vendredi 6 mai 2022

6 - Notre-Dame de Babel

« Il est mort avant d’arriver à Rovno. Il est mort, le dernier prince au milieu de ses poèmes, de ses phylactères et de ses bandes molletières. Nous l’avons enterré au cours d’un arrêt, dans une bourgade oubliée. Et moi qui loge avec tant de peine dans le vieux corps les tempêtes de mon imagination, j’ai recueilli le dernier soupir de mon frère. »

 Isaac Babel, Le fils du Rèbbe, in Cavalerie Rouge

Retour sur le dimanche 3 avril, jour de la brocante des Marins, dont j'ai fait le récit dans Quelques cercles sur le banc de bois jaune. Il y eut d'abord celle émission de Talmudiques, avec Camille de Toledo, dont je surpris des bribes avant l'arrivée sur l'avenue, émission dont la figure de proue était l'écrivain Isaac Babel. Je lus dans les jours qui suivirent Le fantôme d'Odessa, le roman graphique de Camille de Toledo et Alexandre Pavlenko, qui retrace la terrible histoire de ce conteur de génie que Staline fit assassiner le 27 janvier 1940. Désireux d'en savoir plus sur Babel, je découvris sur la page de France Culture une rediffusion au 5 mars 2022 d'une émission Répliques du 7 novembre 2015. Alain Finkielkraut y avait invité pour parler de Babel l'écrivain Pierre Pachet et l'historien Adrien Le Bihan. Lequel disait ceci :

"Je pense comme Pierre Pachet, qu'il faut découvrir Isaac Babel par le plus saisissant des trois recueils, qui est certainement, Cavalerie rouge, et c'est par Cavalerie rouge qu'il est mondialement connu. C'est une bonne introduction pour un lecteur qui ne connaîtrait pas Babel, à commencer par le récit, La traversée du Zbroutch, que Babel a voulu en tête de Cavalerie rouge, avec le passage de la rivière en juillet 1920. On entre dans cette guerre et dans le chef-d'œuvre en même temps. Il y a beaucoup de rivières dans Cavalerie rouge."
"Quand on lit le Journal de 1920, on se rend compte que Babel a lu Notre-Dame de Paris. Il introduit dans Cavalerie rouge des éléments de Notre-Dame de Paris. Babel a lu Notre-Dame, et le plomb est la couleur qui succède à ces rouges, ces orange, et ces jaunes… Et Babel nous dit de ces meurtres - parce qu'il a besoin de meurtres : "Du plomb des meurtres, je vous donne l'or du récit". C'est l'alchimie de Babel, à mon avis."


Or, dans l'article sur la brocante des Marins, juste après avoir évoqué Babel, je mentionne la découverte  dans un bac du livre de littérature de jeunesse, Jody et le faon, de M.K. Rawlings. Il faut regarder en détail la photo qui en atteste :


Zoomons sur le livre à la tranche rouge au bas de l'image :


Il s'agit bien de Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo.

Sur Notre-Dame, je note encore son apparition dans un passage du livre de Robert Bober, Par instants, la vie n'est pas sûre, que j'ai souvent cité ces derniers temps. Il y évoque l'un des rares films qu'il n'a pas tourné en compagnie de Pierre Dumayet, Le Choix de Dieu, avec le cardinal Jean-Marie Lustiger (1987). "Au cours de ce tournage, écrit Bober, sont arrivés, tout à fait inattendus bien que pas vraiment dus au hasard, des événements apparemment anodins qui ont la place qu'ils méritent d'avoir : celle de m'en souvenir avec plaisir." C'était au moment, précise-t-il, de la préparation du dernier entretien tourné à Notre-Dame, et le cardinal (dont il faut rappeler qu'il avait des origines juives polonaises) avait proposé un endroit accessible par un escalier étroit d'où l'on avait une vue d'ensemble sur la cathédrale. Seul inconvénient, il y faisait très froid. Bober fait alors venir du café. 

« Le cardinal, après avoir été servi en café, prit un morceau de sucre qu’il mit dans son gobelet et marqua un temps d’arrêt : il n’y avait pas de petite cuillère prévue pour le remuer. « Vous savez pourtant bien ce qu’on fait, lui ai-je dit étant servi à mon tour, juste avant de boire une boisson chaude, au lieu de mettre le morceau de sucre dans la tasse, on fait ça : on le dépose sur la langue. Et le cardinal a éclaté de rire. Alerté par ce rire, Dominique Wolton qui n’était pas loin, curieux de ce qui l’avait déclenché, nous en demanda l’origine. Alors le cardinal, tout en souriant, nous désignant alternativement lui et moi, a répondu à Wolton : « C’est juste une histoire entre nous. »

Ce morceau de sucre posé sur la langue était un geste qu’il savait ancien. Un geste simple que ni lui ni moi n’avions connu, mais que nous savions l’un et l’autre que c’était comme ça que dans les petites villes de Pologne, à Bendzin comme à Przemysl on buvait le thé.

Il me reste aujourd’hui le souvenir de ce rire que nous avions partagé. »

Bendzin était la petite ville de Pologne dont le père et la mère du cardinal étaient originaires. Arrivés en France sitôt après la Première Guerre mondiale, le couple avait tenu un petit magasin de bonneterie dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Sa mère, Gisèle, est arrêtée le 10 septembre 1942, "pour infraction au port de l'étoile jaune (selon le biographe Henri Tincq) ou sur dénonciation de son employée de maison (selon le cousin d’Aron, l'historien allemand Arno Lustiger) : cette jeune femme, en relation intime avec un membre de la Milice, était avide de récupérer son appartement"(selon Wikipedia). Gisèle Lustiger est alors internée à Drancy puis déportée, par le convoi n°48, en date du 13 février 1943, vers Auschwitz où elle est gazée à son arrivée le 16 février 1943. Une destinée tragique très proche, jusque dans les dates, de celle de la mère de Georges Perec, Cyrla, qui fut aussi arrêtée et internée à Drancy en janvier 1943, puis déportée à Auschwitz le 11 février de la même année.

Avril 2005. Jean-Marie Lustiger à Birkenau. Wojtek Radwanski, GettyImages

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