"Ailleurs, Ali Cherri ajoute un corps d’argile à une tête de lion du XVIe siècle, donnant forme à un sphinx. Ses aquarelles de fruits pourrissant – Bitter Fruits Series (2024) – font écho à une Adoration des mages du XVIIe siècle craquelée par le temps."
Ce passage de la newsletter de Cédric Enjalbert mérite qu'on s'y attarde un instant. J'ai cherché à en savoir plus sur cette Adoration des Mages, et je n'ai pu trouver mieux qu'un article de La Marseillaise du 8 juin dernier, qui chronique l'exposition d'Ali Cherri au MAC de Marseille : "À quoi s’ajoute une prise autrement émouvante, les navrantes craquelures
et les défauts vraisemblablement impossibles à restaurer d’une toile du
XVIIe, l’apparition d’une Adoration des Mages de Nicolas Labbé, autrefois présente dans l’église des Jésuites qui fut détruite pendant les chantiers de la rue Impériale." Je n'ai pas réussi à trouver sur le net une représentation du tableau.
Si cet extrait a retenu mon attention, c'est tout simplement qu'une autre Adoration des Mages, bien plus célèbre, est au cœur du Sacrifice, le film d'Andrei Tarkovski qui m'occupe à nouveau depuis quelques jours. Revenons à ce photogramme du film montré dans mon article précédent, où l'on voir Petit Garçon couché au pied de l'arbre sec.

Dans
"Écriture et silence dans Le Sacrifice de Tarkovski", Patrick Werly écrit : "
Et cet enfant couché sous l’arbre, cette incarnation nouvelle du cri lointain dans le proche, renvoie bien évidemment à L’Adoration des Mages
, à ce tableau à la fois beau et terrible de Léonard qui traverse de bout en bout le film27." En effet, le film s'ouvre dès le générique sur un détail du tableau, avant de procéder à un travelling ascendant. La note 27 précise : "
Il faut ajouter que ce tableau est construit à partir de l’axe d’un
arbre, l’arbre de vie sous lequel est adoré le nouvel Adam. Or, les
branches de l’arbre « japonais » du film se confondent avec celui de
Léonard, d’abord par un raccord entre deux plans, après le générique du
début, ensuite par un jeu de reflets, lorsqu’un plan montre le tableau
sous la vitre de son cadre, dans laquelle se reflètent de vrais arbres,
ceux qui sont devant le balcon de la chambre d’Alexandre, grâce à un
travail extrêmement précis du directeur de la photographie Sven Nykvist.[...]"
 |
Léonard de Vinci, L'Adoration des Mages, 1481, peinture inachevée |
L'autre jour, dans ma recherche un peu désordonnée sur l’œuvre de Tarkovski, je suis tombé sur un article de la philosophe
Marie-José Mondzain, paru en 2016 dans la revue
Les Lettres de la SPF, n°36,
Andreï Tarkovski : incarner à l’écran. Dès le premier paragraphe, on y retrouve la thématique du
silence exploré par Patrick Werly : "(...)
quand je cherche où sont les philosophes chez Tarkovski, je ne les
trouve pas dans des figures de l’éloquence ou de la théorie, bien au
contraire, là ils ne sont qu’impuissance et vertige. Les philosophes, je
les trouve dans les corps d’enfants, dans la voix du vent et des orages
ou l’apparition d’un chien. Ce sont eux qui adressent aux
professionnels du discours ou de l’écriture des signes à la fois tendres
et violents concernant l’incarnation du sens dans le corps du monde.
Ces signes manifestent cette présence du sens dans les figures d’un
suspens des mots, comme si l’avènement du verbe s’opérait en silence.
Alors surgit comme un éclat de lumière indéchiffrable la parole
poétique." J'aime qu'elle dise un peu plus loin que "
Tarkovski n’impose jamais le message d’un catéchisme univoque." Malgré l'abondance de symboles religieux ou autres. Elle affirme encore que "
Le cinéma de Tarkovski n’est ni religieux ni sacralisant, c’est un
cinéma « anthropogène ». On y fabrique de l’homme à l’image de
l’humanité."
Je ne peux ici, sans le mutiler, rendre compte avec justice de cet article dense et difficile, et je me contenterai d'y prélever quelques passages qui me paraissent résonner avec ce qu'écrit par ailleurs Patrick Werly, ainsi de cette récurrence de la chute : "
Sur le chemin sinueux, Alexandre tombe entre deux flaques d’eau, juste
après qu’a résonné une corne de brume. Après sa chute, il entend l’appel
des bergers et renonce à sa visite, en faisant demi-tour. Puis il
entend à nouveau le chant, hésite et se retourne une dernière fois pour
poursuivre dans sa première direction. Cette chute fait bien sûr écho à
celle d’Otto dans le salon l’après-midi et à d’autres chutes ou heurts
dans le film ; elle est aussi probablement une allusion à la chute de
Paul sur le chemin de Damas. L’appel des bergers dans cette scène marque
la distance parcourue par Alexandre dans l’histoire : celui qui
n’entendait pas entend désormais et accepte de répondre à l’appel24." Cette note 24 renvoie une fois de plus au tableau de Léonard : "
Et il est probable que l’appel des bergers est aussi en relation avec L’Adoration des Mages
,
le tableau de Léonard qui joue un rôle si important dans le film. On
sait qu’à l’adoration des mages dans l’Évangile de Mathieu (2, 1-12)
correspond dans celui de Luc l’adoration des bergers (Luc, 2, 8-21).
