n’avait pas accepté la révolution copernicienne de l’héliocentrisme parce qu’il avait peur de l’Église. C’est absurde ! En réalité, si Pascal pense que l’hypothèse héliocentrique est indécidable, c’est parce qu’il constate l’impossibilité de déterminer un centre dans l’Univers.
Si vous lisez les Pensées avec cette question du point fixe en tête, vous constaterez qu’elle est omniprésente. Seul un repère absolu subsiste : Jésus-Christ, point d’ancrage du balancement constant entre l’élévation et l’abaissement, du « renversement continuel du pour au contre », qui oriente le temps vers une fin, le retour du Christ, et donne donc un sens à l’histoire, conçue comme accomplissement de la vérité du christianisme. Voilà pour le point de référence temporel.
En revanche, dans l’espace, désacralisé et vide, d’un Dieu absent, le point de référence ne peut être que relatif : tout est question de point de vue individuel – notion qui commence à se développer à l’époque, dans le sillage des études de perspective. Et c’est là où convergent Pascal et Leibniz : tous deux sont d’abord des penseurs du décentrement et de l’infinitude. [...] (C'est moi qui souligne)
Il se trouve que Jean-Pierre Dupuy est l'auteur d'un article dans ce hors-série, intitulé La possibilité du pire, dont l'essentiel est repris dans le sixième chapitre de Vertiges, Erwartung. Le pari pascalien est au cœur du propos. On y retrouve Borges, dont Dupuy redit qu'il était très sévère avec Pascal, le dépeignant comme un "poète perdu dans le temps et dans l'espace", comme "un théologien [...] égaré dans l'univers copernicien de Kepler et de Bruno" : "Il se moque du vertige qu'il ressent devant l'infini." Mais il écrit aussi qu'il croit "avoir trouvé la raison de cette méchanceté gratuite et de cet aveuglement incompréhensible."
Une raison que nous examinerons au prochain épisode.
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