mercredi 21 mai 2014

La ligne de partage des eaux

La thématique fluviale enclenchée, il était logique de ne pas manquer le film de Dominique Marchais, La ligne de partage des eaux. J'avais vu récemment, sur Mubi, son film précédent, Le Temps des Grâces, en partie tourné dans la région, et j'avais été séduit par ce documentaire qui, sans être didactique à l'excès ni tomber dans la chausse-trappe du film militant, traçait les contours d'une histoire contemporaine de l'agriculture en France, à travers la parole de ses acteurs et des vues sensibles des paysages. Ce second opus, je l'ai donc découvert mardi soir à l'Apollo.
Il était l'écho parfait de l'article précédent sur le Dictionnaire amoureux de la Loire, puisqu'il s'inscrivait, selon les propres termes du réalisateur, "dans le périmètre du bassin versant de la Loire, de la source de la Vienne sur le plateau de Millevaches jusqu'à l'estuaire."


Ligne de partage des eaux

Châteauroux était par ailleurs l'objet d'une séquence importante, avec l'évocation de la zone industrielle d'Ozans, 500 hectares pris sur les terres agricoles. J.F Mayet, alors maire de Châteauroux, était interviewé, et une réunion publique donnée à voir. Dans un entretien avec Cyril Neyrat, Dominique Marchais revient sur ce passage et il n'est pas tendre :

En gros, Châteauroux, c’est la France : c’est ça qu’on fait – des zones d’activités sans activités, des plateformes logistiques – et c’est comme ça qu’on cause – une langue qui n’est plus vraiment le français, un mélange de jargon administratif, d’anglicismes, de langue d’école de commerce. J'avais besoin de Châteauroux pour occuper cette place, ni rural profond ni métropole : la ville moyenne sur le déclin. Et à ce moment-là il y avait cette concertation autour d'un projet de zone d'activité, ce qui me semblait un peu cocasse car, quand on arrive à Châteauroux, on voit qu'il y a déjà une grande zone d'activité au Nord, une immense au sud, et ils vont en faire une troisième de 500 hectares. Pendant ce temps tout ferme en centre-ville. Il y a une incapacité à penser un autre avenir que celui qui consiste à se brancher, vaille que vaille, sur la mondialisation. Le maire me le disait dans l'interview : « la mondialisation est un fait, et si par mon action politique je peux en recueillir quelques miettes pour la ville de Châteauroux, j'aurais fait mon boulot ». Que fait ce maire ? Il reproduit à son échelle de ville moyenne le discours des grandes métropoles. Il est cohérent avec lui-même, et ça vaut d'autant plus la peine d'être entendu que c'est la pensée dominante en matière d'aménagement. Il va falloir du temps et s’y mettre à plusieurs pour prouver qu'un autre avenir des territoires est possible.

Arantelle au-dessus du ruisseau des Tabacs (Châteauroux)
Mais si j'aime aussi ce film, c'est parce que, au-delà de sa portée politique, qui pourrait l'assimiler voire le réduire à un excellent reportage, il offre des plans magnifiques de cette eau courante, cette eau qu'on dit si bien vive, et par là il appartient pleinement au cinéma :

DANS CE FILM CONSTRUIT SUR DE LA PAROLE, IL Y A PLUSIEURS PLAGES SILENCIEUSES.
LORSQUE VOUS FILMEZ L'EAU, PAR EXEMPLE. VOUS LA FILMEZ COMME UN MIROIR, UNE MATIÈRE SENSIBLE TRÈS RICHE.
Comme stock de formes, de flux, oui. Les longues scènes sur l'eau étaient dans le projet, j'y pensais dès le début. Sans doute parce que j'ai toujours pensé le film comme s'inscrivant dans une tradition du cinéma classique américain, du western, mais dans des situations documentaires : la caméra est proche des pionniers, de ce qu'ils font, de ce qu'ils disent, mais le découpage les réinscrit tout le temps dans le grand paysage. Je voulais que le paysage ne soit plus juxtaposé à un régime de parole, mais que la parole soit issue du paysage. Dans les westerns, ces moments de contemplation prennent de la place : l'eau qui coule, le bétail qui traverse le cadre... C'était logique pour moi : il y avait les pionniers à Faux-la-Montagne qui marchent sous la pluie et se réunissent dans la salle
communale pour parler de ce qu'ils vont faire de leur village, et, comme dans un western, il y a ces moments contemplatifs sur la rivière. Mais les plans sur la rivière ont aussi une autre fonction qui est de décentrer le point de vue sur le territoire. La rivière n'est plus perçue aujourd'hui, on la franchit sans la voir alors qu'elle était au centre des territoires. Par exemple, les frontières linguistiques dans certains cas correspondaient aux lignes de partage des eaux.
Aigurande, Equoranda gauloise, la petite ville de mon enfance, illustre bien ce rôle de frontière : son nom signifierait "limite d'eau", de equo "eau" et randa "limite", de par sa position sur un plateau séparant les vallées de l'Indre et de la Creuse, et, dans l'antiquité, le pagus des Lémovices de celui des Bituriges et plus tard, la Marche et le Berry. Ligne de fracture aussi entre pays de langue d'oïl et pays de langue d'oc.

Stéphane Gendron (Noms de lieux du Centre, Bonneton,1998) rappelle que les noms de rivière, les hydronymes, sont parmi les plus anciens, qu'ils sont souvent même d'origine préceltique. Ainsi la Creuse repose sur le thème préceltique crosa, "vallée profonde", dont dérive aussi le nom de ma commune natale, naguère évoquée, Crozon-sur-Vauvre (Crosone en 1087).

Ainsi avec l'eau, les rivières, plongeons-nous dans l'archaïque, ce que j'ai nommé un jour l'Archéo-réseau*, ce maillage subtil et vivant toujours présent, même si négligé et parfois défiguré.

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* Voir par exemple ce billet de 2012, justement nommé Rêverie-fleuve

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