Après le gratin de chou-fleur de Chevillard, j'ai remonté la Marne avec
Jean-Paul Kauffmann. Façon de parler, bien sûr, je me suis contenté de lire le récit de son périple pédestre, qui l'a mené du confluent avec la Seine jusqu'aux sources de la rivière, à Balesmes (que j'ai évoqué dans les
Misérables 62, à l'occasion d'une digression sur
Eponine et Sabinus). J'aime beaucoup Jean-Paul Kauffmann, son livre
La lutte avec l'Ange m'avait passionné, avec cette enquête subtile qu'il avait conduite autour de la fresque de Delacroix dans l'église Saint-Sulpice. Je l'avais lu en juin 2003, et c'est deux mois plus tard que j'avais trouvé au Blanc, dans une brocante, un autre récit paru dix ans plus tôt,
L'arche des Kerguelen, Voyage aux îles de la Désolation. Mais, curieusement, je ne l'avais pas lu ni sur le moment, ni dans les années qui ont suivi. Le désir, cette fois irrépressible, de le découvrir, m'est venu après avoir terminé
Remonter la Marne. Dix ans d'attente, et soudain plus une minute à perdre.
A cette heure, je n'ai pas encore terminé, encore une petite cinquantaine de pages à venir, et il n'a toujours pas pu voir cette étrange arche, "cette voûte de trois cents mètres de hauteur, qui stupéfia tant de navigateurs", ainsi qu'il est dit sur la quatrième de couverture.
Mais ce n'est pas l'arche des Kerguelen qui présentement m'occupe, mais plus trivialement, plus modestement, le
chou des Kerguelen (où l'on voit que la lecture de
Chevillard a laissé des traces). Si je ne m'abuse, la première mention en est page 42, où Kauffmann découvre que le lapin pullule sur l'archipel.
"Ils ne sont pas farouches, explique mon compagnon. Ils ont été introduits en 1874 par une mission anglaise. Je crois qu'ils ont compris qu'on n'avait pas le droit de les chasser dans le périmètre de la base. Les lapins des Kerguelen sont une plaie. Comme en Australie. Les terriers aggravent l'érosion du sol. Et ils ont détruit le chou. Ce crucifère fort rare, témoin et relique de temps très anciens, ne subsiste plus à présent que dans les îles sans lapins."
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"Vieil individu sur la péninsule Rallier du Baty" (Wikipédia) |
Wikipédia précise dans sa notice que "Comme son nom scientifique l'indique, malgré son amertume, le chou de Kerguelen peut être consommé et possède des propriétés
antiscorbutiques qui ont pu sauver bien des
marins
dans le passé. Mais à l'inverse d'autres espèces de choux, il convient
de le consommer cru, la cuisson rendant son goût particulièrement
désagréable
1." Kauffmann en reparle page 68 : "Ce chou ne ressemble à aucune plante connue. Peut-être s'agit-il d'un vestige d'une période plus chaude. Sa croissance est très lente et sa germination peut durer jusqu'à sept mois. On ne le trouve plus que sur certaines pentes inaccessibles et sur quelques îles."
Il l'évoque plus longuement encore page 159 :
Armé d'un bâton, le commandant Couesnon s'est arrêté pour me montrer un chou des Kerguelen. Avec ses pommes de feuilles au coeur très serré, cette plante n'est pas sans ressembler à une quenouille de maïs. J'ai beaucoup de sympathie pour ce chou. On dit "bête comme chou". Le chou des Kerguelen justement n'est pas bête. [...] Sans ce Pringlea antiscorbuta, lequel n'a rien à voir avec notre brave chou européen et ses bonnes grosses feuilles d'ahuri, beaucoup de marins seraient morts. Sur les armoiries des Terres australes, on l'a choisi pour symboliser les Kerguelen. C'est la mandragore, la plante thaumaturge de la Désolation, la preuve qu'on peut, dans une situation extrême, tirer parti de tout.
Pour lui rendre hommage, je goûte une de ses feuilles. C'est piquant, et même très poivré. Le rhizome me paraît meilleur, d'une amertume plaisante qui s'apparente à celle du raifort ou du radis. Il paraît que ce chou est excellent en salade, mais qu'il faut se garder de le cuire à l'eau. Dans un récit des années 50, j'ai lu qu'il émet alors "une odeur musquée qui rappelle étrangement le parfum des filles les moins vertueuses de la Casbah d'Alger".
Question maintenant : ce chou est-il lui aussi un objet fractal ?