lundi 8 juin 2020

Les lions marins se traînaient toujours sur les noirs récifs

   Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.
   Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
   « Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! » 

Charles Baudelaire, Anywhere out of the world, Petits Poëmes en prose, 28 septembre 1867.

C'est pendant l'été 2013 que se déclara la Peste écarlate, raconte soixante ans plus tard le narrateur du roman de Jack London, le professeur James Howard Smith, un des seuls survivants de cette pandémie qui engloutit toute la civilisation et réduisit l'humanité à une poignée de tribus errantes. Le grand recensement de 2010, écrit London, avait donné huit milliards d'hommes pour la population de l'univers, ce qui était (le roman ayant été publié en 1912) une assez bonne projection (en 2010, on comptait 6,9 milliards d'habitants, et le nombre de huit milliards est presque atteint en 2020).


J'ai lu - je l'ai déjà dit -, les 27 et 28 mai, ce livre en même temps que Sauf les fleurs de Nicolas Clément. Rien à voir en apparence entre ce drame de la violence conjugale et le récit post-apocalyptique de London, sauf que, précisément, à l'intérieur même de cette dystopie particulièrement sombre, la violence conjugale s'impose aussi comme forme implacable : Smith, après avoir passé trois ans dans une solitude absolue, repart à la recherche de survivants et rencontre au lac Temescal, près de l'ancienne ville d'Oakland, un homme qui se révèle une brute parfaite, l'être le plus antipathique qui se puisse imaginer. Un homme dont Smith, significativement, ne se souvient plus tout d'abord du nom, mais qu'il désigne comme le Chauffeur, du nom de son ancienne profession. Un homme fruste, "vil entre tous", qui a asservi une des plus belles femmes du monde d'avant, Vesta Van Warden, "née dans la pompe opulente du plus puissant baron de la finance que le monde eût jamais connu !"

Le père du roman de Nicolas Clément n'a pas plus de nom. Lui aussi cogne femme et enfants. Lui aussi finira par tuer la mère dans un accès d'ivresse.
Singulier pessimisme de Jack London : l'écrivain aux idées socialistes (sa notice wikipédienne désigne d'ailleurs La Peste écarlate comme un roman socialiste - ce qui est pour le moins hâtif) montre bien le renversement des classes sociales à l'oeuvre, mais fait de l'ancien domestique oppressé un tyran redoutable, que l'ancien universitaire pacifique et cultivé est bien incapable de concurrencer. Il ne saura porter secours à la femme qu'il aime, et continuera de se lamenter des décennies plus tard :
"Un après-midi, tandis que le Chauffeur était parti à la pêche et que j’étais demeuré seul avec elle, elle me conjura de le tuer. Elle m’en supplia, avec des larmes dans les yeux. Mais le bandit était robuste et redoutable, et j’avais peur. Je lui offris, quelques jours après, mon cheval, mon poney et mes chiens, s’il consentait à me céder Vesta. Il me rit au nez et refusa. Il était très arrogant. Il me répondit que, dans les temps anciens, il avait été un domestique, de la boue que foulaient aux pieds les hommes comme moi et les femmes comme elle. Maintenant la roue avait tourné. Il possédait la plus belle femme du monde, elle lui préparait sa nourriture et soignait les enfants qu’il lui avait faits.
— Tu as eu ton heure, me dit-il. J’ai la mienne, aujourd’hui. Et elle me va très bien ! Le passé est fini, bien fini, et je ne tiens pas à y revenir.
C’est ainsi qu’il me parla. Mais pas avec les mêmes mots. Car c’était un homme horriblement vulgaire et il ne pouvait rien dire sans proférer les plus épouvantables jurons.
« Il ajouta que, s’il me surprenait à cligner de l’œil vers sa femme, il me tordrait le cou et la battrait, jusqu’à ce qu’elle en reste sur le carreau. Que pouvais-je faire ? J’avais peur. Il était le plus fort."
Il ne pouvait rien dire sans proférer les plus épouvantables jurons... Parmi les déplorations de Smith, il y a aussi la perte de la langue, que relève Guillaume Vissac : "La langue elle-même n’est pas sortie indemne du cataclysme écarlate : elle s’est comme rétractée. Elle est plus courte, hachée, et si on y devine encore quelques anciennes constructions permettant de la rattacher à l’anglais civilisé d’avant la pandémie, il y a bien des tensions entre un anglais brut et sauvage pratiqué par les jeunes garçons accompagnant le narrateur, et un anglais plus académique, développé, élaboré lorsque celui-ci se plaît à se remémorer son époque perdue, un temps où un tel raffinement dans la parole était encore possible. C’est particulièrement remarquable dans ce passage, où l’extraction des dents de crânes trouvés à proximité devient prétexte à une réflexion sur la langue, que l’on est littéralement en train d’exhumer" :
"L’extraction des dents des trois squelettes était terminée et les trois jeunes garçons se mirent en devoir de se les partager équitablement. Ils étaient vifs et brusques, dans leurs gestes et dans leurs paroles, et la discussion fut chaude. Ils s’exprimaient par monosyllabes, en phrases courtes et hachées. Malgré tout, ce langage était irrigué de bribes de constructions grammaticales et l’on pouvait trouver des vestiges d’une conjugaison issue d’une culture supérieure. Même le parler du grand-père était corrompu à un point où, transcrit littéralement, il apparaîtrait incompréhensible au lecteur. C’est du moins ainsi qu’il parlait aux garçons."
 En écho, chez Nicolas Clément, c'est la langue du père qui s'avère langue de la perte :
"Depuis des lustres, Papa ne prononce plus nos prénoms, se jette sur le verbe, phrases courtes sans adjectif, sans complément, seulement des ordres et des martinets. Dans mon dictionnaire, je cherche la langue de Papa, comment la déminer, où trouver la sonnette pour appeler. Mais la langue de Papa n'existe qu'à la ferme, hélas. Il nous conjugue et nous accorde comme il veut. Il est notre langue étrangère." (p. 19)
Le salut, Marthe le trouvera aussi dans la langue, l'ancienne langue grecque, avec Eschyle tout d'abord, dont un livre est au sommet de l'étagère haut placée de l'institutrice, Eschyle qu'elle confond au début avec échelle, "qui sert à se hisser". Eschyle, qu'elle traduira avec obstination, pendant le séjour à Baltimore : "Chaque phrase que j'arrache au chiendent me récompense d'avoir essayé comme si l'esprit l'emportait sur la matière ; le salut sur la perte."


