Balises

lundi 15 décembre 2025

Démence à l'échelle de la matière

  "Dans l'"Évangile selon les Égyptiens", Jésus proclame : "Les hommes seront les victimes de la mort tant que les femmes enfanteront." Et il précise : "Je suis venu détruire les œuvres de la femme."
    Quand on fréquente les vérités extrêmes des gnostiques, on aimerait aller, si possible, encore plus loin, dire quelque chose de jamais dit, qui pétrifie ou pulvérise l'histoire, quelque chose qui relève d'un néronisme cosmique, d'une démence à l'échelle de la matière." 

Cioran, De l'inconvénient d'être né, Folio/Essais, 1973, p. 143. 

Dans la seconde partie de son essai, A l'assaut du réel, Gérald Bronner fait l'inventaire de ceux qu'ils nomme les assaillants, autrement dit les assaillants du réel. En premier lieu, il y a ceux qui cherchent à l'esquiver, ce fameux réel, et l'exemple qui vient en tête est celui des hikikomori, ces Japonais qui restent cloîtrés chez eux, et dont le nombre est estimé aujourd’hui à un million d'individus, dont plus d'un tiers serait claquemuré au domicile depuis au moins sept ans. Le phénomène n'est plus lié au seul Japon, mais c'est encore le seul pays où il est officiellement reconnu. Bronner écrit que les hikikomori "sont au croisement d'une éducation qui a été permissive et aimante - où ils ont été parfois des enfants rois, voire des tyrans, à tout le moins gâtés et choyés - et un environnement anxiogène où la pression sociale, notamment sur la scolarité, est immense. Cette claustration est une expression étrange de la pensée désirante lorsqu'elle reflue. De ce point de vue, les hikikomori sont à l'avant-garde des tourments de notre temps." (p. 174)

Plutôt que d'esquiver le réel, il serait possible de s'en évader, c'est ce que proposent les shifters. Il s'agit de quitter la CR (current reality) pour rejoindre la DR (desired reality), par la méthode du rêve dirigé lucide. Cette réalité parallèle pouvant être par exemple l'univers de Star Wars, des super-héros de la galaxie Marvel, ou de la saga d'Harry Potter. Certains shifters se déclarent "convaincus que la réalité désirée vers laquelle ils se déplacent est tout aussi réelle que leur réalité actuelle". Quelques-uns invoquant les multivers de l'astrophysique, tels des petits Michel Onfray. "Mais, poursuit Gérald Bronner, il y a plus grave : les communautés, certes marginales mais existantes, du respawning (réapparition). Ce sont quelques milliers de "métamorphes" (nom que se donnent parfois les shifters qui croient à la réalité de leur métamorphose dans d'autres mondes) qui aspirent à habiter de façon permanente dans la réalité désirée. Pourquoi revenir dans ce monde froid et décevant alors que d'autres univers tout aussi réels et satisfaisants nous tendent les bras ?" (p. 184-185)

 

Le sociologue enchaîne avec le Meta de Mark Zuckerberg, qui fut l'objet d'un emballement médiatique et économique au début des années 2020. Durant l'été 2022, il confesse avoir lui-même commencé à explorer le métavers (un terme créé en 1992 par Neal Stephenson dans son roman Snow Crash) : "Ayant fait l'acquisition d'un casque de réalité virtuelle, je partageais la croyance que ce monde alternatif pouvait modifier notre façon de vivre."(p. 188). L'affaire fut en réalité un flop retentissant. "Le cabinet de conseil américain Gartner prédisait même qu'en 2026, 25% de la population passerait au minimum une heure par jour dans le métavers : un exemple parmi d'autres  que les experts peuvent se fourvoyer." Et Bronner a l'honnêteté d'ajouter : "Je ne leur jetterai pas la pierre car, s'il n'est pas certain que j'aie vraiment pris ce risque au sérieux (...) je ne peux nier que je me suis laissé embarquer par l'ambiance générale qui prophétisait la survenue d'un événement majeur." (p. 189)

Cependant il affirme un peu plus loin que la réalité virtuelle n'a pas dit son dernier mot, observant fort justement que les écrans et leurs "propositions récréatives" ont déjà aspiré une bonne part de notre capital attentionnel. 

