lundi 15 septembre 2014

Sombre pierre, granit de l'âme

Dimanche à la Foire du Tout, à Issoudun. Il y a deux ans, j'y avais découvert une édition américaine du Monopoly et un formidable roman de Simenon. Je me souviens aussi l'année précédente d'un coup de vent vers 17 heures qui avait mis fin prématurément au grand déballage. Pas de ça ce week-end, chaleur comme on n'en avait pas connue cet été, les exposants alignés en rang d'oignon sous les parasols, la binouze au pied du transat, regardant passer le flot transpirant des promeneurs.
Violette y fit la chasse aux doudous, et il me fallut dire non à tout un ramassis de peluches, nounours, castors, hiboux et pingouins, avant de céder bien entendu pour un modèle fleur  de taille réduite qui ne paraissait pas comme les autres être un vrai repaire d'acariens.
En ce qui me concerne, je fis une belle cueillette de bouquins, parmi les rares vendeurs qui ne fourguaient pas en masse leurs épouvantables France-loisirs (je hais les bouquins de France-loisirs, même un bon livre, je serai incapable de le lire sous une couverture France-loisirs, c'est comme ça, un vieux livre de poche tout jauni, tout corné, oui, un Rance-loisirs non).
Bref, le soir venu, du butin j'extrayais deux volumes qui m'attiraient à ce moment-là plus que les autres : Passagers du temps, un long poème de Georges-Emmanuel Clancier et Signes de la pierre, de Marie Mauron, un essai illustré de belles photos noir et blanc de Zoé Binswanger. C'était d'ailleurs surtout pour ces photos que j'avais pris l'ouvrage, car je connaissais pas du tout l'auteure. Un euro chacun, je ne m'étais pas ruiné sur le coup.
Clancier, en revanche, je connaissais, j'avais lu un volume de poèmes dans la collection Poésie/Gallimard, et puis la semaine précédente, j'étais par sérendipité tombé sur un article de La Croix relatant le centenaire de l'homme. Oui, Clancier, né le 3 mai 1914, venait d'avoir 100 ans, et il est encore vif d'esprit, comme en témoigne l'entretien qu'il a accordé au journal :


Particularité du volume, il était dédicacé : "à Myriam Anissimov, à la romancière de talent ce nouveau poème des Passagers du temps, en amical souvenir, G.E Clancier." Je n'ai jamais lu Myriam Anissimov, mais je savais qu'elle avait écrit une biographie de Primo Lévi.
La notice de Wikipédia m'indiquait par ailleurs qu'elle était "née en 1943 à Sierre (Valais) de parents juifs polonais réfugiés en Suisse suite aux rafles qui les menaçaient à Lyon où ils étaient établis."
1943, cette année ne m'était bien sûr pas indifférente (voir le billet précédent sur Casablanca). Et puis il y a autre chose (mais j'y reviendrai une autre fois). Toujours est-il que ce livre était mystérieusement parvenu (Myriam A. s'en était-elle débarrassé ?) à la foire du Tout, sur un étal un peu à l'écart des autres, coincé dans un renfoncement de hangar. Et j'étais heureux de pouvoir admirer l'écriture même, bleue et fine, du poète.

Et voici les premiers vers de ces Passagers du temps :

Sombre pierre, granit de l'âme
Remonte la rivière d'enfance

Quel souvenir, quel chemin cherches-tu
Qui te donneraient cette clé ou cet écho
Si longtemps sans le savoir espérés ?

Un écho, j'en percevais un, bien sûr, dans le titre même du second livre, signes de la pierre, de Marie Mauron, de son vrai nom Marie-Antoinette Roumanille, écrivain de la Provence comme Clancier l'est du Limousin. Dans le chapitre d'ouverture intitulé La montagne, élément pierre, le ton est donné, lyrique :

