mercredi 15 mai 2024

Nos émotions si souvent naissent langées dans leurs catachrèses

Le 30 mars dernier, je commence la lecture de Vivarium, de Tanguy Viel. De lui, j'avais lu un ou deux romans, mais il ne s'agit ici aucunement de roman, ni même de récit. Il se pose lui-même la question en quatrième de couverture : Qu'est-ce que le vivarium ici ? "Cette série de fragments qui se voudraient abris vitrés pour la mouvante pensée ? Ou bien la vie elle-même qui nous enveloppe et nous prête, comme le biotope de l'animal, un milieu où tenir ?" J'y trouve en tout cas un bonheur de lecture semblable à celui que j'éprouve toujours en parcourant et reparcourant les carnets de notes d'Antoine Emaz. Sensations et pensées s'entrelacent avec fluidité ; la note échappe à la densité de granite de l'aphorisme sans se répandre parfois outrageusement comme le ferait le chapitre d'un essai. A la page 11, commentant l'idée du philosophe allemand Hermann Schmitz selon lequel nos sentiments ne se trouveraient pas seulement en nous, mais d'abord et surtout dans l'atmosphère qui nous entoure, il évoque cette exigence littéraire qui seule pourrait "dire ce fondu des choses, ouvrant le pluriel d'un vécu à l'inflorescence de ses qualités, les nouant alors musicalement, dans le respect du tremblé qui les a fait naître."Voilà bien une phrase sur laquelle on ne peut passer rapidement, et qui explique peut-être pourquoi plusieurs semaines me furent nécessaires pour aller au terminus de l'ouvrage, non pas en raison d'une quelconque aridité, mais bien plutôt parce que chaque fragment donnait passage à rêverie, indissolublement théorique et pratique, et souvent je refermai le volume après quelques pages seulement parce que j'avais assez de nourriture en moi à ruminer

Mais poursuivons la lecture du fragment en question, où Tanguy Viel se fait à lui-même objection : "Mais un tel voeu ne s'exauce pas d'être seulement prononcé et l'écriture, dont on est si prompt à croire qu'elle ouvre et déplie la matière, nous savons aussi ce qu'elle en voile, gardienne posée devant la grande porte de la perception, souriant en mille formules crispées, prêtes à l'emploi, et répétées machinalement au visiteur aventureux. Si souvent par exemple les cieux sont d'azur et les pavés luisants. Si la neige tombe, saura-t-elle étendre sous nos yeux autre chose que son grand manteau blanc ? Nous sommes les otages du monde parlé, quand nos émotions si souvent naissent langées dans leurs catachrèses." (C'est moi qui souligne)


Arrêt sur image. Catachrèse, mot bien savant. Viel ne s'attarde pas à la définition. Donnons-la pour ceux qui, comme moi, n'en sont pas familiers. Ma référence, comme toujours, est le CNRTL :

RHÉT. Procédé qui étend l'emploi d'un terme au-delà de ce que permet son sens strict. ,,À cheval sur un mur`` (Mar. Lex. 1951) :

... la catachrèse est une métaphore dont l'usage est si courant qu'elle n'est plus sentie comme telle; ex. : les pieds d'une table, les ailes d'un moulin. Ling.1972.
− En partic. Extension du sens d'un mot à une idée dépourvue de signe propre dans la langue : catachrèse p. méton.(cour « ensemble des courtisans »), catachrèse par synecdoque (bronze, « vase de bronze »), catachrèse p. métaph.(les ailes d'un bâtiment) [d'apr. P. FontanierManuel des Tropes, Paris, Flammarion, 1968 (1830), p. 213].