Autre stratégie des assaillants du réel : croiser les flux entre réel et imaginaire en inventant une fiction qui double le réel. Si Bronner concède que la fiction est indispensable au bon fonctionnement de notre cerveau, qu'elle joue un rôle aussi crucial pour nous que l'eau pour le poisson, il s'acharne ensuite à pointer des croisements qu'il qualifie "d'étonnants et inquiétants aboutissant à un mariage entre réalité et fiction". Ainsi cite-t-il le cas d'Akihiko Kondô qui se marie pour deux millions de yens le 4 novembre 2018 à Miku Hatsune, qui n'est autre qu'une poupée de chiffon de chiffon à voix synthétique. L'événement fait l'objet de l'attention de la presse partout dans le monde. Bronner parle de fictosexualité, liant des êtres réels à des personnages imaginaires ou non-humains. Ce type de relations a inspiré au cinéma Her, le film de Spike Jonze, où Theodore Twombly (Joaquin Phoenix), écrivain public encore sous le coup de sa rupture avec son épouse Catherine (Rooney Mara), tombe amoureux d'une IA prénommée Samantha, dont la voix est celle de Scarlett Johansson.

 

Si le film évite le happy end, il ne se finit pas en drame, comme dans la vraie vie : Bronner cite ce jeune père de famille belge, ravagé par l'éco-anxiété, qui entame un échange avec un robot conversationnel, prénommé Eliza, dont il tombe lui aussi amoureux, mais qui l’entraine au suicide six semaines plus tard. Histoire glaçante, dit Bronner, puis il nous propose ensuite encore pire avec les creepypasta, légendes urbaines qui se diffusent dans l'univers numérique et dont l'une d'elles, Slender Man, a conduit deux jeunes filles de 12 ans à poignardé l'une de leurs amies de dix-neuf coups de couteau.

Tout ceci donne de bonnes histoires à savourer dans la quiétude de son canapé, mais ne peut-on pas douter qu'il s'agisse là de tendances fortes de notre société ? Ces faits divers certes frappants restent exceptionnels, et rien ne laisse penser qu'ils vont se multiplier (la tentative de meurtre des deux filles du Wisconsin en 2014 est resté un phénomène isolé).

Passons à la page 255, avec la section "Corrompre le réel". Bronner entend par là que nos contemporains choisissent des positions d'observation d'où ils ne voient qu'une partie du monde, celle qui leur convient : "Être indifférent au réel ? Non : plutôt se ménager une fenêtre pour le regarder sous l'angle que l'on désire. Ce n'est pas croire ce que l'on voit mais voir ce que l'on croit."(p. 258) Il pointe une dérégulation du marché cognitif, la prolifération de la mésinformation, montrant avec raison que si la connaissance est plus disponible que jamais sur Internet, c'est aussi le cas des modèles fantaisistes prétendant décrire le monde. Et dans la concurrence "entre tous les modèles interprétant le réel, ceux qui le corrompent partent de bien des façons avec un avantage concurrentiel." (p. 270) Par exemple, en générant ce que Bronner propose d'appeler des mille-feuilles argumentatifs : "accumulations de pseudo-preuves, qui peuvent être logiquement incompatibles les unes avec les autres mais qui, par la somme qu'elles constituent, insinuent dans l'esprit de certains que "tout ne peut pas être faux", qu'"il n'y a pas de fumée sans feu."(p. 274) Intimidation intellectuelle renforcée par la loi dite de Brandolini, selon laquelle "la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des sottises [...] est supérieure en ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire." Tout ceci risquant de conduire à un scepticisme qu'il qualifie d'opportuniste, où tout individu pourra décider librement de manifester du scepticisme à l'égard d'informations qui ne lui plaisent pas. Ce qui conduit Bronner à évoquer la stratégie suivante : ductiliser le réel.

Il faudrait à ce stade entrer plus avant dans le détail (Bronner se livre par exemple à une attaque de Bruno Latour qui me semble très partiale et mal étayée), mais cela m'éloignerait du cœur de mon propos. Filons donc à cette section, page 337, qu'il nomme Bouquet final. Il y procède à une critique radicale du mouvement situationniste de Guy Debord, groupe aux idées souvent mal comprises, écrit-il, ajoutant benoîtement qu'il faut dire que les textes "relèvent parfois du galimatias ampoulé". Il résume le mouvement en affirmant qu'il prône "la mise à bas du système tout entier qui nous empêche de bien jouir." Le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, paru en 1967, exalterait un refus des contraintes "qu'il synthétise dans une formule qui aurait pu servir de titre à notre propre livre : "la subjectivité radicale", c'est-à-dire l'affirmation par l'individu de tous ses désirs pour qu'enfin le monde advienne comme il aurait dû être."(p. 338)