Mages comme bergers voient les signes qui annoncent la naissance de
Jésus, l’entrée de l’humanité dans une autre ère."
La première chute du film c'est celle d'Otto le facteur, dont Petit Garçon a attaché le vélo pendant qu'il discourait de l'Eternel Retour de Nietzsche. J'ai montré dans un
article de 2017 qu'il y avait là, étonnamment, une citation humoristique au
Jour de fête de
Jacques Tati :
Je me cite : "C'est un gag ! Un gag chez Tarkovski ! Mais il n'est pas de son fait, il
est clairement emprunté. Et vous l'avez peut-être deviné, c'est chez
Tati qu'il l'a trouvé. Le Tati du facteur François de Sainte-Sévère, le
Tati de Jour de fête. Avez-vous entendu le "Au revoir" d'Otto à
la fin de la séquence ? Si non, réécoutez. Toute la séquence est presque
contenue entre le Bonjour et l'Au revoir adressés à Petit Garçon,
acteur muet mais actif qui, avec son lasso, fait une blague au facteur,
lequel, beau joueur, ne s'en offusque pas, et singe même François en
colère."
Marie-José Mondzain écrit de son côté : "Le mouvement, la circulation des signes visuels et sonores, institue
malgré tout un espace, même si sa géométrie est fragile et instable. Cet
espace est celui de l’image sur l’écran, espace ténu, cassable,
fracassable, une sorte de sol sismique où chacun a du mal à se tenir
debout. On y marche en zigzagant, courbé, boitant, heurtant les choses,
on tombe, on y dessine des trajectoires dans toutes les directions de
l’espace, des espace de maladresses insignes, de flottement fugitif,
qu’il soit aérien ou aquatique, il est fait de déséquilibres, de chutes
et de naufrages aussi bien que d’envol. [...] Sur cette trajectoire itinérante du désir insatiable, la figure de
l’exil et celle du voyageur sont indissociables de celle de
l’hospitalité. Car les films de Tarkovski sont construits comme une
terre d’accueil de l’humanité entière, alors que lui-même n’a connu que
l’exil partout, je dis bien partout, car la maison natale comme le giron
maternel, la terre des racines ne sont que les fleurs de la mémoire,
des nostalgies inhérentes à l’itinérance de toute vie. Rien de plus
hébraïque dans la fidélité à l’exil et l’invisibilité, rien de plus
hébraïque que cet hommage ininterrompu des gestes à l’hospitalité."
 |
Andreï Roublev, L' Icône de la Trinité, entre 1422 et 1427 ou Les trois anges à Mambré, tempera sur panneau de bois, 150 × 100 cm, Moscou, Galerie Tretiakov |
"Comme on sait, écrit encore Marie-José Mondzain,
la fameuse icône de Roublev intitulée Trinité est d’abord une icône de l’Hospitalité d’Abraham." "Comme on sait" est un peu optimiste... Je me permets de préciser quelque peu : l'icône illustre un passage de la Genèse (Gn 18) où l'Éternel vient annoncer à Abraham et Sarah qu'ils auront un fils, malgré leur âge avancé.
Louis Réau résume l’histoire comme ceci : "
L'Éternel apparut à Abraham au chêne de Mambré.
Comme il était assis à l'entrée de sa tente pendant la chaleur du jour,
il leva les yeux et aperçut trois hommes debout devant lui. Il les pria
de s'arrêter et de se reposer sous l'arbre. Il leur fit servir trois
gâteaux de fleurs de farine avec du beurre et du lait et le jeune veau
qu'il avait apprêté. Et lui se tenait debout devant eux sous l'arbre et
ils mangèrent."
La notice
Wikipedia nous dit encore :
La tradition byzantine représentait la Trinité sous la forme symbolique de trois anges reçus à la table d'Abraham, appelée Philoxénie d'Abraham.
Roublev fait abstraction de la figure d'Abraham et celle de son épouse Sarah, réduit le symbole aux trois anges pèlerins tenant un long sceptre (mêrilo) entre leurs doigts, assis en croix autour d'une table, sur laquelle est posée une coupe. Leur tête est auréolée d'un nimbe
d'or. Leurs grandes ailes font songer à des oiseaux posés un instant
avant de reprendre leur envol. Les trois anges se ressemblent car ils
symbolisent la Trinité, la triple incarnation du Dieu unique. La forme
de leurs yeux en amande leur donne une expression mystérieuse. Le
paysage participe à ce mystère : le tronc noueux du chêne, le rocher en
surplomb qui s'incline au même rythme que les anges. Pour exprimer
l'unité existant entre les trois anges Roublev compose son icône dans un
cercle dont la circonférence passe par le milieu de chacune des nimbes
et dont le centre est la main gauche du personnage central.
