samedi 27 décembre 2025

Mon lièvre dans le terrier du temps

L'année s'achève et cela sera sans doute le dernier article de 2025. Je voudrais revenir sur un billet, qui n'est certes point d'actualité, je dois le reconnaître, celui du jeudi 4 décembre, La mort de Pasolini. J'avais laissé une question en suspens, posée par Pascal Quignard : L’assassinat de Pier Paolo Pasolini renvoie-t-il à un pacte ? Ce pacte était le sujet du neuvième chapitre du Compléments à la théorie sexuelle et sur l'amour, de Pascal Quignard (Seuil, Fiction&Cie, 2024). Chapitre intitulé Qu'est-ce qu'un auctoramentum ? et qui se présentait comme la version nouvelle d'une postface à la réédition en 2014 de son essai sur Leopold von Sacher-Masoch. 

Voilà bien des précisions, pensera-t-on, pour une affaire qui ne possède aucun caractère d'urgence, sinon celle, intime et largement incompréhensible à moi-même, que je peux lui soupçonner. Mais allons-y maintenant sans plus de précautions oratoires. Ce neuvième chapitre commence par l'évocation de Mécène, ministre d'Auguste, le premier, selon Quignard, à parler d'une pactio face à la mort. On le sait par Sénèque le Fils, qui écrit à Lucilius dans Epist. XVII, 101 : "Le vœu turpissime du ministre Mécène était celui-ci : Je préfère être empalé, être crucifié, être exposé à n'importe quel viol, à n'importe quelle violence, à n'importe quelle dégradation plutôt que perdre la vie." Autrement dit, la pire souffrance est préférable à la mort, il faut tout "éprouver de la vie jusque dans la torture fulgurante". Bon, il reste que Mécène est mort à Rome, en 8 av. J.-C, de vieillesse, semble-t-il, ou de maladie, mais sans avoir apparemment expérimenté son "vœu turpissime".

Le turpium auctoramentum, "l'engagement infâme", désignerait aussi, toujours selon Sénèque, celui que prennent les gladiateurs avant d'entrer dans l'arène. Pacte turpide qui se résumerait en trois mots : feu, fer, mort : les combats sont déclarés sine missione, mot à mot "sans mission", c'est-à-dire sans espoir de grâce. On s'affronte jusqu'à la mort. "Le combat sine missione, poursuit Pascal Quignard, est ce que les aristocrates sous Louis XIII, ont appelé le "duel" à partir d'un mot latin qui, à vrai dire, à Rome, ne possédait pas ce sens (duellum est un mot archaïque, qui date d'avant la République, pour dire bellum, la guerre, c'est-à-dire les sons des trompes et des cloches qui ouvrent le printemps, dont les chants excessifs et terribles font bondir l'âme et les poussent à l'affrontement.)

 

Après avoir évoqué l'affaire Édouard Stern ("L'auctoramentum des gladiateurs fut relayé d'une certaine manière, au mot près - pactum, contrat -, deux mille ans plus tard, par le contrat des masochistes : l'engagement total, sine missione (au risque de la mort)), Quignard en vient donc à Pasolini, la plage d'Ostie, et donc à la fameuse question : l’assassinat de Pier Paolo Pasolini renvoie-t-il à un pacte ? Et voici ce qu'il répond :

Patibulum ? Oui
Furca ? Oui.
Crux ? Oui. C'est Dieu. 

Qu'est-ce à dire ? Patibulum est la partie transversale de la croix, dérivé de pateo étendre, exposer »). C'est pourquoi on parle aussi du gibet comme d'une fourche patibulaire. Furca est proprement la fourche en forme de croix (cruxutilisée par les légionnaires romains pour porter des charges durant ses déplacements. 

Légionnaires avec furca, Colonne Trajane.
 

Analogie de l'assassinat de Pasolini avec la crucifixion du Christ ? Peut-être (Quignard ne développe pas). J'en viens maintenant à la cinquième section de ce texte. Titre : Leopold von Sacher-Masoch. Ça commence ainsi :

Étrange pacte que celui de la relation analytique. Et étrange pacte que celui de la relation masochiste.
Le corps traumatisé ne peut être guéri que par la retraumatisation du corps sine medio. Sans langage. Sine missione. Pas d'autre accès que l'accès originaire.