 

Le situationnisme expédié en quelques lignes, Bronner donne ensuite des exemples contemporains de cette subjectivité radicale. Ainsi évoque-t-il les thérians, ces personnes "qui s'identifient d'une manière non physique comme non-humains ou pas entièrement humains, et plus précisément comme des animaux existant ou ayant existé sur Terre", à travers le cas de Toru Ueda, cet ingénieur résidant à Tokyo, qui se sent loup au plus profond de soi, u celui de Toco, youtuber japonais (décidément, il faut croire que le Japon est la matrice de la pensée désirante...), qui veut devenir un colley, la race de chien qu'il préfère.

Et puis il y a les furries (de fur, fourrure), qui aiment à incarner un animal imaginaire. Emile Rateland, Néerlandais de 69 ans, qui demande à la justice un changement de date d'anniversaire parce qu'il se sent vingt ans plus jeune. Jorund Viktoria Alme, Norvégien de 53 ans, qui s'identifie comme femme handicapée. Rachel Dolezal, connue aussi sous le nom de Nkechi Amare Diallo,  femme américaine blanche célèbre pour s'être fait passer pendant des années pour une femme noire, et qui s'identifie comme telle. Et enfin l'influenceur britannique Oli London qui a subi une vingtaine d'opérations pour devenir coréen, femme transgenre, avant de d'annoncer en 2022 qu'il détransitionne et adhère dès lors au Mouvement anti-genre (puis se convertit au catholicisme pour faire bonne figure).

C'est sur ce personnage riche en volte-faces que s'achève la partie sur les assaillants. Il reste à Bronner dans le dernière partie de l'essai à évoquer Raymond Kurtzweil et le transhumanisme, qui prétend tuer la mort. Mais il y a donc selon lui plus fort encore, et c'est le gnosticisme, dont la découverte des codex de Nag Hammadi a profondément approfondi la connaissance. Les gnostiques, écrit-il, n'y sont pas allés de main morte : "Allons directement à ce qui est essentiel à notre sujet : pour eux, le réel est tout entier mensonger. Il a été produit par un être que les gnostiques nomment "le démiurge" et qui a construit cette illusion maléfique qui ne nous permet pas de connaître le vrai Dieu. L'ensemble des croyants  de la nouvelle religion s'égarent pour ceux que l'on appelle aussi les "sans-roi" : ils vénèrent le mauvais Dieu !""(p. 387) 

Sur le mot "sans-roi", il y a un appel de note, qui renvoie à Thiellement, 2017. Il se trouve que j'ai lu ce livre à sa sortie. Il s'agit de La victoire des Sans Roi, de Pacôme Thiellement, sous-titré Révolution gnostique, paru aux Puf (la même maison d'édition que Bronner). J'y ai d'ailleurs consacré un article.

 


La perspective adoptée par Pacôme Thiellement est radicalement opposée à celle de Bronner. Si celui-ci voit dans le gnosticisme "la figure terminale de la pensée désirante", Thiellement y voit tout au contraire un recours et un espoir. 

Bronner affirme que l'objectif des Sans Roi est tout simplement d'anéantir la réalité. En ce sens, il nous donne à penser que nous sommes ici en présence du plus grand danger qui soit. Mais où sont les gnostiques d'aujourd'hui qui nous menaceraient ? Bronner n'en cite aucun et pour cause : les Sans Roi dont Pacôme Thiellement se fait le héraut ne constituent aucun parti, aucune communauté susceptible de nuire à la société. C'est même inverser les leçons de l'histoire que de suggérer une telle vision. Car que sont devenus les gnostiques de l'Empire romain ? Ils ont été vilipendés, ridiculisés, persécutés par l’Église catholique, ce que Bronner ne peut que reconnaître, écrivant qu'elle "a réagi comme elle le fit souvent en pareil cas : déclencher les flammes de l'Enfer et brûler l'intégralité des textes de ce courant hérétique."(p. 387) Ce n'est pas la réalité qui a été anéantie, mais bien les gnostiques eux-mêmes, dont le peu que l'on savait avant Nag Hammadi ne nous parvenait que de leurs détracteurs.


samedi 13 décembre 2025

A l'assaut du réel

Ce qu'on appelle le jour
Est une nuit
De plus en plus sombre,
Un gouffre sous le pas.
Même le visage 
Se confond avec la nuit

Alain Veinstein, Voix seule, Seuil, 2011. 

