lundi 25 janvier 2016

Sommeil que tu traverses comme une rivière

Je n'étais pas très convaincu au moment d'y aller. C'était plus hier soir une envie de cinéma, une envie de s'abîmer une fois encore devant le grand écran du cinéma, que l'envie spécifique de ce film, Comme un avion, de Bruno Podalydès, que j'avais raté lors de sa sortie et qui devait au festival Télérama de revenir à l'Apollo.
Et pourtant quel bain de jouvence que ce film qui, très vite, dès les premières images, m'a happé, emporté dans son rythme tranquille et son humour jamais acide ; moi qui avait été ces dernières semaines d'une trop grande porosité à l'actualité, à la tragique situation du monde, j'oubliais tout, le temps de la dérive dérisoire, placide et sensuelle de ce kayakiste, le réalisateur lui-même, qui voudrait atteindre la mer pendant sa semaine de congé mais prenant par exemple le mauvais bras de rivière échoue dans un fossé à la périphérie d'un super U. Lui, le passionné de l'Aéropostale, qui emmène le Vol de nuit de Saint Ex dans son périple préparé avec minutie, n'ira pas plus loin qu'une auberge furieusement bucolique où il s'enivrera d'amour et d'absinthe.


Kayak, avion sans ailes (et l'on peut entendre au moment où il s'élance sur les eaux vertes la chanson de Charlélie Couture qui donne son titre au film, et je pense que peut-être le nancéen n'a jamais réussi par la suite à écrire une chanson meilleure que celle-ci, en tout cas une chanson qui nous emporte autant, avec sa mélancolie légère et son énergie de nuit blanche sous l'orage - et je pense aussi à cette autre chanson, placée plutôt vers la fin, la Vénus écrite par Gérard Manset  et merveilleusement chantée par Alain Bashung,dont je ne revois pas sans émotion la vidéo ci-dessous tournée semble-t-il peu de temps avant sa mort en 2009.)


 Oui, ce film m'a fait du bien, m'a transporté dans cette intemporalité que donnent aussi l'amitié parfois et l'amour à ses heures hautes, dans ces parenthèses du temps dont on sait bien qu'elles devront se refermer, qu'elles ne dureront que le temps d'une saison, d'un été ou d'une nuit.

Et plus tard, dans la nuit, une fois refermé le beau volume de Retrouver l'aube, le troisième opus de Jean-Claude Ameisen hissé sur les épaules de Darwin, sur le chapitre des chauve-souris dessinant les contours du monde grâce à l'écho de leurs cris, j'allais en quête d'écholocalisation poétique parmi les livres lus ou à finir de lire, livre de Thierry Metz par exemple, emprunté à la médiathèque, ses Lettres à la bien-aimée (1995), écrites de son propre aveu pendant un stage de maçonnerie à Périgueux, alors que son fils Vincent, huit ans, avait été tué par une voiture le 20 mai 1988, drame dont le poète ne se remettra jamais (il se donne la mort le 16 avril 1997).

Et je parcours une nouvelle fois le court volume, ces textes sans titre, qu'il dit "passages plus que lettres", et page 70, je rencontre des vers qui sont autant d'échos aux images du film :

Tu dors.
Sommeil qui va toucher le fond, qui me ramène une algue.
Sommeil que tu traverses comme une rivière.

Plus rien que l'eau.
Et seule dans ta source, ma main.

Tu dors le dos rond et lisse, livrée à ta chevelure, au bouillonnement de ton rêve.

Nuit où tu me laisses ton repos, comme une barque.
Pour aller où je veux.

Chaque page évoque cet amour adossé au malheur, la poignante tendresse de ceux qui luttent ensemble contre le vertige de l'absence.

Page 86 : Je ne dis rien, je te cueille un épi de lavande, je prends ta main sous la pluie. On regarde ce bout de jardin, les acacias de la colline. C'est tout.
De ton regard je ramène une constellation.

De ton regard je ramène une constellation. Vers sublime que je garde en moi, qui tire sa force lyrique de la simplicité des lignes qui précèdent.

Et comme le sommeil n'a pas encore abattu mes dernières défenses, je m'attarde sur un des livres rapportés de Bruxelles, de la brocante de la place du Jeu de paume, La chasse aux trésors, d'Henri Thomas, paru dans la NRF en 1961 (l'année de la naissance de Bruno Podalydès, un an après la mienne), un recueil d'essais que son premier lecteur a lu avec attention, comme en témoigne les nombreux soulignements au crayon de papier, mais pas jusqu'au bout : à la page 130, soudain, les pages ne sont plus coupées (seul José Corti aujourd'hui maintient cet usage du livre aux pages à découper).
Bref, je vole sans me poser d'une page à l'autre, jusqu'à cette page 102 où je peux lire :

"Je préfère rouvrir Les Fleurs du Mal et m'intéresser une fois de plus aux variantes et corrections apportées par Baudelaire. Un mot, une syllabe modifiés changent toute la constellation du poème ; dans les limites du mètre le plus strict, de profondes opérations s'accomplissent par d'infimes déplacements de sonorités."

La constellation du poème. Les échos profonds de la nuit avaient parlé. Il était temps de mettre fin à cette chasse subtile.

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