Remarquons que le chêne de Mambré, où se déroule l'apparition, est dans la même position axiale que l'arbre de L'Adoration des Mages. Il est encore plus visible dans l'icône de la Trinité Zyrianskaïa de Saint Etienne de Perm, peinte entre 1379 et 1400.
Marie-José Mondzain pense que chez Tarkovski la Trinité renvoie à l'errance et à l'hospitalité. C'est aussi le sens même de l'icône :
Être nulle part, ne rien posséder, et tout donner : voilà ce
qu’annoncent les trois visiteurs de l’icône de Roublev dans laquelle il y
a en réalité six personnes : trois sont visibles, elles sont les trois
messagers du monde invisible, trois anges qui s’arrêtent et partagent
l’offre d’un repas, mais ce repas est servi par deux hôtes qui furent
réels, invisibles dans l’icône, et qui apprennent de leurs étranges
visiteurs qu’ils vont être les géniteurs d’un enfant tardif, Isaac. Donc
une famille humaine, un père, une mère et un enfant, triangle hors
champ de l’annonce. Il y a là, sous nos yeux, les figures de leur
accueil, figure trinitaire de l’annonce, ils sont venus à trois pour
parler. Voilà ce que fait le cinéma, il se charge non pas de faire voir
le visible, mais de rendre visible l’invisibilité de toutes les
inclusions trinitaires qui soutiennent l’image dans son hors-champ. La
médiation des voix qui annoncent institue la triangulation infinie
qu’exige tout effet de sens. Comme dans la rencontre d’Emmaüs, il faut
être trois pour partager la table du sens. La puissance du tiers est
aussi celle de la parole entre ce que chacun voit et ce que tous doivent
entendre.
Et elle revient ensuite sur Léonard :
Venir à trois pour témoigner d’un espoir : voilà ce que Léonard a voulu faire dans L’Adoration des mages mais à la fête anniversaire du Sacrifice, l’un des trois hommes, pas le
médecin ni l’écrivain, Otto, le porteur de nouvelle, le messager, dit
que Léonard lui fait peur. Il préfère Fra Angelico dont l’annonce est
habitée par la parole. Il est plus facile de passer de Roublev à Fra
Angelico qu’à Léonard. Tarkovski nous signale que ça ne parle peut-être
plus autant qu’il le faudrait dans Vinci car il y a trop de théorie,
trop de fantasme ? N’est-ce pas la même chose d’ailleurs ? La Trinité
est la structure même du geste cinématographique. L’image incarne
l’espace de toutes les médiations.
Ann
Annonciation, Fra Angelico, 1426.Comment maintenant ne pas penser aussi à Trinity, l'essai de bombe atomique du 16 juillet 1945 ? Pourquoi avoir donné ce nom-là à cette expérience porteuse de mort ? La paternité en reviendrait à Robert Oppenheimer, en référence à un poème de John Donne sur la Trinité. Je dis bien "reviendrait" car selon Wikipedia "l'origine exacte du nom de code « Trinity » est inconnue mais elle est souvent attribuée à Oppenheimer en référence à un poème de l'auteur anglais John Donne.
En 1962, Groves lui écrivit à ce sujet en lui demandant s'il l'avait
choisi pour ne pas attirer l'attention car nombre de rivières et de
montagnes de l'Ouest américain portent le même nom. Il reçut la réponse suivante :
- Je l'ai suggéré mais pas pour cette raison… Le pourquoi du nom
n'est pas clair mais je sais quelles pensées j'avais à l'esprit. Il y a
un poème de John Donne, écrit juste avant sa mort, que je connais et
j'apprécie. En voici un extrait :
« As West and East
In all flatt Maps — and I am one — are one
So death doth touch the Resurrection[12]. »
« Comme l'Ouest et l'Est
Sur tous les planisphères — et je suis humain — ne font qu'un
Ainsi la mort touche la Résurrection. »
- Cela ne fait pas une Trinité mais dans un autre, un poème religieux plus connu, Donne commence par :
« Batter my heart, three person'd God[13],[14]
« Bats mon cœur, Dieu de Trinité .»
Tout ceci est loin d'être clair. En tout cas, on peut observer que cette propension à nimber une entreprise de destruction d'un symbolisme religieux était ici aussi à l’œuvre, bien avant le Rising Lion de Nethanyahou.
Signalons aussi que l'icône de Roublev, qui était exposée à la galerie Tretiakov depuis 1929 a été donnée en 2022 par Vladimir Poutine à l'église orthodoxe russe. Elle est maintenant exposée à la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou avant d'être placée au sein de
la cathédrale de la Trinité de Serguiev Possad, le "Vatican" orthodoxe
russe près de la capitale. Le patriarche orthodoxe russe Kirill ayant apporté son soutien à l'offensive russe contre l'Ukraine, cela vaut bien une petite reconnaissance.
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