lundi 16 septembre 2024

Jusqu´au savon prêt à être vendu

Comme tout le monde, je connaissais Caïn et Abel, enfants d'Adam et Eve, et bien sûr le meurtre de Caïn, qui tue son frère Abel. Mais je n'avais pas souvenir que le couple primordial avait enfanté un autre fils. J'avais mal lu la Genèse ou bien ce détail, mais c'est bien autre chose qu'un détail, m'avait échappé. C'est ce que la lecture de La Divine origine de Marie Balmary en tout cas m'enseigna.

Adam pénètre encore sa femme, elle enfante un fils. Elle crie son nom : Shet. "Oui, Elohim m'a placé [shat] une autre semence à la place d'Abel : Oui, Caïn l'a tué." (Genèse, 4, 25-26)

Je donne ici la traduction choisie (page 107) par Marie Balmary (la version donnée par exemple par Wikipedia est celle-ci : "Adam connut encore sa femme, Ève ; elle enfanta un fils, et l'appela du nom de Seth, car, dit-elle, Dieu m'a donné un autre fils à la place d'Abel, que Caïn a tué." On voit tout de suite les différences, qui sont tout sauf négligeables. Le nom même varie : Shet chez Balmary, Seth chez Wiki. De fait, le texte hébreu donne "sheth", selon ce site, terme venant de "shiyth, dont la signification serait "poser, fixer, mettre"(d'où la traduction par Marie Balmary : "Dieu m'a placé une autre semence").

Cette mention de Seth s'inscrit dans une réflexion passionnante sur l'engendrement car, très curieusement, c'est seulement avec l'apparition de Seth que le mot même de fils apparaît lui aussi. Ni Caïn, ni Abel ne sont appelés formellement fils. Mais je ne veux pas m'engager maintenant dans cette direction. Retenons juste que ce personnage de Seth fut pour moi une découverte à ce moment-là de ma lecture. Il en existe peu de représentations artistiques (Wikipedia n'en propose d'ailleurs que deux ou trois dont celle qui suit).

Seth, Fresque de Théophane le Grec (XIVe siècle).

J'allais retrouver Seth, qui m'était donc resté inconnu pendant des décennies, quelques jours plus tard. A la suite d'un itinéraire géographique un peu complexe que je vais essayer de retracer ici. Tout commence le dimanche 25 août, où je me rends avec l'ami Nunki Bartt à Beaulieu-lès-Loches pour la manifestation Rue des Arts. Je suis passé cent fois à Loches pour me rendre à Tours sans avoir une seule fois l'idée de faire un petit détour par ce village qui, comme son nom l'indique, s'adosse à la ville de la Cité royale. Il ne m'était pourtant pas totalement inconnu : je savais, par Robin Plackert, que le clocher de Beaulieu-lès-Loches présentait une grande similitude avec celui de l'abbatiale de Déols. Il citait dans son article Les enfants du marais*, l'étude de Patricia Duret (La sculpture romane de l'abbaye de Déols, Issoudun, 1987) :

« Si l'abbatiale de Déols puise aux sources aquitaines son inspiration, sa situation en marge des pays de la Loire la tient cependant en contact avec d'autres formes. L'étonnante similitude du clocher de Déols avec le clocher de Beaulieu-lès-Loches, du milieu du XIIe siècle, en témoigne : même volume, à la fois élancé et robuste, mêmes baies géminées en plein-cintre sur les quatre faces de l'étage des cloches -baies exemptes d'arcs de décharge mais enrichies par de nombreuses voussures et colonnettes -, mêmes colonnes logées dans les angles de la tour quadrangulaire, mêmes corniches pour parachever la composition. » (op. cit. p. 64.)

Ce fut en tout cas un vrai bonheur que d'arpenter les rues et les sentes de ce bourg magnifique. Les artistes locaux accueillaient des artistes amis dans leurs propriétés et ainsi pouvions-nous découvrir des jardins et arrières-cours donnant souvent sur le canal de Beaulieu,  dérivation de l'Indre, où un vieux moulin, le Moulin des Mécaniciens, est toujours en cours de restauration. Nous déambulâmes lentement en admirant quelques oeuvres tout à fait estimables (parmi lesquelles la céramique étrange d'Hélène Sellier Duplessis) jusqu'à notre point d'orgue, la maison du photographe iranien Payram, en exil depuis 1983, qui recevait le peintre Alain Plouvier et mon ami, le sculpteur Lionel Tonda.