Un mot savant comme celui-ci, c'est comme un passant distingué qu'on ne rencontre pas tous les jours. Or, il se trouvait que la nuit précédente il m'avait déjà fait signe : dans Metavertigo, j'avais cité cet extrait de la Réponse à la lettre rouge d'Henri Pichette par Max-Pol Fouchet
"Voyez donc le langage de la poésie : c'est, au regard du langage familier, séculier, un tissage d'impropriétés. Les plus valables métaphores, les plus saisissantes images, les plus exactes catachrèses, celles qui appellent à voix inouïe ce qu'il paraissait impossible d'appeler, qui proposent des rapports avec ce qui semblait de toute éternité sans rapport , elles ne sont jamais que l'impropriété à son comble, l'impropriété montée comme une tour dans le vide." (C'est moi qui souligne)

J'avais noté alors cette résonance mais je ne pus y accorder aucun prolongement. Mais presque trois semaines plus tard, le 17 avril ( au matin, j'avais rêvé de Sarkozy qui aurait sculpté un Pinocchio, un Sarko qui aurait l'âme d'un Geppetto, bref, passons ce détail...), après avoir enfin bouclé la lecture de Vivarium, j'entame la lecture d'un livre acheté la veille, Au bout de la langue, de Martin Rueff (Nous, 2024).


Pour aller vite sur le propos de ce livre, voici ce qu'en dit Laurent Jenny dans son article sur En attendant Nadeau, du 11 mars 2024 : 

"Rueff part d’une remarque simple, si simple qu’elle est presque inaudible aux oreilles d’un francophone : le double sens du mot « langue ». En français, mais aussi en grec, en latin et dans les langues romanes, « langue » renvoie à la fois à l’organe de la parole et à la capacité de parler (ce à quoi d’ailleurs on peut ajouter l’idiome spécifique réalisé grâce à cette capacité, avec son lexique et sa syntaxe). Il suffit de se rapporter à quelques autres langues proches ou lointaines (comme l’anglais qui distingue tongue et language ou le japonais qui oppose shita et gengo) pour saisir tout ce que cette situation a de singulier. Superficiellement, on peut être tenté d’y voir une simple homonymie, comme il y en a tant en français qui nourrissent les répertoires de rimes : verre, vair et vers, par exemple. Mais cette ambivalence du mot « langue » repose sur beaucoup plus qu’un hasard phonétique, elle tient à ce que techniquement, en rhétorique, on appelle une « métalepse » : on glisse de la cause (l’organe) à l’effet (le parler) et on en vient à désigner l’un par l’autre. Cette coalescence des deux « langue » pourrait paraître anodine. Cependant, avec une érudition étourdissante et toujours limpide, Rueff en montre les effets extraordinairement riches pour une pensée de la parole, dans un passionnant voyage à travers mythologie, philosophie du langage et poésie."

Et c'est ainsi que réapparut, page 36, la fameuse catachrèse, déjà vue chez Fouchet et Viel :

"Pour décrire le rapport entre les deux acceptions du mot [langue], on peut penser qu'il s'agit d'une catachrèse, cette figure de rhétorique dont on trouve la théorie chez Aristote et Quintilien et qui consiste à détourner un mot pour étendre sa signification. Un exemple classique en français est le mot "pied" quand on parle du "pied" de la table ou de la chaise, ou du mot "bras" quand on parle du "bras" d'un fleuve. Il arrive que les poètes réactivent les catachrèses pour jouer sur le sens propre et figuré. Le poème garde la mémoire des catachrèses."

                                   

Et, pour compléter le tableau, il me faut mentionner cette quatrième catachrèse croisée le matin même dans un récit de mon ami Nunki Bartt, Le Rôdeur 1991

"Bartt se dit que c’en était fini de ce voyage idiot, que l'inexpression : « on n’est pas rendu à Loches », en se refondant en une pauvre catachrèse, avait finalement eu raison de lui. Comment repartir avec le même fardeau, avec la même distance à parcourir, quand on a l'impression de s'être fait écrasé par un couillard ? À moins, se dit- il, de considérer que le défi ne concernait que le voyage jusqu’à Loches uniquement, et qu’il était libre, désormais, de choisir son moyen de locomotion : le trébuchet, la catapulte ou bien l’autostop, discipline dont il raffolait et dont il était passé maître." (C'est moi qui souligne)

 


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