mercredi 19 mars 2014

Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre

Je n'écris pas ici régulièrement. Parfois le silence se fait, s'installe. Pas un billet en février. Hivernage. Dans un hiver pourtant absent, qui n'a pas eu lieu. Et le printemps est là, déjà, précoce, et l'on ne s'en plaint pas, non. Car avec lui reviennent les intersignes, les coïncidences étranges, le hasard objectif.
C'est ce film soudain annoncé sur Mubi, Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, d'un cinéaste pour moi complètement inconnu, Jean-Claude Rousseau. Un film en Super 8, de 1983, qui se présentait ainsi sur l'application :


Surprise bien sûr de découvrir Le Blanc et cette image de carte routière. En fait il s'agit du premier plan du film. Long plan fixe qui se termine par une fermeture au noir. La suite est déroutante, comme le laisse présager le synopsis : "Dans l’œuvre du peintre, la lumière vient d’une fenêtre par laquelle on ne voit pas le paysage. Dans le film apparaît un tableau qui n’est vu que de dos. On ne sait pas ce qu’il montre. On ne voit que la croisée du châssis. Le film s’achève sur cette réflexion."

Le peintre en question est Vermeer, et l’œuvre est La liseuse, de 1657 :


Qui n'est pas sans rappeler La femme en bleu lisant une lettre :

  Image Wikipédia
Où l'on voit une grande carte sur le mur du fond, qui rappelle bien sûr la carte du Blanc.

Intrigué par ce film, partagé entre ennui et fascination pour les longs plans sur une simple fenêtre, l'absence de narration, je me suis demandé naïvement si Rousseau avait quelque chose à voir avec la région. Rien n'autorise en tout cas à le penser. Né en 1950 à Paris, on ne peut pas dire que le web regorge de détails sur sa biographie. De fait, la présence de cette carte du Blanc n'indique certainement pas un rapport affectif, mémoriel, à la ville, mais bien plutôt la volonté de cerner les contours d'un vide, comme le montre le critique Erik Bullot, en 2002 : 
"Nombre de caractéristiques propres à l’art du cinéaste sont déjà perceptibles dans ce premier film : la contiguïté des rushes qui conjugue l’aléa et le programme, le motif obsédant de la fenêtre, une attention extrême portée aux variations de la lumière et à sa possible exténuation par épuisement, l’appel du vide (évoqué ici par la récurrence du blanc : la carte de géographie en ouverture du film et sa localité LE BLANC, le papier à lettres, l’obstruction de la fenêtre par des feuilles de papier à dessin, la séparation des bobines par l’amorce blanche), les allées et venues du cinéaste, l’autoportrait au miroir, le thème de la lettre, la présence absente d’un tiers et l’affleurement d’un récit en lisière du film."
Le cinéaste se met en scène dans le film, et l'on voit bien sur le plan ci-dessous qu'il opère comme un mixte des deux tableaux de Vermeer :


Il y aurait beaucoup à dire encore. Il faut lire le beau texte de présentation du film qu'en donne Rousseau lui-même sur le site Dérives. J'en extrais juste ce passage :

"Il n’y a rien à dire. S’il y a des paroles que ce soit parler pour ne rien dire. C’est par coïncidence, par attraction que se découvre le film. Sans qu’il y ait de règles applicables, les solutions sont semblables. Le film se résout de la même façon. Sa nécessité est sa seule histoire. Il ne conduit qu’à lui-même."

Ce n'est pas fini. Après avoir visionné le film, j'ai ouvert le livre d'art rapporté de la médiathèque l'après-midi même : L'esprit de la peinture, Hommage aux maîtres flamands, consacré à Fabienne Verdier - dont j'avais lu l'an dernier la saisissante biographie, Passagère du silence -, et qui rend compte du dialogue de l'artiste avec les chefs d’œuvre de Jan Van Eyck, Hugo Van der Goes ou Hans Memling...

Or, dans l'entretien avec Daniel Abadie qui signe l'entrée en matière de l'ouvrage, voici ce que l'on peut lire :

F.V. (...) N'oubliez pas que pour réaliser chacun de ces tableaux, j'ai totalement vécu l'espace intérieur/extérieur avec mon corps : je travaille sur de grands châssis au sol, je marche sur ma toile avec mon pinceau et finalement je vis l'espace avec le trait qui vient de l'extérieur, pénètre à l'intérieur puis ressort à l'extérieur. Durant tout l'acte de peindre, je vis totalement l'espace. Il y a une autre manière d'aborder l'espace que celui, classique, de la fenêtre. Et pourtant, le châssis, c'est encore une autre forme de la fenêtre.

D. A. Est-ce la raison pour laquelle  vous scindez certains tableaux en panneaux juxtaposés ?

F.V. Tout à fait. Cela m'a toujours attirée. Je crois que l'espace de la fenêtre a marqué à jamais tout l'histoire de l'art et que l'on ne fait que continuer cette tradition-là. C'est ce que j'ai traité dans mes encres entre ces percées d'ouverture sur le monde, ces grandes vallées que peint Memling. Je l'ai trouvé aussi dans la ceinture de saint Luc, car c'est une chose qui me passionne depuis toujours : l'espace au sein d'un corps d'énergie, au sein d'un trait. Dans les blancs volant du trait ou dans sa queue finale apparaissent ce que j'appelle "les côtes de Bretagne", c'est-à-dire ces paysages de récifs de matière et de rencontre avec le vide."

La fenêtre, le châssis, le vide, Le Blanc, tout ceci venant en ce temps des Poissons, dont Robin Plackert a montré qu'il était le signe zodiacal terrestre de la Brenne et donc du Blanc.
Quelque chose ici, oui, avec Rousseau et Verdier, Vermeer et Memling s'est ouvert.

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