Contrairement à La maison vide, j'ai lu Le Jour du chien, de Caroline Lamarche, d'une seule traite. Mais il faut souligner que le livre est sept fois moins long (103 pages au lieu des 744 du roman de Laurent Mauvignier). Il est dédié au chien aperçu le 20 mars 1995 sur l'autoroute E411. Un chien abandonné qui court le long du terre-plein central, c'est très dangereux, ça peut créer un accident mortel, raconte le premier personnage, un camionneur qui a l'habitude d'écrire aux journaux, ici le Journal des Familles. Les cinq autres récits qui composent le volume sont tous issus de témoins de cette vision du chien perdu sur l'autoroute, agissant comme une révélation. Mais je ne veux pas aujourd'hui me plonger plus avant dans la méditation sur le sens profond du livre, ce sera pour une prochaine fois, je pense, je l'espère. 

 

Aujourd'hui je fais un pas de côté. Provoqué par l'étonnement qui fut le mien quand je m'aperçus que sur la table basse où j'avais posé le livre, un autre livre me proposait aussi la vision d'une œuvre de Goya. Il s'agissait de l'essai de Gérald Bronner, A l'assaut du réel (Puf, 2025), offert par E. pour mon anniversaire. Je ne l'eusse pas acheté moi-même, car j'ai des réserves sur Gérald Bronner, mais il m'était en quelque sorte désigné, et je fis honneur au présent : je le lus (il faut toujours aussi penser contre soi). Mais l'essentiel n'est pas là pour l'instant : le fait est que l'illustration de couverture n'était autre que Saturne dévorant l'un de ses fils, 1823, conservé au musée du Prado.

 

Les auteurs ne sont pas souvent décideurs de l'image de couverture de leur ouvrage, mais il semble dans ce cas précis que Bronner, fort sans doute de ses bonnes ventes, ait eu la main sur ce choix, comme en atteste à mon sens ce paragraphe de la page 152 :

La couverture du présent ouvrage montre sous le pinceau de Goya la figure de Saturne qui, en émasculant son père Uranus, a rendu impuissant son antécédent (puis, en dévorant ses propres enfants, tenta de rendre infertile l'avenir). Notre époque est très saturnienne. L'évocation de cette maladie du présent parachève mon examen des métamorphoses de la pensée désirante à notre époque. Cette obsession pour le présent s'adosse en réalité à l'illusion d'impuissance, voire en découle, car vivre dans un environnement social et idéologique qui nous enjoint à tout désirer en nous confrontant en même temps à l'impression de ne rien maîtriser, organise le reflux de la pensée désirante sur elle-même.

Ceci nous permet incidemment de pointer ce qui est au cœur de la réflexion de Bronner : cette pensée désirante qui part à l'assaut du réel en voulant le ductiliser, verbe rare que le sociologue emploie pour souligner le traitement imposé aux données brutes du réel. Une matière ductile est une matière "qui se laisse étirer, battre, travailler sans se rompre." Le CNRTL donne cet exemple  : "Elle saisit alors avec les pattes et la bouche l'une des huit plaques de son ventre, la rogne, la rabote, la ductilise, la pétrit dans sa salive, la ploie et la redresse, l'écrase et la reforme avec l'habileté d'un menuisier qui manierait un panneau malléable (Maeterl., Vie abeilles, 1901, p. 130)."*

Après avoir donné maints exemples de la dérive contemporaine vers la post-réalité, Bronner, en sa troisième partie, dite conclusive, Vers l'infini et en-deça, veut montrer que l'acmé de la pensée désirante réside dans le gnosticisme, cette hérésie du christianisme dont la compréhension et la connaissance ont été bouleversées par la découverte en 1945 des codex de Nag Hammadi, dans le désert égyptien.

C'est pourquoi les gnostiques constituent la figure terminale de la pensée désirante, car le dernier obstacle à franchir  est celui de nier radicalement l'existence de la réalité : non la contourner, non la corrompre, non l'hybrider avec des modèles imaginaires, non la ductiliser, mais tout simplement l'anéantir. Et comme la chose est hors de notre portée, nous pouvons du moins imaginer qu'elle est illusoire, ce qui est une autre façon de la faire disparaître. (p. 392) 

Je reviendrai prochainement sur ce jugement de Gérald Bronner (le développement en serait trop long pour le présent article), et voudrais terminer par l'évocation de l'essai qui me revint en mémoire au moment où je lus ces lignes. Il s'agissait de La poésie et la gnose, du grand poète Yves Bonnefoy (Galilée, 2016).  Où l'on peut trouver ces lignes :