Encore une fois, j'étais confronté à mon ignorance : je ne connaissais pas plus Payram que Seth ou Beaulieu-lès-Loches. Dans cette maison de la rue de Guigné, il exposait aussi de grands tirages de ses photos noir et blanc, la plupart issues de son voyage en Syrie, notamment à Alep (j'ai acheté le magnifique album Savonneries d'Alep, où il suit "chaque geste des hommes qui font le savon d´Alep, technique immuable depuis des siècles, de l´olivier jusqu´au savon prêt à être vendu.")

 

Deux semaines plus tard, le 5 septembre pour être précis, me voici à Cluis, non plus pour Moby Dick, mais pour garder pendant quelques jours Happy, la petite chienne, adorable berger australien, de mon neveu Charly parti en voyage.  L'occasion aussi de passer une soirée avec cet autre ami cher, Christophe Bailly, alias Gary. Or, comme j'évoquai avec lui notre escapade en Touraine, il me sortit de sa bibliothèque tout bonnement une trilogie de Payram, Syrie 55. Publiée en 2011 aux Éditions Gang, c'est un "bouleversant témoignage d’une Syrie en pleine mutation dont les sensations (ouïe, goût, toucher...) lui rappellent son Iran natal : Alep, Damas et Latakieh (savon, métal, pierre), photographiées entre 2000 et 2010 au Polaroïd 55, portent les traces du passé et d’une tradition, mais aussi les germes d’une fatale chute." (notice de la galerie Maubert). Gary me prête aussitôt le coffret.

Payram, Savon, Alep, Syrie, 2006, polaroïd original 55

Chacun des trois livres qui composent cette trilogie, pierre, métal, savon, est précédé d'un texte de Nicolas Cartier, qui a accompagné Payram dans ses voyages. Et c'est dans le livre Pierre que l'écrivain évoque la banlieue de Damas où ils explorent les ateliers de découpe, les ruelles poussiéreuses où dans le bruit et la saleté les hommes taillent à la main toutes sortes de pierres. Un peu plus tard, ils montent à flanc de montagne vers "la grotte surplombant Damas où aurait commis le premier meurtre de l'histoire de l'humanité." Un ami artiste, Erfan, leur raconte l'histoire telle qu'elle est transmise dans sa famille :

"Adam et Eve ont eu plusieurs jumeaux. Caïn l'aîné veut sa jumelle, la plus belle des soeurs. Impossible. Par jalousie, il tue Abel auquel elle était promise. Puis de stupeur, il emporte le corps sur son dos. Dieu envoie deux oiseaux, ils se battent, l'un tue l'autre, creuse un trou et enterre l'oiseau mort. Caïn réalise qu'il doit faire la même chose avec le corps de son frère."

Le soir, Nicolas Cartier relit la version biblique où Caïn travaille la terre tandis qu'Abel garde le bétail. "Chacun apporte une offrande à Dieu qui regarde celle d'Abel mais pas celle de Caïn. Caïn ne peut le supporter et n'arrive pas en parler à son frère. Soudain, aux champs, il se jette sur lui et le tue. Dieu lui demande : "Où est ton frère ?" Il répond : "Je ne sais pas, je ne suis pas responsable de lui." Dieu : "Qu'as-tu fait ?" Caïn : "Impossible de porter ma faute." Dieu fait un signe sur Caïn, pour que le premier venu ne le tue pas. Il reprend ensuite l'histoire de la grotte. Comme ils pénètrent à l'intérieur, il demande au gardien : "Pourquoi Dieu a-t-il préféré l'offrande d'Abel à celle de Caïn ? 

"Il me répond : "Dieu seul le sait." Le gardien nous montre la pierre avec laquelle Caïn a tué son frère, on peut la toucher? La marque de la main de Gabriel est visible dans la roche ; juste après le meurtre, la montagne effrayée s'ouvrit pour écraser Caïn. Dieu demande à l'archange de retenir la montagne d'une main car il sait la vie de cet homme indispensable à l'espèce humaine. Pas biologiquement - nous ne sommes pas enfants de Caïn mais de Seth, fils, dit Eve, que Dieu a envoyé pour remplacer Abel -, mais indispensable par son crime, seul moyen que Caïn ait trouvé pour exprimer sa colère, n'ayant pu la verbaliser."(C'est moi qui souligne)

Il ajoute encore que "le péché n'était pas en lui, mais il n'a pas su "devenir le maître de la faute qui couchait à sa porte".

Je fus vraiment frappé de retrouver Seth à cet endroit. Au-delà de la coïncidence, c'est tout le chemin  parcouru pour en arriver là qui m'étonnait, chemin où l'amitié avait la plus belle part, où même, pourrait-on dire, chemin qui n'aurait pas existé sans l'amitié tissée auparavant entre les êtres.

