Je dois sans doute me résigner à ce que l'usage de ce blog soit épisodique. Et cela tient peut-être - et même sûrement - à ce qu'il est dépendant de l'émergence d'un réseau de significations connexes, autrement dit de coïncidences, de synchronies le plus souvent initiées par des lectures. Un tel réseau apparaît et disparaît, en tout cas il n'est jamais pérenne. Sa durée d'apparition est elle-même variable. Peut-être qu'un jour je m'amuserai à décompter les jours qui furent placés sous le signe d'un tel réseau, à en calculer la fréquence sur une année. On s'apercevrait, je pense, qu'il n'y tient qu'une place relativement faible, d'où, en contrepartie, l'enthousiasme que souvent suscite son advenue, la surprise toujours renouvelée.
Alors, fort logiquement, si je reprends aujourd'hui le chemin d'Alluvions, c'est que quelque chose a surgi.
C'est à cause d'Enrique Vila-Matas, et de son roman Bartleby et compagnie. Commencé il y a deux jours. Absolument pas programmé (j'ai quarante livres d'avance qui attendant dans un coin d'étagère et je ne trouve pas mieux que de rendre visite au Bleu Fouillis des Mots, où je déniche donc ce volume en 10/18 - en même temps qu'un livre du brésilien Milton Santos sur la nature de l'espace). Je venais juste de terminer l'excellent essai de François Flahault sur Adam et Eve, et le moins qu'on puisse dire c'est que Bartleby va dans un tout autre sens. Dans ce livre, Vila-Matas évoque, comme souvent, la littérature du refus, la littérature de la négation, de ceux qui renoncent, s'arrêtent en chemin, préfèrent ne pas...
Pourquoi ai-je mordu dans ce livre comme un affamé malgré l'ample collection de livres inlus qui m'attendent ? Sans doute parce que Vila-Matas est lui aussi un écrivain de la coïncidence (elles foisonnent dans son livre sans qu'il en tire jamais une théorie mystique). Comme Sebald pour l'Allemagne, la lecture de ces livres ouvre souvent sur des hasards objectifs (pour prendre un autre mot ).
Le narrateur prétend écrire comme des notes en bas de page, des commentaires numérotés aux oeuvres de ses confrères. Par exemple, fragment 28, il évoque Felisberto Hernandez. Un écrivain magique pour moi, génial pour lui. Ce qui m'a fait plaisir car c'est aussi un écrivain méconnu, très peu cité. C'est Michèle A. (alias Louise Vertigo) qui me l'avait fait découvrir, il y a bien longtemps. Et c'est en 1997 que j'avais acheté ses Oeuvres complètes (un seul volume) publié au Seuil. J'en avais tiré une pièce de théâtre, Les Hortenses, d'après la nouvelle du même nom, mise en scène à Lacs.
A noter que ce qui avait conduit à Hernandez, c'était un souvenir particulièrement étrange du narrateur : "Un été entier l'idée m'a habité que j'avais été cheval. Le soir tombant, cela tournait à l'obsession. Elle revenait en moi comme à l'écurie. C'était terrible. A peine avais-je couché mon corps d'homme que mon souvenir de cheval se mettait en marche."
C'est un ami à lui, Juan, qui lui dit que ce rêve lui rappelle le début d'une nouvelle de Felisberto Hernandez. Cette étrangeté tranquille est bien en effet dans la tonalité de l'écriture de l'uruguayen.
En fait, c'est le fragment suivant qui contient la coïncidence dont je veux traiter ici, mais cet apparentement ne me semble pas fortuit. La co-incidence, produit d'une rencontre entre deux chaînes d'événements, intervient dans un contexte précis qui mérite d'être noté, qu'il convient d'enregistrer car j'ai souvent vérifié qu'il détient des éléments qui deviennent par la suite prégnants et significatifs, comme s'il y avait un pouvoir de contamination de la co-incidence (je remplace à dessein le tréma du i pour un trait d'union qui fait mieux apparaître le caractère de collision des sens).
Fragment 29 donc. Qui commence encore une fois sur une fantaisie caractérisée : "Je m'apprêtais à écrire sur la fois où j'ai rencontré Salinger à New York, lorsque mon attention s'est laissé dévier vers mon cauchemar d'hier, qui a pris un étonnant tour comique."
Salinger étant un écrivain insaisissable, il est évidemment hautement improbable que la narrateur l'ait croisé dans une rue new-yorkaise. Le cauchemar, lui, ne renvoie pas au rêve du cheval : "Au bureau, on découvrait ma supercherie et j'étais renvoyé [il simulait une dépression pour avoir écrire ce livre ]. Drame immense, sueurs froides, cauchemar insupportable jusqu'à l'apparition du côté comique de la tragédie de mon licenciement."
Le côté comique de la tragédie de mon licenciement. Il faut maintenant savoir que je lisais ces lignes hier au soir après avoir assisté à Equinoxe au spectacle joué par Yves Hunstad intitulé précisément La Tragédie comique. Superbe pièce monologuée où le Personnage et son Acteur jouent une partition drôle et poétique.
Où le cheval, soit dit en passant, a une certaine importance : "Mais qu'est-ce que tu fais là-bas sur ce cheval ! Reviens ! les lumières vont bientôt s'éteindre ! Il est complètement fou ! Voilà qu'il s'enfuit au galop ! Ce n'est pas vrai ? Il va se perdre là où ce n'est pas prévu qu'il aille. je te parlerai à toi, O Grand Théâtre qui soit, je te demande ton plus grand cheval."