     C'est cette montagne, cet élément-pierre régnant par tous ses attributs et frappant par ses bras multiples, mais aussi donnant l'eau à boire, l'abri des grottes bénéfiques, la proie pour la faim et le vêtement, le bois pour cuire, et le feu même, qui fut le premier, l'innombrable dieu animiste. [...] Les bords rocheux de Méditerranée où l'on parle si justement de civilisation pétrée, autant que les Thibet, Himalaya et Cordillères ont vu, sans exception, des cultes rupestres s'installer, s'étendre, se perpétuer. Les Pyrénées, les Alpes en fourmillent. Le Monte Bego, à la frontière d'Italie, le Ventoux, le Venturi (qui deviendrait Sainte-Victoire d'Aix) virent nos Anciens prosternés à leurs pieds et sur leurs sommets, tantôt implorant, tantôt rendant grâce. Les offrandes s'accumulaient dans la fumée des sacrifices qui montaient avec leurs louanges et, bien davantage avec leurs supplications. Leurs pentes, les parois de leurs cavernes en portent de multiples témoignages : décalque de mains à l'ocre ou au charbon de bois, à la suie grasse ; effigies, d'abord maladroites mais s'affinant, gravées au silex, rigoureuses, parlantes, belles.
Certaines phrases, témoignant d'une vision un peu datée (sacrifices, louanges, supplications...) prêtent à sourire, mais cette  évocation des bords rocheux de la Méditerranée n'est-elle pas bien venue, alors même que l'on n'avait pas encore découvert (le livre est de 1972) les merveilles de la grotte Cosquer ?

Grotte Cosquer, reproduction d'une main humaine, datée de 27 000 ans avant notre ère Musée d'archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye

Et puis cette lecture faisait elle-même écho à un documentaire vu peu de temps auparavant sur Arte, le dimanche 21 septembre très précisément, Des pisteurs sur les traces du passé :
 
"Au cœur des grottes pyrénéennes, ornées d’œuvres laissées par les hommes du Paléolithique, les peintures rupestres avaient jusque-là mobilisé l'essentiel de l'attention des chercheurs. Or le sol lui-même y recèle des richesses plus rarement étudiées : des empreintes de pieds nus, aux talons et aux orteils bien dessinés. Comment les interpréter, et que peuvent-elles apprendre sur les personnes qui peignirent les parois ? Tilman Lenssen-Erz, directeur de recherche sur l'art rupestre africain à l'Institut d'archéologie préhistorique de l'université de Cologne, et Andreas Pastoors, chercheur au musée de Neandertal à Mettmann, ont eu l'idée de solliciter les plus grands experts en la matière : trois chasseurs-cueilleurs vivant aujourd'hui dans le désert du Kalahari."
C'était fascinant de voir ces trois hommes, ces Boshimans de l'ethnie San, contempler les traces laissées par les magdaléniens et proposer des hypothèses qui n'allaient pas du tout dans le sens de celles proposées jusque là par les archéologues. Regardant les empreintes laissées dans la pierre, échangeant entre eux dans leur langue étrange parsemée de clics, ils en déduisaient l'âge, le sexe, la vitesse de déplacement. Fascinant de voir la science la plus moderne prendre appui sur la science la plus ancienne, si l'on veut bien consentir à accorder ce nom aux savoirs immémoriaux détenus par les trois pisteurs du Kalahari.*

Et la chaîne d'échos ne s'arrêtait pas là : l'Histoire populaire des sciences de Clifford D. Conner (Points Seuil, 2014), que je lisais aussi dans le même temps, par intermittences, allait jusqu'à proposer le pistage comme possible origine des sciences :

Des anthropologues étudiant le peuple San du désert du Kalahari, les fameux Bochimans, ont montré qu'ils sont non seulement capables de reconnaître et classifier des centaines d'espèces végétales et animales mais, surtout, qu'ils ont une connaissance approfondie du comportement des animaux. Chasser ne se limite pas à repérer un animal et le tuer : la plupart du temps, la proie s'enfuit et il faut suivre sa piste. Pour cela il faut bien connaître ses habitudes et savoir interpréter ses traces. [...] D'après l'historien Carlo Ginzburg, il pourrait s'agir de "l'acte le plus ancien de l'histoire intellectuelle de l'humanité : le chasseur s'accroupissant pour examiner les traces de son gibier". L'anthropologue Louis Liebenberg a repris cette idée dans un livre où il soutient que les talents de pisteur sophistiqués des chasseurs-cueilleurs constituent "l'origine des sciences"." (p. 68-69)
Chaîne d'échos comme parole répercutée par les parois d'un labyrinthe souterrain, soudaine advenue de la pierre et de la trace.
J'avais laissé ce soir-là les deux livres de la foire du Tout, je n'étais pas allé plus loin que ce premier chapitre, laissant résonner en moi les harmoniques de cette rencontre.

Le lendemain, c'est avec un sentiment presque religieux que j'aborde le second chapitre de chacun des livres. Marie Mauron le titre ainsi : La pierre, livre de l'histoire du monde. Et voici que je lis :

Dans les alluvions durcies depuis si, si longtemps qu'elles sont devenues partie de la montagne, on trouve parfois un étrange bloc fait d'un magma de très vieux coquillages pétrifiés au cours des temps.
Alluvions, mots qui se déposent dans la douceur des soirs de septembre, mots qui s'échangent, s'aimantent, s'entrelacent et s'enchevêtrent.

