mercredi 22 décembre 2010

Simone #1

Simone, ma grand-mère, s'est éteinte, dans sa quatre-vingt seizième année, comme ils disent dans le journal. Elle était née dans la guerre, le 10 octobre 1915, la guerre qui devait engloutir son père, comme tant de jeunes hommes des campagnes. Elle a traversé ce terrible vingtième siècle, ne bougeant pratiquement pas de son petit bout de pays, de sa commune, y ayant élevé sept enfants. "Ma vie n'a pas toujours été belle, mais je peux sortir la tête haute", m'a-t-elle dit un jour où je passais la voir.
Aux Molles, j'allais en vacances quand j'étais petit. Puis l'adolescence, la première jeunesse nous avaient éloignés. Ce n'est que plus tard que je profitais de mon nomadisme pédagogique pour aller lui rendre visite plus régulièrement.

Aujourd'hui j'ai essayé de retrouver dans les journaux que j'ai parfois tenus ces dernières années les traces de mes passages. Je les livre ici, histoire de rendre hommage à une femme simple, mais qui fut, par son caractère, son courage et son intelligence, je ne crains pas de le dire, une femme d'exception.

Cahier Clairefontaine bleu, année 2000 :

Suis allé à Buxières pour une réunion, neuf élèves là-bas, la plaque des morts de 14 toujours accrochée sur le mur du fond, bref, c'est vite plié, j'ai une demi-heure devant moi avant d'aller à Mosnay pour ma seconde réunion, je suis tout près des Molles, j'y fais donc un saut (je n'ai pas rendu une seule visite à la grand-mère pendant les vacances). Son voisin M. est chez elle au moment où j'arrive. Il s'éclipse aussitôt. La grand-mère est en forme, elle se plaint simplement d'y voir de moins en moins bien. Des livres ? Sa femme de ménage lui en a apporté tout une pile, elle observe tout de même qu'ils sont écrits en trop petits caractères, elle lui en a redonné d'ailleurs, trop d'histoires de guerre, elle, ce qu'elle veut, c'est plutôt des histoires d'amour, ou de pays. (non daté)

***
La grand-mère Simone. La tante Thérèse m'avertit, à Bouesse, qu'elle est complètement démoralisée, qu'elle dit vouloir mourir, qu'elle était en larmes au téléphone. Doit souffrir des intestins. Aux Molles, elle ne m'offre pas un visage reflétant ces sombres nouvelles, non, elle sourit, elle se force sans doute à maintenir devant moi une certaine prestance. Certe, à la question sur son moral, elle répond "tout doux, tout doux", mais elle ne s'effondre pas. La solitude, c'est vrai, lui pèse de plus en plus, elle comprend bien que chacun a ses affaires, mais elle ne peut pas se résigner à cet ermitage, elle qui a élevé sept enfants dans un hameau qui, autrefois, grouillait de monde. La semaine dernière, je lui avais demandé si elle n'avait pas des photos du grand-père, des photos du passé et elle était allée dans la chambre chercher une enveloppe plastique : rien que des photos de mariage ou des agrandissements tirés de celles-ci, comme l'arrière-grand-père Bléron avec sa femme. Formidable ressemblance avec le pépé Lucien, mêmes yeux réduits à une fente, paupières lourdes, oreilles pointues. Sur plusieurs photos, Simone jeune, que je voyais jeune pour la première fois. Surprise : des grands yeux sombres, une certaine grâce sévère. La femme qui apparaît soudain et efface un instant la grand-mère ; la difficulté à faire coïncider les deux images. Le grand-père, lui, est le même que celui de mon souvenir. C'est presque à se demander ce que fait ce grand-père avec cette jeune femme. Quelle nécessité les raccordait ? Y avait-il de l'amour à ce moment-là ? J'aimerais qu'elle me raconte sa rencontre, mais que voilà un sujet difficile à aborder... (octobre 2000)