La poésie, c’est ma conviction, n’est pas la gnose. Elle est même, dirai-je, l’anti-gnose, une lutte contre le rêve gnostique qui certes se renflamme à bien des moments dans les poèmes – d’où suit que quelquefois, en effet, on ne saura guère y désenchevêtrer les deux intuitions –, mais n’en est pas moins un vouloir propre, une ambition constamment retrouvée et réaffirmée. Pour ma part, et c’est en cela que mon propos est peut-être d’abord, et à tout le moins, un témoignage, je n’ai eu d’affection pour la poésie qu’en cherchant à me délivrer des suggestions de l’imaginaire gnostique, lequel ne cesse pas de troubler – j’aurai aussi à le dire – l’emploi des mots dans l’élaboration des poèmes et même sinon d’abord l’existence de qui leur prête attention.(p. 15)
Lignes qui appelleraient bien sûr commentaire (et une fois de plus je sursois), mais je veux aller au but : quand je suis allé chercher l'ouvrage dans la bibliothèque, j'ai relu très vite quelques fragments et puis mes yeux se sont posés sur le troisième texte, consacré à Alain Veinstein, et je fus immédiatement saisi par l'incipit : "Dans Voix seule, aucune de ces créatures très souvent monstrueuses et toujours épouvantables qui peuplent les "peintures noires" d'un Goya avançant dans la ruine du sens mais donnant figure au non-être. En ces poèmes d'Alain Veinstein guère même d'évocations de quoi que ce soit de visible, plus rien de ces choses de la nature, arbres, rochers, nuées, qu'on peut encore imaginer entrevoir sur les parois de la Casa del Sordo, dans des restes de lumière. Et d'ailleurs peu de comparaisons, peu d'images. Une parole simple, sans effets, coïncidant avec la pensée, un constat sans assonances ni rythmes pour le distraire de soi. cette voix seule est une voix nue." (p. 83)


Goya encore une fois s'invitait dans ma recherche, mais ce n'était pas tout. A la page suivante, je compris que c'était la peinture même qui avait drainé ma pensée qu'entre bien d'autres œuvres le poète visait : "Goya, disais-je, de cet espace sans haut ni bas, tout silence et ténèbre, de cet intérieur de la mort ? Plus précisément le Goya du chien enlisé, qui, du coin d'un pli du néant dans lequel il sombre, jette un regard d'étonnement absolu sur ce qui l'entoure."

 


_______________________

* Maurice Maeterlinck (1862-1949) est un écrivain belge, comme Caroline Lamarche. L'ouvrage d'où est extrait la citation du CNRTL est La Vie des abeilles, paru en 1901. Or, l'autre livre de Caroline Lamarche aperçu à la librairie Bifurcations de Bourges (que je n'ai pas acheté, lui préférant donc Le Jour du chien) était La fin des abeilles (Galllimard, 2022).


 

 

jeudi 11 décembre 2025

Quelque chose d'absent qui me tourmente

"Tout ça, je le raconte vite, je l'invente mais je sais que tout se déroule aussi vite dans la réalité d'hier ou d'aujourd'hui, et j'imagine comment la journée passe pour Jules et Marie-Ernestine, pour tous les autres, pour Firmin et sa femme. Tout se noie dans le vin rouge, le blanc, le mousseux - du champagne ? On ne sait pas, peut-être que oui. Disons oui. Il y a du champagne et des toasts, des discours, celui bien sûr de Firmin, debout, son verre levé, prononçant, solennel comme un ministre, des vœux de bonheur relayés par ceux d'un parrain, d'une marraine, par le maire qui veut en rajouter sur les qualités des mariés et sur la promesse d'avenir qu'ils portent l'un et l'autre, presque à leur corps défendant."

Laurent Mauvignier, La maison vide, Éditions de Minuit, 2025, p. 249.

J'ai pris cet extrait, j'aurais pu en prendre un autre, pour montrer en quelque sorte la méthode Laurent Mauvignier. Je ne suis pas sûr que le mot méthode soit le bon, mais qu'importe. On voit là comment le je du narrateur, on pourrait dire l'auteur, s'immisce dans le roman : Tout ça, je le raconte vite, je l'invente. A partir des récits entendus dans l'enfance, dans sa jeunesse, d'archives familiales somme toute ténues, l’écrivain Mauvignier tisse son roman, imagine dans les vides laissées par les bribes d'existence qu'il a pu rassembler. Il ne prétend pas à la vérité : Tout se noie dans le vin rouge, le blanc, le mousseux - du champagne ? On ne sait pas, peut-être que oui. Disons oui. J'aime ce disons oui.

