A Violette, 20 ans ce jour même,
Dans le train qui nous emmenait de bon matin de Bourges vers Paris, via Vierzon, j'avais emporté un seul livre, Amazonia, de Patrick Deville (Seuil, 2019), septième opus de son projet Abracadabra, cycle de douze livres écrits sur le principe du roman sans fiction, chacun d'entre eux s'attardant sur un continent ou du moins une large partie de la planète. Il est ici question, comme le titre le laisse bien deviner, d'une remontée de l'Amazone et de l'évocation de l'histoire du sous-continent latino-américain depuis l'année 1860. Pourquoi 1860 ? Eh bien, selon l'auteur lui-même (entretien dans La Presse en 2017), parce que "c'est le moment où pour la première fois - enfin, c'est la thèse que je prends -, toutes les informations sont disponibles sur toute la planète, où toutes les civilisations et tous les peuples connaissent l'existence des autres et où un événement qui se produit quelque part a des répercussions partout. C'est la deuxième révolution industrielle, la planète rétrécit brusquement, avec les navires à coques en fer, la vapeur, les locomotives, le canal de Suez, etc., et c'est le début de l'européanisation du monde, jusqu'à la Première Guerre mondiale."
J'avais trouvé le livre dans une bouquinerie de La Châtre, le 4 janvier dernier. J'étais alors avec Violette, contente de son côté d'avoir déniché un essai de Daniel Guérin qu'elle avait cherché sans succès jusque-là. Dans Amazonia, c'est un peu père & fille (3 chapitres), mais surtout père & fils (8 chapitres) qui constituent l'un des fils rouges du livre - ce voyage sur l'Amazone, Deville l'accomplissait avec son fils Pierre, vingt-neuf ans, dessinateur, photographe, musicien. "Nous avons décidé de mettre notre lien à l’épreuve, confie-t-il à Isabelle Rüf dans Le Temps, en partageant une cabine de bateau sur le fleuve Amazone ! On nous a mis en garde. On a fait quelques exercices, dans un chalet à Chamonix, au Brésil… Je m’étais engagé à lui soumettre le texte, il avait un veto absolu.» L'écrivain ne cache pas certains moments de tension, mais ce qui se détache c'est bien l'amour filial qui les relie (c'est tout en pudeur, ces mots ne sont jamais employés). On les retrouve au terme du voyage sur le rivage d'une île des Galápagos : "Côte à côte au bord de l'océan, nous demeurions immobiles devant le paysage immense de bout du monde, le jade très pâle des vagues écumeuses, les frégates ballottées dans le ciel par le vent fort, le sable blanc et les blocs de lave noire. (...) Un peu en retrait, j'observais son profil grave et ruisselant des eaux de la baignade et douce de la pluie, les cheveux bouclés de sa mère et les yeux noirs, un visage un peu grec."
Je n'eus pas le temps de terminer le livre avant Austerlitz. Ce n'était d'ailleurs pas mon intention. Nous avions un autre programme, nous devions faire provision de beauté, à Orsay tout d'abord, avec l'exposition Gustave Caillebotte mais aussi certaines salles des collections permanentes (oh, merveilles entre autres que ces Félix Vallotton, Pierre Bonnard, Édouard Vuillard...), et le lendemain avec Ribera au Petit Palais et la plasticienne japonaise Chiharu Shiota au Grand Palais. Je fixais des détails comme un autre fixait des vertiges. Ce qui suit est parfaitement arbitraire, des traces pour ma mémoire à venir.
Dans le train du retour, j'abordai le chapitre sirènes & amazones. Patrick Deville évoque le tournage de Fitzcarraldo, le film de Werner Herzog. Dans la scène des rapides, le long navire en fer s'écrase contre la falaise et Thomas Mauch, le directeur de la photographie, est blessé à la main, si bien qu'il faut l'opérer. Mais le médecin du tournage a épuisé ses réserves d'anesthésiants, et Mauch hurle de douleur. Herzog appelle Carmen, une prostituée, à la rescousse : "Elle m'a écarté, rapporte Herzog, a enseveli la tête de Mauch entre ses seins et l'a consolé d'une voix douce. Elle a dépassé sa condition pour devenir une pieta immanente, et Mauch est vite redevenu silencieux. Elle lui a susurré "Thomas, mi amor", encore et encore, durant les deux heures qu'a duré l'opération."
C'est l'occasion pour Deville de revenir sur Gaspar de Carvajal, le moine dominicain qui a donné son nom au fleuve. Il avait accompagné Francisco de Orellana, lieutenant de Pizarro, envoyé en reconnaissance par celui-ci pour trouver des vivres. Neuf jours avaient été nécessaires pour cela, et comme le navire ne pouvait revenir en arrière à cause du courant, Orellana décida de descendre le fleuve jusqu'à l'Atlantique. Le nom Amazone provient d’une bataille qui eut lieu contre la tribu des Tapuyas où les guerrières combattaient selon leur coutume en avant des hommes. "Chez Gaspar de Carvajal, écrit Deville, les amazones ont deux seins, comme Carmen, contrairement aux mythes antiques de l'amputation pour mieux bander l'arc." Un peu plus loin, il poursuit en rappelant qu'après Mai 1968, les femmes allaient à la plage les seins nus : "La vision de cette particularité anatomique était bouleversante pour l'enfant que j'étais, qui n'en avait jamais vu un seul, de ces seins, pas même en photographie, sans parler du cinéma, enfant qui, selon le terme médical alors en vigueur, après que déjà on avait dû l'extraire au forceps, avait "refusé le sein", et qu'il avait fallu le biberonner." La suite allait me stupéfier : "Le 22 mars 2018, cinquante ans jour pour jour après le déclenchement de ces événements de 1968 à l'université de Nanterre, ma mère avait subi l'ablation de l'un de ces seins que j'avais refusés, ces seins que mon père, mort depuis près de vingt ans déjà, avait dû rêver de découvrir pendant les longs mois que duraient alors les fiançailles."
