mardi 24 février 2009

La lanterne sourde

Soudaine envie de poésie, hier soir, et donc mise en ligne du poème suivant dans le long carnet bleu de Falaises, Je tentais d'inutiles manœuvres. A cette occasion, je le modifiai légèrement, essentiellement dans le découpage des vers. Et je me suis surtout penché sur ces trois lignes :

Il y eut même dans
la torpeur des lampes
le repos d'une lèvre

Trois hexasyllabes, à ceci près que la torpeur des lampes était en déficit d'une syllabe. Mais je ne trouvai pas de terme équivalent qui me satisfasse, car je voulais aussi préserver l'assonance avec dans.
Sur ce, j'abandonne l'ordinateur et dans la chambre je consigne mes derniers achats dans l'agenda du Livre de Poche que j'emploie à cet office. Agenda ponctué d'extraits de Maupassant. Or, dans celui qui correspondait aux jours de cette semaine on pouvait lire ceci :

"Dans un mois, ce sera autre chose encore. Le village n'aura plus que ses pêcheurs qui iront par groupes, marchant lourdement avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, portant d'une main un litre d'eau-de-vie et, de l'autre, la lanterne du bateau."

Lanterne, c'était bien évidemment le mot qui me manquait. Qui avait le nombre requis pour le vers, comportait la nasale an et assonait avec lèvre, par-dessus le marché.

Georges-Emmanuel Clancier et Aimé Césaire, dont je lis chaque soir quelques vers, se mirent eux aussi en résonance avec ma petite séquence de Falaises. Clancier :

Closes sous les baisers d'un impossible amour
Vers quel amour aussi certain que la mort
Les lèvres tendaient ce trait léger entre peine et désir ?

Césaire :

Cependant telle une chevelure l'âpre vin de fort Kino monte l'escarpement des falaises très fort jusqu'à la torpeur tordue des coccolobes.
(Intimité marine, in Ferrements)




Mais ce n'est pas fini. Avant de sacrifier au sommeil, j'entreprends de lire les premières pages du Breton par Philippe Audoin (Pour une bibliothèque idéale, Gallimard, 1970), un livre déniché au Bleu Fouillis des Mots, choisi parce que Philippe Audoin est aussi l'auteur de Bourges, cité première, un ouvrage qui m'a beaucoup servi pour ma Géographie Sacrée, paru presque à la même époque, en 1972. Il y brosse tout d'abord une biographie du poète, examinant avec minutie les rares traces qu'il a laissées de son enfance :

Le ton à la fois proche et lointain de ces demi-confidences, cette extrême pudeur à dévoiler le secret des sources les plus lointaines se retrouvent et s'expliquent en partie dans une image que je tiens pour révélatrice : dans Au lavoir noir il évoque le moment où un papillon de nuit s'est posé un instant sur ses lèvres : "Et le merveilleux petit baîllon vivant reprit sa course, tant qu'il fut dans la pièce suivi comme au projecteur par la lanterne sourde de mon enfance*." Je sais par d'autres passages que la "lanterne sourde" était, dans l'esprit de Breton, inséparable de l'idée d'un accès privilégié à ce qu'on peut concevoir "de plus à nous, de plus précieux". "Je suis dans un vestibule de château, ma lanterne sourde à la main, et j'éclaire tour à tour les étincelantes armures. N'allez pas croire à quelque ruse de malfaiteur. L'une de ces armures semble presque à ma taille..."(Introduction au discours sur le peu de réalité). "J'aime beaucoup ces hommes qui se laissent enfermer la nuit dans un musée pour pouvoir contempler à leur aise, en temps illicite, un portrait de femme qu'ils éclairent au moyen d'une lanterne sourde."(Nadja)."(pp. 8-9)

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* C'est l'auteur qui souligne.

Voir l'article récent d'Archer sur André Breton et Julien Champagne, où Philippe Audoin est cité (contrairement à la notice de Wikipédia).

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