La petite maison des Molles

Et la grand-mère Simone qui chercha en vain à me joindre mardi soir. Elle sort juste d'un rhume de cerveau considérable, qu'"heureusement elle n'avait pas eu besoin de faire la cuisine pour le monde, que ça en aurait bien tombé dans la soupe tellement ça coulait" (retranscription bien approximative). Elle se plaint de l'eau qui coule dans le chemin jusque devant sa maison et son hangar. Deux causes : la construction d'un coin bétonné et bitumé pour placer des poubelles (les engins utilisés ont mis à mal une partie du carroir, le passage d 'un agriculteur dans un chemin en pente longtemps inutilisé : les roues de son tracteur y ont creusé deux ornières profondes où l'eau dévale sans obstacle. "Avant ton grand-père s'occupait de dévier l'eau vers un fossé de jardin en contrebas. Plus personne ne fait ça maintenant." Avant, les cantonniers entretenaient les fossés à la pelle et à la pioche. Maintenant ils ont des engins mais les fossés ne sont plus entretenus. Le grand carroir le long de la route est devenue une friche alors qu'il y a quarante-cinq ans c'était une vaste prairie où les gens comme elle (qui n'avaient que quelques moutons, deux ou trois chèvres) menaient paître leurs bêtes. Beaucoup de chemins sont comblés (ceux qui menaient à Montain par exemple).
Aux Molles, un seul couple jeune, avec deux enfants. Sinon, que des vieux. (Novembre 2000)

***
(...) je suis passé aux Molles, en coup de vent, porter deux nouveaux livres à la grand-mère. Elle me hurle d'entrer quand je frappe à sa porte (elle pense qu'il s'agit de M. son voisin, qui est un peu dur de la feuille). Elle n'a pas fini son livre, u Juliette Benzoni dont l'action se déroule en Orient. "Il faut aimer lire pour le lire celui-là, me dit-elle, il y a de ces noms..." Elle me le redonne, inachevé. Je me doutais bien que cela ne lui correspondrait pas mais je commence à épuiser le stock de livres en gros caractères de la bibliothèque municipale - qui est, fort heureusement pour elle, essentiellement constitué d'ouvrages de littérature régionale, histoire de paysans, de bergers, de destins campagnards et de fatalités rurales.
Elle m'offre un café. Je note que son petit four électrique est nickel (j'ai tant peiné à nettoyer le mien, saloperie de jexfour, et ce n'est pas parfait).
La solitude, elle ne l'a jamais autant sentie, éprouvée, que le premier jour de l'an. Tous ses voisins avaient déserté le hameau. Le temps fut terriblement long à s'écouler. La solitude se creuse de savoir les autres réunis pour la fête, d'être exclu de ce cercle communautaire, oublié du reste des humains. (2001, non daté)

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Déjeuné chez la grand-mère. Elle m'a régalé d'une blanquette de poulet et d'une tarte aux pommes (et il a fallu que je ramène les deux éclairs au chocolat que j'avais pris ce main au Poinçonnet). En mangeant, j'ai essayé d'orienter la conversation sur les souvenirs, la vie d'autrefois, mais j'en ai été un peu pour mes frais et n'ai pas appris grand chose que je ne sache déjà : le grand-père, prisonnier en 40 et revenu en mai 45. Sa captivité en Autriche, dans une ferme où il n'était pas trop malheureux, mangeant comme les autres, ses gardiens. Il écrivait assez souvent (je n'ose lui demander si elle a gardé ces lettres, et pourtant comme j'aimerais les lire !). "Ma vie n'a pas toujours été belle, mais, comme on dit, je peux sortir la tête haute.", dit-elle, tournée vers sa cuisinière. Le facteur apporte le journal. "Aujourd'hui, j'ai un invité. C'est pas souvent." Et il y a comme une sorte de fierté dans son propos. Elle est heureuse que je sois là. Sentiment qu'elle ne pourrait pas exprimer quand on est né de la terre, que je n'attends d'ailleurs pas qu'elle exprime, qu'il me suffit de deviner, de saisir comme en cet instant, dans cette parole enjouée au facteur. (non daté)



Passage aux Molles. La vieille chatte, qui a 20 ans, et que je ne voyais presque jamais, dort sur le canapé. Elle qui ne rentrait pour manger que le matin, et demandait aussitôt à sortir ("elle poussait de ces miaulées !"), ne bouge plus de la maison. Est-ce le froid plus intense de ces derniers jours ? le pressentiment de la fin ? Le soir, la grand-mère la porte dans la grange,pour ne pas se lever dans la nuit pour la faire sortir. (2001, non daté )

(A suivre)

1 commentaire:

BLERON Max et Valérie a dit…

voici de magnifiques récits qui retraçent quelques moments d'une grand-mère finalement pas si bien connue par cetains petits enfants