mardi 7 janvier 2020

Les rêves et les moyens de les diriger

Jeudi dernier, je suis allé voir Les Envoûtés à l'Apollo. Un film de Pascal Bonitzer, avec Sara Giraudeau et Nicolas Duvauchelle. Nous étions trois dans la salle, pas sûr qu'il soit un grand succès. Et pourtant ce ne serait pas usurpé, car cette adaptation d'une nouvelle de Henry James, - « Comment tout arriva » (The Way It Came) ou « Les Amis des Amis » (The Friends Of The Friends), selon les deux titres sous lesquels elle a été publiée - tout à fait en dehors du cadre originel anglo-saxon, est impressionnante de maîtrise. C'est un film de fantômes où les fantômes ne sont pas montrés (enfin, pas tout à fait, mais je ne peux pas préciser cette réserve sans spoiler le film). Voici le synopsis du dossier de presse : "Pour le "récit du mois", Coline, pigiste pour un magazine féminin, est envoyée au fin fond des Pyrénées interviewer Simon, un artiste un peu sauvage qui aurait vu lui apparaître le fantôme de sa mère à l’instant de la mort de celle-ci... Interview qu’elle est d’autant plus curieuse de faire que sa voisine, la belle Azar, prétend, elle, avoir vu le fantôme de son père !"





Je n'ai pas lu la nouvelle de Henry James, mais si j'ai tenu à aller voir ce film c'est bien parce que l'auteur m'avait en son temps, d'une certaine façon, envoûté. D'ailleurs, j'ai plusieurs fois écrit sur lui, son nom apparaissant pour la première fois sur ce site le 14 mars 2018.

Au retour du cinéma, le même soir, je décide de lire Souvenirs dormants de Patrick Modiano, que ma soeur Mano m'a offert le jour de Noël. Modiano, autre écrivain du mystère, que j'ai beaucoup étudié en 2012 et 2013. Or, dans ce court volume, où le vertige s'impose dès le premier paragraphe, on rencontre aussi quelques fantômes (sans compter Modiano lui-même, qui se qualifie à plusieurs reprises d'étudiant fantôme dans le cadre de ces années 60 où il place son récit), ainsi ces jeunes femmes rencontrées, suivies, perdues, Mireille Ourousov, Geneviève Dalame, Madame Hubersen, ou celle dont le nom ne sera jamais donné, qui, un jour ou l'autre, s'évanouissent dans la grande ville et que l'on retrouve parfois par hasard des décennies plus tard :
"Vous habitez toujours à la même adresse ?"
Peut-être lui avais-je posé cette question pour obtenir une réponse précise et ne plus avoir le sentiment que j'étais en face d'un fantôme.
"Toujours à la même adresse..."
Elle a eu un petit rire dont je lui étais reconnaissant. Elle n'avait plus l'air d'un fantôme." (p. 68)
Rien de surprenant de retrouver les fantômes dans un livre de Modiano (par exemple, Daniel Parrochia intitulera Ontologie fantôme son essai sur l'oeuvre du prix Nobel, tandis que Philippe Zard dans un article titré "Fantômes de judaïsme" écrira qu' "Être écrivain c’est devenir soi-même fantôme – il n’est pas jusqu’à l’écriture de Modiano qui ne devienne à son tour spectrale…"),  je ne cherchais nullement des références au film de Bonitzer quand j'ai choisi de lire ce livre. Mais le fantôme n'est pas le seul point de contact entre les deux oeuvres. Le rêve est une autre entrée importante, comme en témoigne cet extrait (qui comporte soit dit en passant le second vertige du livre) :
"Ce cadavre sur le tapis, dans l'appartement que nous avions laissé sans éteindre la lumière... Les fenêtres resteraient allumées en plein jour, comme un signal d'alarme. J'essayais de comprendre pourquoi j'étais demeuré si longtemps immobile en présence du concierge. Et quelle drôle d'idée d'avoir écrit sur la fiche de l'hôtel Malakoff mon nom et mon prénom, et l'adresse de l'appartement, 2, avenue Rodin... On s'apercevrait qu'un "meurtre" avait été commis la même nuit à cette adresse. Quand je remplissais la fiche, quel vertige m'avait saisi ?  A moins que l'ouvrage d'Hervey de Saint-Denys, que je lisais au moment où elle m'avait téléphoné pour me supplier de la rejoindre, ne m'ait brouillé l'esprit : j'étais sûr de vivre un mauvais rêve. Je ne risquais rien, je pouvais "diriger" ce rêve comme je le voulais et, si je le voulais, me réveiller d'un instant à l'autre." (p. 87-88) [C'est moi qui souligne]