Et pourtant, quelle lecture laborieuse fut pour moi celle de La maison vide ! Commencée le 30 octobre, je ne l'achevai que le 2 décembre.  Alors qu'un ami avait lu l'épais volume de 700 pages en deux jours, d'une traite. Cela m'a été impossible. Même si j'ai la (fâcheuse ?) habitude de lire plusieurs livres à la fois, je ne pouvais parcourir d'affilée que quelques chapitres. Et je peux comprendre ceux qui ont trouvé le roman ennuyeux (ainsi Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie Magazine, qui avait cependant aimé le précédent mais s'est fendu d'un pastiche qui lui a valu de sévères retours de bâton, tristement typiques de cette époque*). Non, je ne connus pas l'ennui, je l'avouerai sans difficulté si cela avait été le cas, mais j'errai dans la zone grise qui le précède, jusqu'à ce que j'aborde les cent dernières pages à peu près, et à ce moment-là, je ne sais pas vraiment pourquoi, je fus emporté. L'émotion que je n'avais guère ressenti jusqu'alors (la faute sans doute à ces personnages qui étaient tout sauf attachants) était enfin présente ; la tragédie, dont les origines plongeaient dans les désirs réprimés, l'avidité sans frein, l’humanité absente, broyait inexorablement les corps et les cœurs.

La page 619 témoigne de ce mouvement soudain. Elle commence ainsi :

Ton grand-père avait de grands besoins sexuels
et cette phrase qui résonne prend sens si j'accorde à l’histoire de mes grands-parents cette folie amoureuse qui les réunit et articule tout ce qui va suivre, jusqu'à la destruction irrémédiable de tout - absolument tout. 

Le je de l'auteur réapparaît ici, après cette phrase entendue, Ton grand-père avait de grands besoins sexuels, à lui autrefois adressée, phrase qui résonne et l'entraîne dans la narration de l'amour physique des deux ascendants, et ce n'est pas un hasard si l'on retrouve juste après ces mots, vertigineuse, vertige (dont on sait combien ils me sont chers), en une phrase si longue que je ne la retranscris ici même pas tout entière :

Les premiers mois, je vois un désir fou l'un pour l'autre, peut-être davantage que de l'amour - une question de désir, attirance physique, alchimie qui les porte l'un vers l'autre et les fait se retrouver absorbés par le sexe - des heures, des journées entières où ils font l'amour et se reposent et se regardent avec une telle fixité qu'eux-mêmes se font peur à force d'intensité, en voyant chez l'autre non pas du plaisir ou de la joie mais une avidité vertigineuse, incandescente ; ils ne savent pas s'ils font l'amour plusieurs fois de suite ou si c'est une seule et unique fois avec seulement des reflux et le besoin de revenir vers soi pour mieux retourner vers l'autre, comme si l'un et l'autre découvraient l'amour - ce qui peut être vrai, après tout, ils sont très jeunes, vingt ans pour elle, vingt-deux pour lui, et Marguerite est si troublée de connaître ce vertige qu'elle hésite à l'écrire à Paulette, ce que peut-être elle s'abstiendra de faire car elle ne voudra pas la blesser (...)." (C'est moi qui souligne)

La maison vide terminée, j'ai vite enchaîné avec Quelque chose d'absent qui me tourmente, le livre d'entretiens que Mauvignier a accordés à Pascaline David (Minuit, 2025).

 

"La trajectoire qu’il dessine dans Quelque chose d’absent qui me tourmente s’ancre dans une biographie mouvementée. Travaillé par l’écriture et son rapport au réel, il publie en 1999 son premier roman, Loin d’eux, aux Éditions de Minuit, la maison de Beckett, Duras et Claude Simon." (Quatrième de couverture)

Livre passionnant, que j'ai lu cette fois très vite. Plongée dans le laboratoire de l’œuvre, dans l'athanor de l'écrivain. Dans le dernier entretien, il parle du rôle de l'éditeur dans l'évolution de son parcours : "Je dis souvent qu'un auteur n'a qu'un seul éditeur dans sa vie : celui qui le découvre. Non pas qu'un auteur ne puisse pas changer d'éditeur, qu'il ne puisse pas trouver quelqu'un avec qui le travail sera plus fécond, mais tout de même, la personne qui vous découvre le fait exclusivement par le biais d'un texte. Mais il n'y a qu'un premier éditeur, celui qui vous a découvert." (p. 173)

