jeudi 17 octobre 2019

Investiguer le little data

D'un belge l'autre. D'Henri Van Lier, l'anthropogéniste génial, à l'écrivain et scénariste Charly Delwart, dont j'ai découvert à la médiathèque, sur la table des nouveautés, sa Databiographie, publiée chez Flammarion. Son projet est de se décrire par le chiffre, le graphique, le diagramme. Une idée qui lui serait venue en lisant une statistique qui disait qu’il y a sur la Terre 200 000 loups sauvages pour 400 millions de chiens : "Une comparaison simple, qui décrit ce que le monde est devenu, ce qu’on a perdu en animalité, en sauvagerie. Je me suis demandé quels chiffres, appliqués à ma vie, seraient aussi parlants. J’ai commencé à lister et à organiser des éléments de tous ordres : pratique, existentiel, intime, physique, mental, en me demandant ce que ça raconterait de moi, à 44 ans. Dans une époque de big data, je voulais investiguer le little data." Fort bien, mais on pouvait craindre une sinistre cohorte de données comme celles que recueillent ces applications mobiles permettant de suivre en temps réel sa santé quotidienne, inaugurant le règne du « self management », où les bonnes âmes veulent voir la promesse d'une "médecine prédictive, préventive, personnalisée et participative". Selon Benoît Thieulin, directeur de l’agence La Netscouade et ancien président du Conseil National du Numérique, « la rencontre du Big Data et de la santé ouvre un cycle d’innovations sans précédent. On est dans le même type de saut vertigineux que la découverte des antibiotiques ». Les multinationales du numérique ne s'y sont pas trompés : on peut lire sur le site même de Sanofi que "Forts de leur maîtrise dans la collecte, gestion et traitement des données, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) tirent naturellement leur épingle du jeu et des partenariats se forment avec les laboratoires pharmaceutiques. Sanofi s’est ainsi associé à Google, via sa filiale santé Verily, pour fonder Onduo. Cette coentreprise a pour mission de concevoir et développer de nouveaux objets connectés dans le domaine du diabète."



Bref, Delwart allait-il nous servir la version littéraire de cette gouvernance par les nombres qu'a si bien décrite le juriste Alain Supiot ? Bien heureusement non. Il n'est que de voir la datavisualisation du bandeau : surface que j'aurais pu acheter avec le budget dédié à ma psychanalyse. Cela nous en dit plus sur le monde d'aujourd'hui, ses inégalités fabuleuses, ses contrastes de richesse, que sur l'ego de Delwart. L'humour qui traverse l'ouvrage de part en part me l'a fait dévorer en deux jours. On s'amuse beaucoup, même si l'entreprise reste toujours très sérieuse, mais l'émotion pointe aussi parfois : "Ma fille de sept ans m'a fabriqué successivement, pour mes quarante-trois et mes quarante-quatre ans, en papier en en trois dimensions : la maison idéale pour écrire (avec un petit ordinateur à l'intérieur) et le musée idéal (avec des tableaux de peintres que j'aime et un d'elle). Elle me dit que le jour de ma mort, car c'est aussi important qu'un jour d'anniversaire, elle me fabriquera un cimetière en papier, avec quelqu'un qui prie."(p. 335)

C'est que les graphiques ne sont pas le tout de l'ouvrage : la moitié demeure sous forme de notes plus ou moins brèves, qui commentent et prolongent les dits-graphiques. Et ce que ces notes expriment le plus souvent, c'est un questionnement. D'ailleurs, dès le prologue, le ton est donné : "J'ai question à tout. C'est mon mode de fonctionnement depuis toujours. Je me demande en permanence ce que font les gens, pourquoi ils le font, à quoi ils pensent, autant de possibilités de mener une journée, une existence."

Le même jour où je lisais Delwart, je me suis replongé aussi dans L'invitation au Talmud de Marc-Alain Ouaknin (Champs-essais, 2018, nouvelle édition), et je suis tombé immédiatement sur un passage affirmant que la pensée talmudique est une pensée de la question :
"Étonnante langue hébraïque qui nous enseigne que le mot "homme", adam, possède la même valeur numérique que le mot mah qui veut dire "quoi ?". Cela ne revient-il pas à dire qu'il est impossible de définir l'homme ? L'homme n'est-il pas justement cet être tout à fait singulier qui échappe à toute possibilité de définition ? Cet existant qui se définit par l'absence de définition possible ? L'essence de l'homme n'est-elle pas de ne pas avoir d'essence ? Paradoxe que la langue hébraïque énonce parfaitement. L'essence se dit mahout, de la racine mah, signifiant "quoi ?". L'essence, mahout, est la "quoibilité", néologisme que nous créons pour dire cette essence questionnante de l'homme, cette questionnabilité qui maintient l'être ouvert à la possibilité de ses possibles et de son futur." (p. 146)