22 mars 2018. Cette coïncidence de dates relevée par Patrick Deville m'en rappelait une autre, autour de cette même date. Le 24 mars 2018, j'avais ouvert un Cahier des Vertiges (en l'occurrence un long carnet mauve Bensimon for Quo Vadis, pages ivoire finement lignées), où je décidais de consigner toutes les apparitions, lors de mes lectures diverses, du mot vertige et de ses dérivés (vertigineux, vertigineusement, vertigo). Le cahier des charges était simple : le mot lui-même n’était jamais explicitement recherché, il devait advenir de lui-même. Repéré, je le recopiais dans le cahier, en ayant soin de le prendre dans son contexte, ou bien je photocopiais, je prenais en photo, j’imprimais. Ma besogne s’achèverait cahier rempli. Il me fallut moins d’un an.
La première prise fut
le titre d’un dessin de François Matton : Vertige, écroulements, déroute
et pitié, daté du jeudi 22 mars 2018, issu de son blog Sans
l’ombre d’un doute. C'est l'ami Nunki Bartt qui m'apprit plus tard que le titre provenait du Poète de sept ans, d'Arthur Rimbaud.
Or, le 21 décembre 2019, dix jours après la mort de ma petite sœur Marie au CHU de Limoges, je m'avisai que ce 22 mars 2018 était aussi le jour où elle avait pris connaissance de sa maladie, ainsi qu'elle l'écrivait dans un cahier Paperblanks : "Je ne suis pas immortelle, depuis le 22 mars 2018, cette réalité m'a éclaté à la figure. Je peux à chaque instant laisser mes enfants et leur père, seuls, face à la vie, à ses tumultes, à ses joies." Elle écrivit quelques autres lignes, mais les autres pages du cahier demeurèrent vierges.
Cette quadruple coïncidence, apparue trois jours après la date anniversaire de sa naissance (7 janvier 1971), me sidéra. D'autres détails faisaient mouche : le dessin de François Matton ne mettait-il pas en valeur ces seins qui traversaient tout le chapitre sirènes & amazones ? Et puis il y a cette histoire du 21 février. "Comme chaque année, écrit Patrick Deville, à cette date du 21 février, je m'étais levé avant l'aube, dans cet entre-deux où nous accompagnent encore avec sérénité ceux qui furent puis disparurent, ces morts qui ne le sont pas encore s'ils demeurent dans les rêves de la nuit. Devant une fenêtre de cet appartement qui pourrait être une cabine immobile de navire, avec vue sur les toits de Paris et ses cheminées, plusieurs mois après notre retour, j’attendais le lever du soleil comme je l'avais attendu vingt-deux ans plus tôt, jour pour jour, devant une fenêtre de l'hôtel Morgut de Managua, la matin où j'avais commencé d'écrire la vie de William Walker, et depuis ce 21 février 1997, j'avais résolu*de consacrer cette éphéméride à l'avancement du projet Abracadabra, à son parcours autour de la planète."
Ce 21 février 2019, Patrick Deville en vécut les dernières minutes à la terrasse de l’Écailler, dans le onzième. Et quelques heures plus tard, une interne l'appela depuis l'hôpital pour lui annoncer la mort imminente de sa mère : "L'ablation du sein qu'elle avait subie moins d'un an plus tôt n'avait pas enrayé la progression du mal." Comme Marie, elle allait donc mourir en 2019 (mais je ne peux oublier que la mère de l'écrivain avait près de quatre-vingt dix ans, presque le double de l'âge de Marie). Ce qui était, selon son propre aveu "dans l'ordre des choses" (ce qui ne l'empêcha pas d'être davantage ébranlé qu'il ne l'avait prévu) ne l'était pas du tout pour Marie.
Je pense aussi, en refermant cet article, à Nathan, son fils, mon neveu, dont c'est l'anniversaire aussi ce 14 janvier 2025. Je sais aussi combien cette maman leur manque, à lui, à Tom son frère, à Lou sa sœur.
Jose de Ribera -La Pieta, 1633, Huile sur toile, 157 x 210 cm Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid
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*J'avais résolu, dit-il, et je pense en lisant cela à cette émission de France Culture écoutée en revenant de Bourges lundi matin. Première d'une série "Les bonnes résolutions": "Résolution" est un mot polysémique. En effet, il est utilisé aussi bien dans le domaine juridique que dans la sphère scientifique... Comment comprendre cette diversité de sens ? " Les invités étant Serge Sur, professeur émérite de droit public et Etienne Ghys mathématicien, professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon.
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