Frontispice du livre de Léon Hervey de Saint-Denys, Les rêves et les moyens de les diriger ; observations pratiques, Paris, Amyot, 1867, in Jacqueline Carroy.
Hervey de Saint-Denys (1822- 1892), sinologue qui deviendra professeur au Collège de France, avait tenu depuis l'âge de treize ans un journal de ses rêves. Il publiera anonymement en 1867 le livre d'on parle Modiano, qui le désigne comme le précurseur de ce que l'on nomme aujourd'hui les « rêves lucides ». Il raconte, explique Jacqueline Carroy,* qu’il a acquis très vite "la faculté d’avoir conscience de rêver pendant son sommeil. Cela lui a permis d’avoir des visions nocturnes si nettes qu’il a pu fixer son attention sur tous leurs détails avec « l’œil de l’esprit » au cours même de son sommeil. Il a ensuite, raconte-t-il, développé la capacité de diriger et d’orienter, au moins partiellement, ses songes, toujours en dormant." C'est cette capacité qui semble avoir fasciné Modiano.

"Nous arrivions, écrit-il un peu plus haut, page 80, place du Trocadéro. Environ deux heures du matin. Les cafés étaient fermés. Je me sentais de plus en plus calme et je respirais de manière de plus en plus profonde, sans aucun de ces efforts de concentration que l'on fait d'habitude au cours des exercices de yoga. D'où venait une telle tranquillité ? Du silence et de l'air limpide de la place du Trocadéro ? [...] Je subissais certainement l'influence de l'ouvrage que je lisais depuis quelques jours, Les Rêves et les moyens de les diriger, d'Hervey de Saint-Denys, et qui resterait, pendant toute cette période, l'un de mes livres de chevet. J'avais l'impression que je lui avais communiqué mon calme et qu'elle marchait maintenant du même pas que le mien. [...] j'avais gardé dans une poche de ma veste le revolver à l'étui de daim. J'ai cherché une bouche d'égout où je l'aurais laissé tomber. Comme je le tenais dans ma main, elle me jetait des regards inquiets. J'essayais de la rassurer. Nous étions seuls sur la place. Et si, par hasard, quelqu'un nous observait de la fenêtre obscure d'un immeuble, cela n'avait aucune importance. Il ne pourrait rien contre nous. Il suffisait de détourner ce rêve, selon les conseils d'Hervey de Saint-Denys, comme on donne un léger coup de volant. Et la voiture roulerait sans heurts, l'une des voitures américaines de ce temps-là, dont on aurait dit qu'elle glissait sur l'eau, en silence." [C'est moi qui souligne]

Passage étonnant, où le narrateur vit la réalité comme un rêve, inversant en réalité la méthode de Hervey de Saint-Denys qui consiste à manipuler le rêve, à s'y diriger, comme si l'on était dans la réalité. Autre chose étonnante : la présence du revolver (c'est avec cette arme que la jeune femme non citée a tué un certain Ludo F. (le cadavre sur le tapis de la page 87), qu'on retrouve dans Les Envoûtés, où il est donné par Sylvain, l'ami homosexuel de Coline, pour se protéger de Simon, et qu'elle utilisera contre ce même Simon pour menacer de se suicider.


 Quant au rêve, il a sa place dans le film, et Bonitzer l'évoque dans un entretien :
"Vous dites que vous ne montrez rien mais vous avez tout de même filmé un rêve…

Qui ne montre pas grand chose… Ce rêve me paraissait une scansion importante. Après le retour du cimetière, la nuit où Coline et Simon ont fait l’amour dans une espèce de désespoir, il fallait qu’Azar se manifeste. Le rêve est l’un des moyens par lesquels les morts se rappellent à nous. Mon ami Pierre Pachet, l’un des disparus auxquels le film est dédié, disait du rêve que c’est « le parloir des morts ». J’aime beaucoup cette expression."
Les Envoûtés est sorti au cinéma le mercredi 11 décembre. Ce jour-là ma petite soeur Marie est morte à l'hôpital de Limoges. Elle aurait eu 49 ans ce mardi 7 janvier 2020.


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* Jacqueline Carroy, « La force et la couleur des rêves selon Hervey de Saint-Denys », Rives méditerranéennes [En ligne], 44 | 2013, mis en ligne le 15 février 2014, consulté le 05 janvier 2020. 

1 commentaire:

blogruz a dit…

Vers 14-15 ans le titre d'Hervey de Saint-Denys, vu je crois dans un numéro de Planète, était si en phase avec mes essais de diriger mes rêves que je l'avais aussitôt acheté, mais ça n'a pas vraiment aidé.