samedi 10 septembre 2022

Cristal noir #2 : Python pourri

En 2005, sous le pseudonyme anagrammatique de Robin Plackert, j'ouvre un blog sur la plateforme Hautetfort, Fragments de géographie sacrée, afin d'y déposer le résultat des recherches que je menais depuis 1980 sur les géosymboles  du Bas-Berry et de la Haute-Marche, histoire de voir si les hypothèses que j'y lançais en toute liberté pouvaient susciter quelque intérêt de par le vaste monde. Pour aller vite, il me semblait qu'il existait autour de la petite cité de Neuvy Saint-Sépulcre, et de sa rotonde à l'imitation du Saint Sépulcre de Jérusalem, un système symbolique organisé en douze secteurs, autrement dit un zodiaque terrestre à l'image de ceux que Jean Richer, plus connu jusque-là comme spécialiste de Gérard de Nerval, avait mis au jour en 1967 dans sa Géographie sacrée du monde grec. A savoir, Delphes, Délos et Sardes en Asie mineure. Si je m'étais intéressé à Poitiers, c'était parce que la ville se situe sur le parallèle de Neuvy, sur un axe qu'on appelle équinoxial, en ce qu'il sépare le signe des Poissons (où la Brenne tout entière se trouve contenue) du signe du Bélier (où la petite cité de Bélâbre s'imposait immédiatement comme un témoin indubitable), à partir duquel se déroule tout le zodiaque.

L'ombilic de Delphes était jadis consacré au culte de Gê, la Terre, et l'on y rendait aussi des oracles. Le sanctuaire était gardé par son fils, le féroce serpent Python, qu'Apollon tua de ses flèches d'or, ce qui lui valut d'être désigné comme Apollon Pythien. Pour apaiser la fureur de Gê (personne n'aime à perdre un fils, fût-il monstrueux), Apollo créa les Jeux Pythiques, qui avaient lieu, comme les Jeux Olympiques, tous les quatre ans. Puis il s'appropria l'oracle, jeta les os de Python dans un chaudron à l'intérieur du temple et recouvrit avec sa peau le trépied de la prêtresse qui rendrait l'oracle, et qui prit naturellement le nom de Pythie, celle qu'on viendra ensuite consulter de toute la Grèce. En réalité, il doit y avoir ici, écrivait Plackert (autrement dit moi-même), sous le masque d'un combat, la figure d'une transmission : le dieu solaire prend la place d'une divinité chthonienne, et il s'agit moins de supplanter que de prolonger.

Apollon et Python, William Turner, 1811 Tate Britain, Londres.

Or, Puthô proviendrait d'une racine archaïque signifiant "pourrissant" (grec puthestai, "se putréfier"), autrement dit l'Apollon Pythien ne serait autre qu'un Apollon "pourrisseur". La mort du serpent et sa putréfaction introduisent une impureté fascinante pour le spectateur (la racine indo-européenne est une exclamation de dégoût dont témoigne encore l'interjection pouah !), impureté qu'il s'agit de conjurer (pour s'en laver, Apollon doit se baigner dans les eaux du fleuve Pénée).

Que Poitiers, fiché au couchant sur l'axe équinoxial venant de Neuvy, centre zodiacal, ait été aussi la capitale des Gaulois Pictones, ne m'apparaissait pas comme un pur hasard. La proximité phonique des noms était stupéfiante. Il y avait là comme une transposition du mythe grec en terre celtique (le peuple gaulois qui occupait le Berry, et donc Neuvy, n'était autre que les Bituriges, étymologiquement les Rois du monde - gallois bydd, monde, et rix ou rig, roi).

En résumé la mort du serpent monstrueux figurait le passage à un nouvel ordonnancement du cosmos. La souillure de sa mort se lisait jusque dans le nom de l'antique oppidum sur lequel s'est construit la ville de Poitiers, Limonum, qui pourrait signifier "les boues". La saleté dont s'enorgueillissait la ville, et que nul ne comprenait plus, avait sa profonde raison d'être.

*

"Ainsi, quand la terre couverte de l'épais limon que laissa le déluge eut été profondément pénétrée par les feux du soleil, elle produisit d'innombrables espèces d'animaux, les uns reparaissant sous leurs antiques traits, les autres avec des formes inconnues jusqu'alors. Ainsi, mais comme en dépit d'elle-même, elle t'engendra, monstrueux Python, serpent nouveau, effroi des hommes qui venaient de naître, et qui de ta masse énorme couvrais les vastes flancs d'une montagne. Le fils de Latone, qui n'avait encore poursuivi que les daims et les chevreuils aux pieds légers, épuisa son carquois sur le monstre, qui vomit par ses blessures livides son sang et son venin; et, pour conserver à la postérité le souvenir et l'éclat de ce triomphe, Apollon institua des jeux solennels qui furent appelés Pythiens. Le jeune athlète vainqueur dans ces jeux, à la lutte, à la course, ou à la conduite du char, recevait l'honneur d'une couronne de chêne. Le laurier n'était pas encore; les feuilles de toutes sortes d'arbres formaient les couronnes dont Phébus ceignait sa blonde chevelure. 
Ovide (Métamorphoses, 434)


Apollon et Python, gravure de Virgil Solis pour le livre I des Métamorphoses d’Ovide.

*

Le poème 10 de Leçons, de Philippe Jaccottet, alors qu'il ne veut que rendre compte de l'agonie d'un homme aimé et respecté (mais n'oublions pas que dans "agonie" gît la racine agon, qui dit la lutte et le combat), apparaît comme un écho fascinant au mythe ovidien.

     

C’est sur nous maintenant

comme une montagne en surplomb.



Dans son ombre glacée,

on est réduit à vénérer et à vomir.



A peine ose-t-on voir.



Quelque chose s’enfonce pour détruire.

Quelle pitié

quand l’autre monde enfonce dans un corps

son coin !



N’attendez pas

que je marie la lumière à ce fer.



Le front contre le mur de la montagne

dans le jour froid,

nous sommes pleins d’horreur et de pitié.



Dans le jour hérissé d’oiseaux.

1 commentaire:

blogruz a dit…

Honte à moi, je n'avais pas vu l'anagramme de Robin Plackert, alors que le nom me semblait bizarre...