dimanche 9 février 2020

Ostrava, hôtel Paradise

"Nouvelle d'une radio de l'Ouest : avant-hier, le 29 décembre 1973, le nouveau livre de Soljénitsyne, L'Archipel du Goulag, est sorti à Paris. Roman ? Reportage ? Je n'en sais pas plus pour le moment. Je connais le sigle Goulag par l'épilogue du Docteur Jivago. Il signifie : Glavnoïé OUpravliénié LAGerieï. Administration centrale des camps de redressement. En tchèque, HSNZ, mais le sigle sonne mal. J'en inventerai un autre, précis.

Jan Zabrana, Toute une vie, Allia, 2006, p.23-24.


Retour d'Ostrava, en République tchèque, où j'ai séjourné du 3 au 7 février. A cette occasion, j'ai posté trois petits textes sur Facebook, que je republie ici, augmenté d'une considération sur la solitude.

Ostrava, 4/02. En février, le tourisme se fait discret, surtout quand il pleut sans arrêt comme aujourd'hui. L'école finissant tôt (on se croirait en Espagne si ce n'était le climat), je file en tram vers le centre. Je flâne sans avoir de vrai coup de cœur, un tour de cathédrale sans conviction, et puis le Musée d'Ostrava, qui ferme bientôt. J'en suis, je pense, le seul visiteur. Pour moi, on ouvre le vestiaire, on m'introduit dans la salle d'expo des Playmobil. Il y a tout de même des choses intéressantes, qui ont tout à voir avec le passé industriel de la ville, ainsi cette formidable collection de lampes de mineurs (voir photo). Avec tout ça, après avoir récupéré mon manteau, je m'en vais pour sortir mais la porte est fermée, et le bureau d'accueil aussi. Plus un chat au rez-de-chaussée. Je n'oublie pas qu'on est au pays de Kafka. Je remonte l'escalier. Un couple de jeunes m'ouvre la lourde. Dehors, il fait déjà presque nuit.


Ostrava, 5/02. Fini le gris sur Ostrava. Voici le jour de l'or, celui du soleil qui flambe sur les immeubles, et celui du théâtre Anton Dvorak, que l'on m'avait chaudement recommandé. A dix-neuf heures, on y donnait un ballet. Qu'à cela ne tienne, comme je traînais encore dans les parages, va pour le ballet. Pour à peine vingt euros, on a droit aux splendeurs du rouge et or, un orchestre du feu de dieu et trente-trois danseurs virevoltants. Je n'ai pas pris le programme, uniquement écrit en tchèque. Tout le monde est sur son trente-et-un, je me sens légèrement décalé dans l'assistance. L'affaire commence. Je vois bien qu'il y a une histoire de rivalité mais en gros je n'y comprends rien. A l'entracte, on file vers les buffets, à l'étage supérieur, dans de vastes salons. J'achète des petits toasts délicieux et un verre de vin qui se révèle du jus de raisin. Retour pour la deuxième partie, qui finit par un duel et deux morts. Formidable. Tonnerre d'applaudissements. Je rafle de la documentation. Au retour à l'hôtel (où la réceptionniste de plus en plus sympa, me donne accès à une autre chambre à côté de la mienne pour que je me fasse un thé), je découvre que je viens de voir Les liaisons dangereuses.


Ostrava, 6/02. Dernier jour à Ostrava. Après la pluie et le soleil, la neige, en flocons légers qui ne feront pas une couche. Sur le chemin de l'université où j'ai rendez-vous, un petit garçon, six ans maximum, rentre tout seul chez lui, s'arrêtant ici et là, comme tous les petits garçons pas pressés de rentrer dans une maison où, peut-être, personne ne les attend. Demain matin, très tôt, je reprends le train pour Prague. Dans le livre que j'ai emporté avec moi*, j'ai lu hier soir que le 15 mars 1939, Max Brod, l'exécuteur testamentaire de Kafka, avait fait halte à quatre heures du matin dans cette même gare d'Ostrava. Il avait avec lui une volumineuse valise en cuir conteant des liasses de manuscrits de Kafka. Ce fut le dernier train autorisé à franchir la frontière tchéco-polonaise avant sa fermeture par les nazis.

* Le dernier procès de Kafka, Benjamin Balint, La Découverte, 2020. 