Sur la question, Charly Delwart cite encore l'écrivain espagnol Javier Cercas, avec un extrait de son livre Le point aveugle, recueil de cinq conférences données à Oxford  : 
« Le roman n’est pas un genre responsif mais interrogatif : Écrire un roman consiste à se poser une question complexe et à la formuler de la manière la plus complexe possible, et ce, non pour y répondre ou pour y répondre de manière claire et certaine ; écrire un roman consiste à plonger dans une énigme pour la rendre insoluble, non pour la déchiffrer (à moins que la rendre insoluble soit, précisément, la seule manière de la déchiffrer). Cette énigme, c’est le point aveugle, et le meilleur que ces romans ont à dire, ils le disent à travers elle : à travers ce silence pléthorique de sens, cette cécité visionnaire, cette obscurité radiante, cette ambiguïté sans solution. Ce point aveugle, c’est ce que nous sommes. »
 De son côté, Marc-Alain Ouaknin en appelait à Flaubert - "L'interprétation c'est la patience du sens : pour renoncer, selon l'expression de Flaubert, à la "rage de vouloir conclure" - mais aussi à Milan Kundera et à son Art du roman, en sa dernière partie, Le discours de Jérusalem.  L'art du roman, un essai que j'avais adoré. Je vais chercher le Folio dans la bibliothèque, la date au stylo vert (ce qui me surprend car j'use rarement du vert) donne le 25 avril 1995, à Lyon. Et c'est encore en vert que sont soulignés certains passages. Il y a d'abord cette expression "la sagesse du roman". "Tous les vrais romanciers, écrit Kundera, sont à l'écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier." Et puis, quelques lignes plus loin : "Il y a un proverbe juif admirable : L'homme pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j'aime imaginer que François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c'est ainsi que l'idée du premier grand roman européen est née. Il me plaît de penser  que l'art du roman est venu au monde  comme l'écho du rire de Dieu." (passages précis soulignés en vert).

En cherchant pour ce billet le passage de Javier Cercas sur le point aveugle (par paresse, pour gagner du temps, copier-coller au lieu de recopier laborieusement), je suis parvenu sur un article de la revue en ligne Diacritik, écrit par Lucien Raphmaj en mars 2017. Où celui-ci invoque justement l'écrivain tchèque et son Art du roman :
"C’est au « premier moment du roman », celui inauguré par Don Quichotte selon Milan Kundera dans son Art du roman, que Cercas souhaite s’alimenter, revenant sur l’hybridation des genres si fertile désormais : « La littérature authentique ne rassure pas, elle inquiète ; elle ne simplifie pas la réalité, elle la complique. Les vérités de la littérature, surtout celle du roman, ne sont jamais claires, précises et manifestes, mais ambigües, contradictoires, polyédriques, fondamentalement ironiques »."

Cet article en appelait un autre, rédigé un an plus tôt par Christine Marcandier, toujours dans Diacritik, article où je trouvai la citation recherchée et qui se terminait par l'évocation d'un autre livre de Cercas, Mobile :
"Álvaro, le protagoniste de Mobile (comme avant lui Kafka ou ses personnages) travaille dans un cabinet juridique. Mais c’est surtout à la littérature qu’il a « subordonné » sa vie, la littérature qui, il le sait, est une « maîtresse exigeante« . Il se consacre à sa tâche, écrire « une œuvre ambitieuse de portée universelle« , de manière obsessionnelle, presque maladive. Après avoir hésité entre plusieurs formes, il choisit le roman, maintes fois mis à terre, en état de mort annoncé, pourtant toujours vivant puisqu’aucun autre « instrument ne pouvait capter avec une telle précision et une telle richesse de nuances la complexité infinie du réel« . En référence à Flaubert, il écrira donc « l’épopée inouïe de quatre personnages banals« , dont l’un, bien sûr, post-modernisme oblige, écrit justement un roman ambitieux. Le Mobile est l’épopée vertigineuse d’une écriture lancée dans sa propre recherche, l’aventure du roman et de son point aveugle, déjà."
Flaubert est encore ici à l'honneur - et je vous prierai de prendre acte du vertigineuse qui mériterait bien d'enrichir la contribution flaubertienne à l'inventaire des vertiges. Notons enfin que la photo de la couverture de Mobile, avec son escalier en spirale ouvrant sur un trou noir, appelle en écho  le Vertigo hitchcockien.



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