mardi 6 juin 2017

# 134/313 - Les quatre ontologies

Pourquoi Michel Serres parle-t-il plusieurs fois de totem ?

En fait, l'essai où j'ai puisé ce passage est tout entier fondé sur une classification des cultures humaines proposée en 2005 par l'anthropologue Philippe Descola dans un livre magistral intitulé Par-delà nature et culture (disponible depuis peu en Folio/Gallimard). Quatre visions du monde coexistent, ou se succèdent, sur la planète, que Serres résume ainsi :
"L'une, animiste, voit la même âme en tous les êtres, chacun habillé d'un corps original. Le naturalisme, à l'inverse, voit tous les corps formés des mêmes ingrédients, molécules et atomes, alors que les âmes, douées d'intériorité, animent uniquement les humains, différents personnellement et divers pour les cultures et les sociétés ; cette deuxième vision caractériserait plutôt l'Occident récent. Une autre, totémiste, comprend les différences entre les humains grâce à celles que montrent les espèces animales ou florales et fait correspondre, parfois, un être humain à une bête ou une plante. Aux yeux, enfin, de l'analogiste, tout ce qui existe diffère et il s'épuise à découvrir des relations possibles dans ce disparate en désordre."(p.11)
Cette quadripartition est résumée par le tableau suivant dans le livre de Descola :

Les quatre ontologies (Philippe Descola)
Plutôt que de "visions du monde", Descola parle d'ontologies, "c'est-à-dire de systèmes de propriétés des existants, lesquels servent de point d'ancrage à des formes contrastées de cosmologies, de modèles du lien social et de théories de l'identité et de l'altérité." (p .221)



Un autre terme essentiel de sa présentation est ignoré par Michel Serres, celui de physicalité. Il parle simplement de corps, bien que ceci semble un peu réducteur par rapport à la définition donnée par Descola :
"Par contraste, la physicalité concerne la forme extérieure, la substance, les processus physiologiques, perceptifs et sensori-moteurs, voire le tempérament ou la façon d'agir dans le monde en tant qu'ils manifesteraient l'influence exercée sur les conduites ou les habitus par des humeurs corporelles, des régimes alimentaires, des traits anatomiques ou un mode de reproduction particuliers. La physicalité n'est donc pas la simple matérialité des corps organiques ou abiotiques, c'est l'ensemble des expressions visibles et tangibles que prennent les dispositions propres à une entité quelconque lorsque celles-ci sont réputées résulter des caractéristiques morphologiques et physiologiques intrinsèques à cette entité." (pp. 212-213) [C'est moi qui souligne]
Ceci est bien abstrait, avouons-le (reproche souvent adressé à Descola par ses confrères, ainsi Jean-Pierre Digard), et Serres, qui répugne en général au néologisme, n'a peut-être pas tort de s'en tenir au corps. Il reste que cette grille de lecture est bien intéressante et qu'elle s'éclaire avec des exemples appropriés.

Et elle n'est pas sans rapport, on va le voir, avec une autre approche passionnante, celle de notre géographe Augustin Berque.

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