lundi 26 octobre 2015

Les mystères de Bruxelles

Bruxelles. Un week-end en famille. Sur le chemin du Centre belge de la Bande dessinée, installée dans les anciens magasins Waucquez (plans dessinés par Victor Horta, un des chantres de l'Art Nouveau, dont nous visitâmes le lendemain la maison-musée), nous découvrons la petite place des Martyrs, bien silencieuse, à l'écart de la foule de la Grand-Place pourtant toute proche. Une belle librairie, CFC-Quartiers latins, y a élu domicile. Impossible de ne pas y faire un tour. Il y a une bonne dizaine de livres dont je ferais bien l'emplette, mais je suis raisonnable, le livre est lourd dans le sac à dos, et j'ai déjà tant à lire. Mais, sur un rayonnage de livres d'occasion, voici qu'apparaît Journal de l'analogiste, de Suzanne Lilar, dans son édition de 1979, chez Grasset (une première édition avait eu lieu en 1954, chez Julliard). Exemplaire défraîchi, est-il écrit sur la couverture jaune. Huit euros. Modique par rapport aux prix que j'avais pu trouver sur internet, voici quelques mois, et qui m'avaient conduit à commander la version numérique.


C'est la faute (ou la grâce) d'un rêve qui m'y avait mené. Un rêve fait à Milloux, près de Chaillac, où nous avions joué Tout mon amour, à l'occasion du festival Milloux en Mai. La plupart d'entre nous avait dormi sur place après la répétition générale sous le chapiteau. Une petite chambre m'avait été échue, mais j'avais peiné à y trouver le sommeil. De nombreux rêves avaient percé cette nuit de filons évanescents mais, au réveil, ce ne sont pas des images que j'avais retenues, mais un nom et un titre : Suzanne Lilar, Journal de l'analogiste, ce qui était d'autant plus étonnant que je ne connaissais l'auteur et l'œuvre en question que de nom. Évidemment, je voulais en savoir un peu plus, il me fallait exploiter ce qui ressemblait fort à un indice dans l'enquête dont je retraçais au fur et à mesure l'évolution dans le carnet Pantone bleu.

Suzanne Lilar, par C. Leirens

A la vérité, à l'époque, je me suis lancé trop vite dans la lecture de l'ouvrage, trop impatient d'y découvrir des échos à ce que je vivais, et je ne pratiquai qu'un survol honteux (ce dont j'étais très conscient déjà, car ces mots-là sont les mêmes que j'employai alors). Il est donc heureux que je renoue à Bruxelles avec cette piste prometteuse. Bruxelles, où vivait Suzanne Lilar, et où Julien Gracq lut en 1978 le texte qui devint la préface du livre.

Il faudrait maintenant en venir à ce qui fait le formidable intérêt de ce livre. L'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, qu'elle intégra en 1956, le résume ainsi :

"Le journal de l'analogiste, paru en 1954, lui vaut, à Paris, le prix Sainte-Beuve. Comme Montaigne, l'auteur se prend pour premier sujet d'étude et, à partir d'expériences vécues, retrace la genèse d'une approche originale du phénomène poétique. Lilar définit la poésie comme la nostalgie platonicienne de l'âme qui conserve la mémoire de la présence de Dieu. Breton et Gracq ont approuvé cette distinction entre le beau et la poésie, car si la beauté est dans les choses, c'est nous qui y projetons la poésie. Éternelle habitante des bois dormants de la pensée, c'est en nous qu'elle attend le réveil des analogies et c'est le monde extérieur qui joue le rôle de l'enchanteur."

A vrai dire, je ne suis pas certain que l'accent mis sur la nostalgie du divin soit la bonne entrée pour comprendre la pensée de Suzanne Lilar, en tout cas ce n'est sûrement pas cela qui a retenu l'attention de Gracq et Breton, qui n'avaient d'ailleurs l'un comme l'autre que peu d'appétence pour la figure de Dieu. C'est bien plutôt la visée vers un au-delà des apparences et le côté expérimental de son approche qui les a enthousiasmés. Mais le mieux est de lire le livre, ou en son absence, de regarder le documentaire que la télévision belge  consacra à Suzanne Lilar en 1979, l'année donc de la réédition de l'ouvrage. En voici la partie 5, qui l'évoque précisément :


En cet après-midi où je rédige ce billet, au moment où je vais m'éloigner de mon bureau pour aller chercher les enfants, je vois posé sur le mur, juste devant la fenêtre, un papillon. Je n'aurai pas le temps de le photographier : l'espace d'un réglage, il a déjà repris son vol, rejoignant un autre congénère, virevoltant tous les deux de concert. Je suis surpris par cette rencontre, surtout à cette période automnale, et puis je me souviens des papillons dont j'avais eu le temps, cette fois-là, d'enregistrer l'existence, et c'était aussi à Milloux, et ils avaient révélé tout un réseau de correspondances dont je ne donnerai pas le détail ici.

Je n'en suis pas certain, mais il m'a semblé reconnaître aujourd'hui le paon de jour que j'avais croisé alors, dans le pré attenant la maison : de Bruxelles à Milloux (oserais-je dire de Tintin à Milloux ?), les signes s'échangent, les échos se croisent.

A l'intérieur du volume, il y avait un article de journal découpé, relatant un colloque de 1983, et la sortie de Cahiers Suzanne Lilar, chez Gallimard. Il était très jauni et avait décoloré la première page du livre, y laissant un rectangle ocre. Dans le texte était cité Hector Bianciotti qui célébrait les vertus du Journal de l'analogiste, "qui aide à vivre" parce qu'il nous fait entrevoir notre monde comme "un ensemble de réponses probables qui n'attendent que nos questions."





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