Et, dans son cas, l'éditeur qui l'a découvert est une femme, Irène Lindon, la fille de Jérôme Lindon : "Irène, par la confiance qu'elle m'a accordée, et aussi parce qu'elle est une des rares personnes avec qui je peux parler de livres, m'a aidé à construire la confiance que j'ai dans mon travail. [...] Irène m'a apporté une exigence de relecture, m'a incité à être plus rigoureux sur ce plan. En général, je regarde les modifications qu'elle me propose, et à chaque fois je vais beaucoup plus loin que ce qu'elle me suggère, comme si elle venait de déverrouiller quelque chose en moi, et ça, ce n'est possible que parce j'ai confiance en elle. Elle m'a d'abord aidé à relire, non pas deux fois, mais vingt, trente fois, avant de considérer que c'était terminé."

Je ne connaissais pas Irène Lindon avant d'avoir lu ces pages. Je termine donc ce livre dans la nuit du 8 décembre,  et j’apprends le lendemain qu'Irène Lindon s'est éteinte le dimanche 7. Laurent Mauvignier lui-même a réagi à cette disparition dans un mail publié le 9 dans Libération"Il y avait, pour Irène, l’idée qu’un auteur n’est pas un écrivain qui fait «des coups», mais une personne qui s’éloigne du bruit et des modes pour cultiver son art, son souci de la forme, son questionnement sur l’art d’écrire, et sur le roman en particulier. Irène m’a aidé à penser la question de l’écriture comme parcours de vie, et non comme simple empilement de livres – c’est pour moi la leçon première des éditions de Minuit, qu’elle a portées à la suite de son père, avec une fidélité et un courage que peu de ses détracteurs lui ont reconnus, quand ils auraient mieux fait de lui envier."

A cette coïncidence je voudrais ajouter ce codicille : le lundi 8 nous sommes allés dans la belle librairie berruyère Bifurcations. Je vérifiai si dans les rayons il n'y avait pas d'autres livres de Caroline Lamarche (dont j'ai si fort aimé Le Bel Obscur). A Arcanes, je n'en avais vu aucun, mais ici il y en avait deux. Je choisis Le Jour du chien, publié dans la même collection Double de Minuit que Quelque chose d’absent qui me tourmente.


L'illustration de couverture m'était familière : il s'agissait du chien de Goya, qui fut matière d'un article en septembre 2021. On pouvait y trouver les photos de deux livres ayant utilisé la même fascinante peinture  :

 



 

 

______________________

* "Enfin, les réseaux sociaux ont décomplexé le passage à l’invective. Si vous publiez un avis non consensuel, vous déchaînez les ardeurs. J’ai beaucoup aimé le précédent livre de Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit, mais j’ai trouvé La Maison vide ennuyeux (je ne suis pas le seul), et j’ai formulé cette critique à travers un court pastiche sur Facebook – un vieux procédé littéraire. Mal m’en a pris ! Des commentaires virulents ont vite fusé. « Je ne vous aime pas », écrit l’un, comme si c’était la question. « Stupidité et jalousie », ajoute un autre, attaquant non pas le propos mais l’émetteur. Et puis arrivent ces phrases d’une familiarité surprenante de la part de personnes que vous n’avez jamais rencontrées en chair et en os : « Vous êtes définitivement cramé à mes yeux » ou « Prends un laxatif, Alex. » Rien de grave, cela ne blesse pas vraiment tant que chacun reste à l’abri derrière son écran. Cependant, le réflexe de l’injure en ligne déborde à présent dans l’espace public. Ce n’est pas le Web qui offre un exutoire aux frustrations accumulées dans le monde réel, mais la société qui devient le déversoir de la fureur des internautes. Les enquêtes sociologiques confirment qu’on s’insulte plus qu’avant. D’après un étonnant rapport de la Fondation Jean-Jaurès en 2024, près de 8 Français sur 10 déclarent proférer régulièrement des insultes et 12 % le font tous les jours – « connard » et « con » arrivant en tête du palmarès, talonnés par « abruti »." Voir l'article.

