vendredi 31 mai 2019

Phénix des hôtes de ces bois (dormants)

En octobre 2015, dans le billet intitulé Les mystères de Bruxelles, j'ai raconté comment j'avais acheté, place des Martyrs, un exemplaire d'occasion du Journal de l'analogiste de Suzanne Lilar. J'y citai ce résumé de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, que l'auteure intégra d'ailleurs en 1956 :
"Le journal de l'analogiste, paru en 1954, lui vaut, à Paris, le prix Sainte-Beuve. Comme Montaigne, l'auteur se prend pour premier sujet d'étude et, à partir d'expériences vécues, retrace la genèse d'une approche originale du phénomène poétique. Lilar définit la poésie comme la nostalgie platonicienne de l'âme qui conserve la mémoire de la présence de Dieu. Breton et Gracq ont approuvé cette distinction entre le beau et la poésie, car si la beauté est dans les choses, c'est nous qui y projetons la poésie. Éternelle habitante des bois dormants de la pensée, c'est en nous qu'elle attend le réveil des analogies et c'est le monde extérieur qui joue le rôle de l'enchanteur." [C'est moi qui souligne]
En cette fin d'année 2015, je délaissai le numérique pour écrire au crayon de papier dans le carnet Pantone sulphur spring 13-0650, et je revenais, à la date du 12 décembre, sur l'approche poétique de Suzanne Lilar, recopiant le fragment suivant où se trouve en toutes lettres la phrase surlignée ci-dessus :
"Si l'on est toujours invité à la poésie, c'est avec l'engagement, l'implication que cela suppose. On pourrait croire que la poésie sommeille, tapie sous l'apparence des choses, prête à s'animer sous la baguette des enchanteurs. Mais c'est à la manière du reflet qui surgit dans l'eau, de l'image dans le miroir. Alors que la beauté est dans les choses, c'est nous qui y projetons la poésie. Éternelle habitante des bois dormants de la pensée, c'est en nous qu'elle attend le réveil des analogies et c'est le monde extérieur qui joue le rôle de l'enchanteur." (p. 98)
Et j'ajoutai que cette idée forte était reprise par Julien Gracq dans la préface qu'il avait donnée à l'ouvrage, quand il affirmait que Suzanne Lilar "sait et dit admirablement que dans l'idée que nous nous faisons aujourd'hui de la poésie, c'est à celui qu'elle vient combler de faire la moitié du chemin. La poésie n'est pas un don qui nous est tendu, n'est pas un prêt-à-consommer qui nous trouverait passifs. Elle n'est qu'une proposition dont il dépend du génie de chacun de nous qu'elle se matérialise." [C'est moi qui souligne]

C'est donc à nous, lecteurs, selon Lilar et Gracq, qu'il revient de s'avancer dans ces bois dormants de la pensée, ronces et épines de la réalité livrant passage jusqu'à la poésie. Je notai alors qu'il m'était revenu en mémoire ce beau recueil de poésie de Gérard Macé, intitulé justement Bois dormant (en découvrant Belle dormant, le film d'Adolfo Arrietta, j'avais bien sûr éprouvé la même réminiscence).

Dans la postface de Jean Roudaut, présente dans cette édition Poésie/Gallimard de 2002, on retrouvait le même appel à l'intervention du lecteur :
"Nous sommes frappés de somnolence, à la façon de "la belle au bois dormant", et laissons la stérilité gagner notre langage. Notre liberté ne dépend cependant que de nous, et de notre capacité à désentraver notre mémoire. Les subterfuges poétiques ont pour rôle d'ouvrir, pour la pensée, une voie parmi les brumes de la distraction."
Plus loin : 
"Nous parlons une langue endormie en un château, isolée par une forêt sauvage."
Et encore : 
"La parole est coupée par la douleur : on s'arrache des mots. De cette misère le poète est le thérapeute ; il éveille notre parler comme le roi la princesse dormant au fond du bois, et, par là, restaure le royaume, celui qu'on a en soi, celui dans lequel on vit."
Même brillant, écrivai-je alors, il faut s'émanciper du commentaire et aller au texte même, au poème en prose Bois dormant, dernier du recueil du même nom :
"Château de fougères et sommeil dans un nid de flammes, la forêt s'est refermée sur une belle endormie au visage d'ébène, une morte maquillée de vermillon.
Vierge enceinte à son insu, mère du jour et de l'aurore qui la réveilleront bientôt, elle dort sans rêve et sans parole au coeur du livre entrouvert, où l'enfant qui vient d'apprendre à lire la regarde à la dérobée, un doigt sur les lèvres en attendant le baiser sur la bouche.[...]"
Mise en italiques par Gérard Macé, la notation rimbaldienne est extraite de Nuit de l'Enfer, qui fait partie de La saison en enfer. Scrutons le passage en question :
Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde. – La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas – et le ciel en haut. – Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes.
Que de malices dans l’attention dans la campagne… Satan, Ferdinand, court avec les graines sauvages… Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les courber… Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d’une vague d’émeraude…
Jésus flagellé, décrit dans les évangiles comme couronné d'épines, recouvert du manteau écarlate par les soldats romains, marche ici sur des ronces, mais "sans les courber", marche magique comme celle du prince qui voit devant lui les ronces s'écarter. Le rouge de son manteau a passé dans les ronces, à moins que ce ne soit là la pourpre de son sang.
Il ressuscitera comme le phénix sur son bûcher, son nid de flammes. Significativement, le mot grec φοῖνιξ / phoînix, avant de désigner l'oiseau fabuleux, nommait la pourpre, tirée d'un petit coquillage (Murex brandaris).


Phénix par Friedrich Justin Bertuch, 1790-1830.
Comment ne pas s'émerveiller aujourd'hui de la surgie de ces correspondances nouvelles : Adolfo Arrietta ne réalise-t-il pas en 1979 ce film considéré comme son chef d'oeuvre, Flammes ? Film qui sert de fil rouge aux entretiens avec Philippe Azoury : "Histoire d'une jeune femme fascinée par les pompiers, Flammes joue avec le feu, porté par une fille du Palace qui n'avait pas encore gagné un nom dans la chanson (Caroline Loeb) et par un nouveau venu qui ne laissait aucun doute quant à l'acteur qu'il allait devenir (Pascal Greggory)." (Extrait de la quatrième de couverture)



Le critique Jean-Claude Biette n'écrivit-il pas dans le n° 290-291, juillet-août 1978 des Cahiers du cinéma, un article intitulé « Le cinéma phénixo-logique d'Adolfo G. Arrietta » ?

Et sur le site Avoir à lire, rendant compte du livre d'Azoury, n'est-il pas étrange de voir, en contrepoint à Flammes et à la couverture d' Un morceau de ton rêve..., l'affiche du nouveau film de Cécile Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, où Adèle Haenel semble, comme le Phénix, s'élever au-dessus d'un nid de flammes ?




Cet article est le 700ème article d'Alluvions.

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