 G.E. Clancier : chapitre II (son poème est un roman) Mais la joie l'ont-ils jamais atteinte...

A présent dans l'herbe des solitudes
Comme il t'éclaire ce jeu d'inventer le monde
A l'écoute d'un frère  qui sait ronde la terre

"On creuserait tous les deux un tunnel...
Un long tunnel noir, noir à travers la terre
Blanche, blanche et douce du kaolin...
        Tu vois, je sortirais, nous finirons un jour
        Par sortir là-bas, sur la colline, en Chine
(...)

Vie souterraine du souvenir, trace
Éphémère qu'un fils, par douleur du temps
Détruit, tente de suivre et de poursuivre
Tracé noir sur la blancheur du vide (...)

Et il n'est peut-être pas inutile de préciser que le mot Kaolin "est dérivé, nous dit Wikipedia, du mot chinois Gaoling 高岭, signifiant Collines Hautes, et qui désigne une carrière située à Jingdezhen, dans la province de Jiangxi, en Chine. Le kaolin est en effet la matière première utilisée dans la fabrication de la porcelaine, découverte et invention chinoise qui a eu lieu à Jingdezhen. La technique de fabrication de la porcelaine n’a été introduite en Occident qu’au XVIIIe siècle par un jésuite français, le père d’Entrecolles, après qu'il en eut observé, à Jingdezhen, les secrets de fabrication."

lettre du père d'Entrecolles de 1712, publiée par du Halde en 1735.
Je poursuis ma quête wikipediesque : le père d'Entrecolles (François-Xavier) est né à Limoges, comme G.E. Clancier, mais bien avant lui, le 25 février 16643. "Il devint jésuite en 1682, puis partit en Chine en 1698. Il fut tout d'abord missionnaire à Yangxi, où il fut rapidement apprécié de tous pour sa profonde connaissance de la langue chinoise, son caractère amical, sa compréhension des coutumes chinoises et son esprit apostolique.
Son apostolat va l'appeler ensuite à Jingdezhen, au cœur de la capitale chinoise de la porcelaine, où il conduira une enquête méthodique sur la fabrication de la porcelaine. En complément à l'envoi de ses deux lettres célèbres, tout au long du XVIIIe siècle arriveront en France nombre d’albums illustrés reproduisant les différents stades de la fabrication4.
Mais il fit aussi connaître en Europe d'autres aspects de la culture chinoise : médecine, botanique, etc."

Clancier, dont la famille maternelle était composée d'ouvriers porcelainiers de Saint-Yrieix, ville où le chirurgien Jean-Baptiste Darnet découvrit en 1766 un gisement d’argile blanche, qui aboutit en 1771 à la création, sous l'impulsion de Turgot, de la première manufacture royale de porcelaine à Limoges.

Car kaolin est argile blanche.

Marie Mauron : "Mais le vrai Livre existe. Dans les strates d'argiles diluviennes qu'une tranchée ou le lit d'un ruisseau révèle, facilement l'on détache un bloc gris, fait de véritables feuillets."

G.E. Clancier : Père-la-famine-verte, Père l'illettré,
                     Seul lui sait lire le lit caché du fleuve
                     Et déchiffrer le gué entre les gouffres

Je ne suis pas allé plus loin, je ne sais si ce système d'échos va perdurer dans les chapitres suivants (qu'il s'efface ne me surprendrait pas, ni me décevrait, car l'attracteur étrange ne se fixe jamais), il me fallait auparavant en rendre compte, ce qui est fait.
Dernière résonance, pour l'heure :

Trace.

Je dis : nuit.
Hors de l'heure et du lieu
cela demeure

Mais les braises ?

Je les vois rougeoyer encore.

Marie Mauron :

Toute l'Histoire d'avant l'homme  et d'après sa naissance la voici, au creux des montagnes car, dans les strates du dessus, gisent des restes de foyers, des os et des cendres de morts, des tessons et des verreries dont la fragilité a traversé des millénaires, n'y gagnant que l'irisation qui poudroie aux ailes célestes.

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* Difficile de trouver sur le web des traces (c'est un comble) de cette expédition. L'émission, visible encore sept jours plus tard sur Arte, a complètement disparu. Je n'ai guère trouvé qu'un site allemand de l'université de Cologne pour relater l'aventure.

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