 

jeudi 4 décembre 2025

La mort de Pasolini

Il me faut revenir un peu en arrière. A cette constellation de signes qui s'était imposée autour de cette date de la Toussaint dernière, et que j'ai exposée dans La maison vide et Bon pour les filles. Un troisième élément s'y rattachait que je n'ai pas mentionné alors, et qui m'était apparu dans une des lectures du moment, le Compléments à la théorie sexuelle et sur l'amour, de Pascal Quignard (Seuil, Fiction&Cie, 2024). Il s'agit de la troisième section du neuvième chapitre, Qu'est-ce qu'un auctoramentum ? (version nouvelle d'une postface à la réédition en 2014 de son essai sur Leopold von Sacher-Masoch). Section intitulée La plage d'Ostie, et qui commence ainsi :

L'assassinat commandité de Pier Paolo Pasolini, à l'âge de cinquante-trois ans, roué de coups par trois personnes, mis à mort la veille de la Toussaint, puis écrasé par sa propre voiture, dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, dans un terrain vague situé près de la mer, à Ostie, renvoie-t-il à un pacte ? (p. 115-116)

J'avais évoqué récemment Pasolini dans mon article L'odore dell' l'India, livre découvert à la suite des Rencontres de Chaminadour *consacré à l'écrivain italien. 

Un mois plus tard, j'apprends la publication du livre du même nom, associant le texte de Pasolini et les images que le photographe Paolo Roversi a prises en Inde en 1989. Un soir de janvier de cette année-là, Paolo Roversi fit une halte à l’hôtel Malabar de Cochin, dans la région du Kerala. Entamant la lecture de L’Odeur de l’Inde de Pier Paolo Pasolini, il réalisa qu’il résidait exactement dans l’établissement où séjourna presque trente ans plus tôt son compatriote italien. Laurent Rigoulet, dans Télérama, écrit que "l’on vogue de l’un à l’autre, de l’écrit à la photo, de l’image au récit, comme en rêvait Paolo Roversi, qui souhaitait publier ce recueil depuis une trentaine d’années. Le photographe s’est coulé dans les pas de son aîné, il a cherché, parmi la multitude, des figures que celui-ci aurait pu croiser. Il s’est surtout frotté aux mêmes interrogations, celle d’un homme italien dont l’enfance fut dominée par le catholicisme et qui découvre une autre religion, une autre lumière, un autre rapport au monde : « L’hindouisme est une religion magnifique, professait l’athée Pasolini. Elle a rendu les hommes modestes, doux, raisonnables. C’est cet esprit de quiétude qui a rendu possible la remarquable action politique de Gandhi : la non-violence. »

Paolo Roversi (L'Odeur de l'Inde, Atelier EXB, Paris, 2025)
 

On peut bien sûr s'interroger sur la clairvoyance de Pasolini par rapport à l'hindouisme, quand on sait ce qui se passe aujourd'hui avec Narendra Modi (par exemple, le nombre de crimes de haine contre les minorités musulmanes et chrétiennes a augmenté de 300 % depuis l’arrivée de Modi au pouvoir selon une étude de 2023 de l’université américaine du Massachussets, et l'Inde a constamment reculé dans le classement sur la liberté de la presse de Reporters sans frontières ; en 2023, elle pointe à la 161e place sur 180 pays). Mais en 1961, date du voyage de l'écrivain, les choses étaient bien différentes, et il n'a séjourné que quelques mois dans le pays.

Dans un entretien avec Philippe Séclier, Paolo Roversi confie le souvenir suivant : « Lorsque j’étais étudiant à Ravenne. Ma professeure de latin, chez qui j’allais souvent pour des cours privés, n’était autre que la tante de Pasolini. Un jour, on sonne à sa porte : c’était Pier Paolo. Elle lui demande ce qu’il fait là et il répond aussitôt qu’il a besoin de s’éloigner de Rome et de fuir la persécution dont il est victime : les procès, critiques et attaques de toutes sortes. Je l’ai vu s’appuyer sur la table, la tête dans ses bras, et il a commencé à pleurer. Voilà l’image qui me reste de Pier Paolo Pasolini. Celle d’un très grand poète en larmes, à qui l’on a fait beaucoup de mal. » 

 

Mais il faut revenir maintenant sur cette question posée par Pascal Quignard : L’assassinat de Pier Paolo Pasolini renvoie-t-il à un pacte ? De quel pacte veut-il parler ? 

Suite au prochain épisode.

_____________________

* A Chaminadour, j'ai découvert aussi que Pasolini avait écrit des sonnets. J'avais alors commencé à en écrire de mon côté (j'en donne un exemple dans l'article sur La maison vide). Et cela m'a conforté dans mon élan.