Petite pause dans l'investigation pascalienne. Je voudrais évoquer deux livres lus récemment, que j'ai beaucoup aimés, qui n'ont a priori peu de choses à voir, mais qui se sont rejoints l'espace d'un instant au cours de ma lecture.
Le premier m'a été prêté par le Doc. Un article de Gilles Heuré dans Télérama m'avait donné envie de le découvrir, et cela tombait bien, mon vieux camarade baxtérien m'avait devancé, sans que nous nous soyons concertés. Je profitai de la résidence théâtrale à La Châtre autour des Dialogues avec Leuco pour lui emprunter le volume : Dans une bourgade paisible de France, de Mikhaïl Ossorguine, traduit du russe par Claire Delaunay, dans la collection "Poustiaki", chez Verdier. Ossorguine (1878 -1942), écrivain russe exilé en France depuis 1922, fuit Paris en 1940 pour se réfugier avec son épouse (Tatiana, née Bakounine (1904-1995), petite-nièce de l'anarchiste Mikhaïl Bakounine) dans une petite colonie russe établie à Chabris, dans l'Indre, sur la rive gauche du Cher. Chabris (jamais nommée dans le livre) est cette bourgade paisible*, située sur la ligne de démarcation, où la vie quotidienne continue tant bien que mal malgré les bouleversements colossaux provoqués par l'Occupation.
Ossorguine a connu la prison par deux fois, sous le régime tsariste et sous le régime bolchevik (il est expulsé de Russie à peine revenu de dix ans d'exil en Italie), et les nazis n'ont pas plus de sympathie pour lui : quand il retourne à Paris après plusieurs mois passés à Chabris, c'est pour y découvrir que son appartement a été mis sous scellés, et qu'il a tout perdu : "mes papiers confisqués, mes archives, lettres, manuscrits, tous mes livres emportés, tout ce qui m'était cher sans présenter le moindre intérêt pour des inconnus, et encore moins pour les pillards venus à trois reprises en véhicule militaire." (p. 108) Lui et sa femme ne s'attardent pas à Paris, où ils craignent une arrestation, et rejoignent non sans angoisse, après d'interminables heures d'attente dans les gares, le petit village berrichon où il est encore possible de survivre.
Dans ce village, rien ne l'émeut autant que le travail des paysans, lui qu'un prix littéraire décerné en Amérique avait permis l'acquisition à Sainte-Geneviève-des-Bois d'une parcelle de terrain qu'il transforma en potager. « Des années durant, écrit Leonid Livak, Ossorguine partagea ses activités agricoles avec ses compatriotes exilés à travers une série de vignettes publiées par la presse russe à Paris. La description minutieuse des plantations et des soins dispensés aux végétaux s’y mêle à la réflexion de l’auteur déraciné sur sa place dans le monde moderne ».
C'est ici, sur cette importance accordée au jardin, que se tissa une complicité d'esprit avec La Chair du monde, le livre d'entretiens avec Jean-Marc Rochette que j'ai évoqué dans Au milieu du chemin de notre vie. Vivant maintenant dans une vallée reculée du massif des Ecrins, le dessinateur a développé aussi un enthousiame profond pour le jardin qu'il y entretient avec sa femme : "Si vous avez un terrain, si vous cultivez votre jardin en suivant les préceptes du sol vivant, alors vous n'allez jamais mourir de faim. C'est un véritable projet politique ! Il est factuel et tangible." (p. 47) Plus loin, à une question d'Adrien Rivierre sur la pensée animiste telle que décrite par l'anthropologue Philippe Descola, Rochette répond ceci :
Cela me fait penser au fumier que je suis en train de répandre dans mon jardin. Il est essentiel car il permet d'enrichir la terre. Et quand tu commences à l'étaler, tu vois apparaître des centaines de vers de terre. Tu vois la vie. A chaque pelletée, je sais , au plus profond de moi, que les vers qui y sont présents sont la base de la continuité de l'esprit que Descola mentionne. Ces vers de terre sont aussi admirables et brillants que n'importe laquelle des civilisations humaines ! Et je ne rigole pas en disant cela. D'où vient la richesse des Pays-Bas des XVIe et XVIIe siècles, celle qui a permis à Rembrandt ou Spinoza d'exprimer leur génie ? De leur prospérité agricole. C'est une révolution agricole alimentée au fumier ! Pour comprendre la marche du monde, il faut d'abord être en admiration devant un tas de fumier, c'est la base du reste." (p. 67-68)
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Rembrandt, Autoportrait avec béret et col droit (1659, National Gallery of Art, Washington, D.C.). « Je trouve des rubis et des émeraudes dans un tas de fumier » |
C'est ce passage précis qui m'apparut soudain en résonance avec une section du livre d'Ossorguine, une page et demie tout à fait représentative du livre en son entier. Il commence par ces mots : "Imaginez un homme simple de la campagne qui lit le journal. Ses doigts manient la lourde houe avec plus de facilité que les feuilles de papier, son cerveau n'est pas adapté pour la pensée retorse et la lecture entre les lignes." Il le décrit ensuite commençant par la chronique militaire : "Berlin fait savoir" que ses raids aériens ont été désastreux pour les Anglais, tandis que ceux-ci ont été repoussés et qu'ils n'ont pu larguer "que quelques bombes sur un champ dégagé, tuant une vache et un lapin". Londres, de son côté, rapporte une nuit calme et un raid réussi sur Berlin : "Tous les avions sont retournés à leur base, et douze avions ennemis ont été abattus." Bref, on voit que les fake news ne datent pas d'hier. Ossorguine donne ensuite avec une douce ironie deux autres exemples de nouvelles contradictoires, qui laissent son lecteur en plein doute : "Après une pause, il passe aux informations diplomatiques et se demande à nouveau comment il se fait que tout diplomate d'un côté ou de l'autre, où qu'il aille, rencontre l'attitude la plus cordiale et le plein accord avec ses propositions, alors que son adversaire se heurte partout à une attitude aigre et une réponse évasive."
Et il termine par ce paragraphe : "Le lecteur a la tête sur le point d'exploser, et il part l'aérer : il laboure, herse, bêche, répand le fumier, sème. Et ici au moins, tout est vrai et sans tromperie, et chaque heure de labeur portera ses fruits dans une égale mesure, pour lui comme pour son voisin, ami ou ennemi." (p. 222-223)
Mikhaïl Ossorguine ne reverra jamais Paris et son jardin de Sainte-Geneviève-des-Bois : il décède à Chabris en 1942, victime d'une crise cardiaque. Et c'est dans le petit cimetière du village qu'il repose. "Tombe difficile à localiser, écrit Bertrand Beyern, (la gravure du nom est masquée par un rosier) : emprunter la troisième travée à gauche, après la croix centrale." Jeanne Tesson, pour La Nouvelle République, écrit moins rudement : "Une fois au cimetière de Chabris (Indre), il faut passer la fontaine, puis prendre la troisième travée sur la gauche, dans le carré des Lys. En regardant vers l’ouest, on tombe rapidement sur une tombe blanche, presque intégralement recouverte de fleurs sauvages. Sur la pierre tombale grimpe un rosier. Pas encore fleuri en ce début de printemps, il laisse apparaître les inscriptions en cyrillique qui rendent hommage à Mikhaïl Ossorguine, écrivain et journaliste russe mort en 1942, à Chabris où il était alors réfugié."
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* Leonid Livak, dans sa présentation du livre, signale que ce titre est une allusion à l'incipit de Don Quichotte : "Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n'y a pas longtemps, un hidalgo..." Ossorguine se désignait lui-même comme le "Don Quichotte du potager".
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