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* Ce titre était une fine allusion à Jacques Villeret, qui tient un des rôles importants du film de Jacques Becker. Or, Villeret est Lochois d'origine.

 

mardi 10 septembre 2024

La Nuit des longs couteaux

Je ne connaissais guère Marie Balmary que de nom, pour l'avoir vue citée dans des essais aujourd'hui oubliés, lus il y a très longtemps. Et puis, parcourant, comme cela m'arrive occasionnellement, La Croix l'Hebdo le lundi 12 août, je découvre cet entretien lumineux qu'elle accorda au périodique, et dont le titre est tout à fait révélateur : Dieu n'attend que notre impertinence. Marie Balmary est née en 1939, comme ma mère, mais contrairement à ma pauvre maman qui se perd dans les marais de sa mémoire, elle dit d'elle-même qu'elle est une vieille dame en bonne santé. Psychanalyste, elle fréquente les écrits bibliques depuis plus d'un demi-siècle, et elle en a renouvelé l'interprétation de façon saisissante. Je ne comprends pas que je sois passé si longtemps à côté de son travail. Il faut dire aussi que personne ne m'en a jamais soufflé mot, et il a fallu le bienheureux hasard de cet entretien pour précipiter ma curiosité. J'ai très vite commandé les trois essais qui sont publiés au Livre de Poche. Le 27 août, ils entraient en ma possession, et je commençai dans la nuit la lecture de La Divine Origine, Dieu n'a pas créé l'homme, dont la première édition remonte à 1993.

La divine origine (Grand format - Autre 1993), de Marie Balmary | Grasset

Ce même soir, je visionne sur Arte La Nuit des longs couteaux, un documentaire de Marie-Pierre Camus et Gérard Puechmorel (2020) sur ces trois jours de l'été 1934 où Hitler dirige une purge sanglante contre la SA, l'organisation paramilitaire nazie dont le chef est son ami Ernst Röhm. "Ami" cueilli à la tombée du lit dans sa pension de vacances en Bavière et exécuté le lendemain comme de nombreux autres membres des SA, des leaders du parti conservateur ou des personnalités hostiles au pouvoir, comme l’ancien chancelier Kurt von Schleicher, ­assassiné avec son épouse. Avec cet épisode d'une violence inouïe, où la nature criminelle du nazisme s'expose pleinement, Hitler assoit définitivement son pouvoir.  A partir du 6 août 1934, les soldats de l'armée allemande prêteront serment à Hitler lui-même, jurant obéissance absolue, inconditionnelle au führer du Reich et du peuple allemand. Les soldats ne prêtent plus serment comme avant devant une Constitution ou un Etat mais devant une personne. "Conséquence absolument gravissime, selon l'historien Johann Chapoutot, parce qu'ils se sentent liés de manière personnelle, de manière sacrée, par le serment à la personne, c'est-à-dire aux idées, aux ordres d'Hitler. Ce qui va rendre toute rébellion au sein de l'armée allemande très difficile sinon impossible."

La nuit des longs couteaux | Educ'ARTE

Le lendemain, poursuivant la lecture de Marie Balmary, cette question de l'obéissance inconditionnelle se trouve abordée, car elle ne peut, selon elle,  qu'empêcher l'homme de dire "je", de parler en son nom propre :

"Lors des grands procès faits aux nazis après leur défaite, certains ont continué à dire sans regret : "J'ai obéi." Qui obéissait ? Il semble que la première personne véritable n'avait pas surgi en eux. Ils sont apparus jusqu'à la fin inféodés à la parole d'un Autre, un super-sujet, seul habilité à parler. Ils n'ont pas véritablement obéi, ils ont exécuté. Un Autre était pour eux la première personne, un Autre les parlait." (p. 48, c'est moi qui souligne)

Examinant le récit du serpent dans le jardin d'Eden, ainsi que la triple tentation de Jésus par Satan, Marie Balmary en vient à suspecter un usage diabolique de la parole : "Comment ne pas évoquer ce "Heil Hitler !" qui devait remplacer toute salutation de moi à toi, de l'un à l'autre ? Un nom à la place de tous les noms. Un seul JE au-dessus de tous." (p. 59)

Cette résonance entre les images terribles du documentaire et la réflexion de Marie Balmary m'a convaincu, s'il en était encore besoin, que je ne m'étais pas trompé en me plongeant sans retard dans cette pensée vivifiante.