Quand il m'avait fallu choisir un hôtel à Ostrava, j'avais choisi l'hôtel Paradise, non pas à cause de son nom (cela eût plutôt contribué à me faire reculer) mais de par sa proximité relative au centre de la ville (2,8 km était-il dit). De fait, ce fut un bon choix pour plusieurs raisons, dont la première était qu'il se révéla être situé à mi-chemin entre le Centrum et l'école où je devais aller visiter les étudiants en stage, dans le quartier résidentiel de Poruba. Le tram 8 reliait les deux endroits. La seconde raison est que la réceptionniste de l'hôtel, dont je ne sais si elle était la propriétaire ou une simple employée, m'accueillit avec la plus grande gentillesse qui soit. En outre, elle parlait français, ce qui n'a rien d'habituel dans un pays où le français n'a plus guère la cote (c'est d'ailleurs la seule personne, en dehors de la professeure de l'école qui supervisait les étudiants, avec qui je pus m'entretenir dans notre langue).


Quand j'y repense maintenant, je suis frappé par le caractère étrange de l'hôtel. Je n'y ai jamais croisé, en quatre jours, un autre voyageur. Un soir, j'entendis du bruit, des gens qui ont dû dormir dans une chambre proche de la mienne, mais je ne les croisai pas au matin, et les autres soirs furent silencieux. Au petit déjeuner, j'étais seul, et les autres tables n'étaient pas préparées comme on peut le voir ordinairement dans les hôtels. Je fus seul aussi, il est vrai, au musée d'Ostrava, à la galerie d'art Dum Umeni et dans la tour de la nouvelle mairie. Une solitude dont je ne souffris point pourtant, car elle ne fut pas redoublée d'une hostilité vis-à-vis de moi. Non, malgré les avertissements des étudiants qui trouvaient les tchèques peu amènes (et cela ne me surprenait pas, j'avais encore en mémoire le visage fermé des Hongrois), je n'ai eu qu'à apprécier leur bienveillance, comme cet homme qui se dérouta pour m'indiquer le bon chemin le premier jour, alors qu'il pleuvait à verse et que j'étais largué dans une portion sans charme de la ville.
Cette solitude* sans souffrance, c'était comme si j'étais venu l'affronter, à l'instar des personnages de Kafka, du Joseph K. du Procès, de l'arpenteur K. du Château, mais sur un mode mineur :
"26 décembre 1910 pendant deux jours ½ j’ai été seul – quoique pas totalement – et déjà je suis, sinon transformé, du moins sur la voie. La solitude a un pouvoir sur moi qui ne fait jamais défaut. Mon être intérieur se délie (de façon seulement superficielle pour le moment) et est prêt à libérer ce qui est en profondeur. À l’intérieur de moi un petit ordre commence à se former et je n’ai plus besoin de rien, car le désordre quand on est capable de peu est ce qu’il y a de plus terrible." Kafka, Journal.
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* La solitude est aussi puissamment à l'oeuvre dans le livre que je lisais avant de partir, que je n'ai pas emmené avec moi, mais que j'ai repris au retour, Souvenirs/Ecran, Voyages en France 2017-2018, de l'écrivain et historien du cinéma Noël Herpe (Bartillat, 2019). Journal de sa pérégrination dans une quarantaine de villes, pour accompagner la projection de films de Clouzot, dont il fut commissaire d'exposition à la Cinémathèque en 2017 et 2018, ce livre ironique et vachard nous montre un Herpe souvent désenchanté, qui n'épargne personne (et surtout pas lui-même). Il compose un personnage pas très sympathique à mes yeux, mais sa lucidité et une recherche angoissée d'une signification introuvable le préservent d'une aigreur poisseuse. J'en veux pour illustration, entre autres passages possibles, cet extrait de son passage en Bourgogne, à Semur-en-Auxois :
"Dimanche matin. Je m'autorise à ne pas rester dans ma chambre d'hôtel, enfermé pour écrire ou relire mes pages de ces derniers jours. Je vais voir de l'autre côté de Semur, là où se dévale entre deux rangées de résidences secondaires, espérant découvrir un coin de campagne. A la croisée de deux routes, je m'engage dans un bois au bord d'une rivière. Au loin, un pré s'étend que dessine le soleil. Je traverse un pont de bois (non sans avoir peur qu'il ne s'écroule sous mes pas), et je m'assieds sur un banc, au coeur de cette scène. Deux hommes passent le pont, l'air de se demander ce que je fais là. Je demeure seul, abandonné à l'instant qui m'envahit. Pour quelques secondes, il n'y a plus que le sentiment d'être, à la même place que ce qui chante dans les branches ou ce qui gît au sol. Je pleure.
La remontée est désenchantée. Ce que je viens de vivre s'enfuit, à mesure que j'essaie de le comprendre. Les portes sont closes. Un homme rentre chez lui. Sur la place, aucun lieu n'est ouvert où je pourrais m'arrêter."(p.124)

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