Une autre résonance mérite d'être relevée, non plus avec Sauf les fleurs, mais dans le droit fil de l'article du Masque de la Mort rouge, avec la métaphore du lion et du choléra, présente chez Asensio et Giono. Il faut se porter à la toute fin du roman, alors que Smith est resté avec son petit-fils Edwin, face à la mer, et contemplant tous les deux un troupeau de chevaux sauvages.
"- Qu'est cela ? demanda le vieillard, en sortant enfin de sa rêverie.
- Ce sont des chevaux, répondit Edwin. C'est la première fois que j'en vois venir jusqu'ici. Les lions des montagnes, qui y deviennent de plus en plus nombreux, les chassent vers la mer."
Les lions des montagnes, autrement dit les pumas ou cougars, sont suivis au paragraphe suivants des lions marins, autrement dit les otaries :
"Au-delà des dunes du rivage pâle et désolé, où piaffaient les chevaux  et venaient mourir les vagues, les lions marins se traînaient toujours sur les noirs récifs, où s'ébattaient dans les flots, avec des meuglements de bataille ou d'amour, le vieux chant des premiers âges du monde."
Tous ces lions, qu'ils soient de montagne ou de mer, m'intriguent, me chahutent, ne me laissent pas en repos ; je ne peux m'empêcher de songer aux lions qui affleurent si souvent dans les méditations labyrinthiques de l'ami Rémi Schulz. Tenez, prenez par exemple Ana Mor trouve lions, du 31 août 2017, où il revient sur "la découverte que la vie de Jung correspondait idéalement au concept central de son oeuvre, la quaternité : le 4/4/44 sa vie a été en quelque sorte échangée contre celle du médecin qui l'avait sauvé d'un infarctus, et cette date correspond exactement, au jour sinon à l'heure près, aux quatre cinquièmes de sa vie".
Et aussi : "Lorsque j'ai découvert le 8 septembre 2008 le motif 4-1 de la vie de Jung autour du 4/4/44, le nombre 4444 m'est devenu extrêmement significatif, et j'ai été ensuite attentif aux éventuelles occurrences de ce nombre, notamment sur les plaques minéralogiques."



Alors, que penser de la vidéo Youtube postée l'autre jour dans l'article sur La Mort rouge, mise en images de la chanson Out of this world du groupe Marillion, qui à l'origine s'appelait Silmarillion, en hommage au grand oeuvre de Tolkien jamais achevé ? A l'origine de la diffusion, un certain Edwoods4444.


Comment ne pas penser, au vu de ce pseudo, au chef d'oeuvre de Tim Burton, revu d'ailleurs récemment sans savoir qu'il allait resurgir un peu plus tard ? Mais j'avoue que la connexion  avec ce qui précède m'échappe, je ne mentionne ceci que par acquit de conscience (et parce que les liens symboliques n'apparaissent pas toujours au premier regard).



Je voudrais en finir pour aujourd'hui avec ce fragment du dernier billet de Rémi :
"Un peu de biotexte maintenant, et de tectonique des plaques, comme dit l'ami Patrick. Nous avons depuis 15 ans une 206 SW, toujours vaillante, mais l'absence de climatisation devient un problème, alors que l'état de santé d'Anne nécessite trois voyages à Manosque par semaine, et que la canicule devient endémique."
Cette mention de Manosque me touche alors que je viens d'achever avant-hier de bon matin Le Hussard sur le toit de Jean Giono, dont l'écriture fut terminée à Manosque le 25 avril 1951. Je fus  intrigué, là encore, par l'énigmatique chapitre XIII où Angelo et Pauline de Théus sont hébergés, dans un village en ruines, par un médecin philosophe , sans doute peu ou prou le porte-parole de Giono lui-même. J'y observai le retour de l'image du lion, qui avait désigné le choléra plus tôt dans le roman :

"Non, mademoiselle, je n’ai pas parlé de cœur : ouvrage de dame. C’est un lion
que nous portons brodé sur la chemise. […]
Vous caressez subrepticement le lion brodé sur votre chemise.
"
Pour Daniela Ćurko, de l'université de Zadar en Croatie, proposant une lecture nietzschéenne du roman, "il semble que le vieux médecin appelle indirectement à la révolte, ou au moins à un besoin de remise en question de notre civilisation et de la société occidentales, et à un besoin de réévaluation de toutes les valeurs (le terme de réévaluation est d’ailleurs un des termes clés de la pensée de Nietzsche). Car l’image du lion symbolise chez Nietzsche précisément la révolte contre les anciennes valeurs qui entravent l’Homme et dont il faut s’affranchir afin de réaliser une culture, une culture supérieure, saine par définition."

Faut-il adhérer à cette vision des choses ? Est-ce là vraiment ce que voulait suggérer Giono ? Je ne prise guère la dernière phrase : "une culture supérieure, saine par définition." Trop de dérives fascisantes sont passées par des expressions semblables. A tout prendre, je préfère la médiocrité et la ferveur d'Ed Wood, transfigurées par l'art de Tim Burton.

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