L'Autrichien Leopold von Sacher-Masoch naquit à Lemberg en 1836.
L'Autrichien Sigmund Freud naquit à Freiberg en 1856. " (p. 127) 

Je ne m'intéressai pas plus avant à cette histoire de pacte turpide : ce sont ces deux dernières phrases qui m'ont saisi. Ce couple Lemberg/ Freiberg qui semble résonner pour Pascal Quignard (la mention de ces deux localités n'est pas essentielle pour la réflexion qui suit et sur laquelle je ne m'étends pas), résonne aussi pour moi. Parce que 1/le 26 octobre dernier j'ai acquis dans une brocante le Retour à Lemberg de l'avocat et écrivain Philippe Sands. Livre présenté ainsi par l'éditeur : 

Invité à donner une conférence en Ukraine dans la ville de Lviv, autrefois Lemberg, Philippe Sands découvre une série de coïncidences historiques qui le conduiront des secrets de sa famille à l'histoire universelle.

C'est à Lemberg que Leon Buchholz, son grand-père, passe son enfance avant de fuir, échappant ainsi à l'Holocauste qui décima sa famille ; c'est là que Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, deux juristes juifs qui jouèrent un rôle déterminant lors du procès de Nuremberg et auxquels nous devons les concepts de « crime contre l'humanité » et de « génocide », étudient le droit dans l'entre-deux-guerres.

C'est là enfin que Hans Frank, haut dignitaire nazi, alors Gouverneur général de Pologne, annonce en 1942 la mise en place de la « Solution finale » qui condamna à la mort des millions de Juifs. Parmi eux, les familles Lauterpacht, Lemkin et Buchholz.

Dans cet extraordinaire témoignage qui transcende les genres, s'entrecroisent une enquête palpitante et une réflexion profonde sur le pouvoir de la mémoire.

2/ Freiberg est au cœur du roman de Caroline Lamarche, Le Bel Obscur, dont j'ai déjà beaucoup parlé ici. Dans l'article en question, on trouve la première mention de Freiberg :

La découverte d'Edmond, un ancêtre de la famille dont la narratrice n'avait jamais eu connaissance, est le fruit d'un hasard. Sa sœur, occupée à vider la maison des parents défunts, lui signale la présence d'un coffre de bois rongé d'humidité dans un recoin oublié de la cave. Ce coffre renferme une pile de documents sans intérêt, à part une enveloppe marquée du sigle Agfa-Gevaert et porteuse d'une étiquette écrite par son père : "Un diplôme, deux photos et deux lettres d'"Edmond". Demandé le 9/12/1994 à Thomas : Est-ce le même ?" "Curieuse question, commente la narratrice. La date de 1994 correspond à l'année où il mettait la dernière main à un ouvrage de généalogie relatif à la famille de ma mère, dont Thomas est le dernier représentant de sexe masculin." Elle replonge alors dans cet ouvrage paternel, où il signale l'absence d'Edmond sur l'arbre généalogique. Edmond qui était ingénieur des Mines à la Bergakademie de Freiberg, sauve donc deux personnes de la noyade en 1862, est distingué pour cela par la ville de Liège le 7 août 1863, avant de mourir le 15 juin 1865, à Orléans, dans des circonstances non élucidées. 

La narratrice du roman écrit à la page 215, chapitre 66 (le livre en compte 70) : "Alors, comme Alice se jetant à la suite du Lapin Blanc vers le Pays des Merveilles, je décidai de rejoindre une dernière fois mon lièvre dans le terrier du temps.Je partirais pour Freiberg, à quelque deux cent trente kilomètres de Berlin. A Berlin, j'avais un ami qui me réclamait depuis des lustres. J'allais passer quelques jours chez Alain-de-Berlin et je louerais une voiture pour me rendre à Freiberg où je passerais deux nuits. Je comptais explorer les Monts Metallifères, cette région de Saxe où Edmond avait déambulé et prospecté durant ses études à la Bergakademie."

C'est au retour de ce voyage qu'elle fut surprise par le chant du rossignol philomèle.

Que cette fin d'année vous soit douce, ô patiente lectrice ou lecteur de ce blog, Alices ou Lapins Blancs que n'effraient pas les Merveilles du Hasard !

 

1 commentaire:

nunki bartt a dit…

Encore une année riche de très bons articles, fort intéressants bien que des plus exigeants pour le lecteur. Vivement l'année prochaine, Big Blogger !