mercredi 24 juin 2020

Vivre dans les ruines


J'aborde Stranja étoilée, la quatrième et dernière partie de Lisière, le puissant livre de Kapka Kassabova. Son périple continue en Thrace orientale, autrement dit en Turquie, dans ces montagnes de la frontière turco-bulgare marquées par tant de drames, dont la plupart n'ont jamais été portés à la connaissance de nous autres, Occidentaux, Français, dont seuls quelques infortunés avaient trouvé la mort non loin de là, sur la péninsule de Gallipoli, lors de la première guerre mondiale, quand un corps expéditionnaire fut envoyé pour se battre au détroit des Dardanelles. Je ne parviens pas à retrouver la carte que j'avais établie, pendant la préparation d'Eté 1915, des lieux où avaient péri les soldats dont le nom est gravé sur le monument aux morts de Cluis, mais il me souvient qu'ils furent deux ou trois à n'être pas revenus de cet Orient qui devait être pour eux si lointain.

Eté 1915 première édition (juillet-août 2006)

Ce fut le dernier spectacle que je mis en scène dans les ruines du château de Cluis-Dessous.

Ce sont des ruines aussi qu'arpente Kapka Kassabova, villages fantômes, vallées désolées, fortifications devenues inutiles, mais ruines spirituelles également, quand l'âme d'un peuple s'enfuit avec l'exil et l'exode.
""La montagne enfante des personnes, la plaine enfante des citrouilles." Etait-ce vraiment pour cela que ça se passait ? Un peu sévère pour les habitants de la plaine, mais il est vrai que les habitants des Rhodopes et de la Strandja possédaient une qualité toute particulière.
On pourrait l'appeler le paradoxe des montagnes et il est sans doute universel : plus leur histoire a été dure, plus ils ont évolué en terrain ardu, plus les gens sont exceptionnels. Ils semblent détenir un savoir que les autres ignorent : au bout du compte, la seule chose qui importe vraiment, c'est la gentillesse. Un peu partout dans la Strandja, des villageois tiraient leur subsistance des ruines. Ruines au sens propre, ruines ancestrales, ruines linguistiques." (p. 424)
Quand je lus ces lignes cet après-midi,une pause s'imposa. Car ces mots de ruines me rappelaient un passage de l'autre livre que je lis en parallèle de celui-ci, l'essai de Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes, Naviguer par temps d'effondrements (Seuil, 2020), et plus précisément une note du bas de page 97 : "pour les ombres de crimes passés qui hantent nos perspectives d'effondrement, cf. Joëlle Le Marec, "Lire et vivre dans les ruines : Tsing et Sebald", Multitudes, n°76, 2019, p.96-102."

Un tel intitulé ne pouvait me laisser insensible : l'écrivain allemand W.G. Sebald est l'auteur le plus souvent cité dans ma nébuleuse de mots-clés, et j'ai écrit plusieurs articles où l'on peut croiser l'anthropologue Anna Tsing et son maître-livre, Le champignon de la fin du monde, Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Je téléchargeai donc l'article de Joëlle Le Marec, disponible en ligne.

Pour rappel, Anna Tsing enquête autour d'un champignon, le Matsutake, qui ne pousse que dans des forêts dévastées par les entreprises humaines, comme celles de l'Oregon américain. Cela la conduit à suivre les cueilleurs, travailleurs précaires, anciens soldats, migrants sans papiers, qui vendent chaque soir leur récolte du jour, qui terminera comme produit de luxe sur les étals des épiceries fines japonaises. "Ces enquêtes, écrit Joëlle Le Marec, qui constituent enfin le vivant en phénomène intéressant – un vivant auquel nous avons perdu l’habitude de prêter attention et que nous distinguons beaucoup plus facilement dans les ruines [3]– nous mettent en contact avec ce qui avait toujours existé, mais sans attirer l’attention de ceux qui dominent d’une manière ou d’une autre, dans la politique, la finance, ou les institutions du savoir sur la nature et sur la société."

Je vole décidément d'une note de bas de page à l'autre :  cette note [3] renvoie au roman d' Antoine Volodine, Les Anges Mineurs, (Seuil, 1999), dont la lecture m'avait beaucoup marqué en son temps, à tel point que je rêvais d'en faire une adaptation théâtrale dans le cadre d'un ancien abbatoir désaffecté à Aigurande. Joëlle Le Marec ne stipule aucun passage précis du livre, que j'ai mal nommé roman, car ce n'est pas ainsi que le désigne Volodine : il parle en effet de narrats.
"J'appelle narrats des textes post-exotiques à cent pour cent, j'appelle narrats des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir. C'est une séquence poétique à partir de quoi toute rêverie est possible, pour les interprètes de l'action comme pour les lecteurs. On trouvera ici quarante-neuf de ces moments de prose. Dans chacun d'eux, comme sur une photographie légèrement truquée, on pourra percevoir la trace laissée par un ange. Les anges ici sont insignifiants et ils ne sont d'aucun secours pour les personnages. J'appelle ici narrats quarante-neuf images organisées sur quoi dans leur errance s'arrètent mes gueux et mes animaux préférés, ainsi que quelques vieilles immortelles. (...)"
Chaque narrat porte le nom d'un personnage, et le moins que je puisse dire c'est que ces noms ne sont pas sans résonance avec les noms que je croise dans le récit de Kapka Kassabova. Citons-en quelques uns : Enzo Mardorissian, Laetitia Sheidmann, Marina Koubalghaï, Varvaria Lodenko, Babaïa Schtern, Lydia Mavrani, Bashkim Kortchmaz, Nayadja Aghatourane, Safira Houliaguine, Clara Güdzül, Gloria Tadko, Alia Araokane...


Le narrateur est, semble-t-il, un certain Will Scheidmann (j'écris "semble-t-il" parce que tout écrit volodinien est marqué d'une incertitude fondamentale), qui utilise indistinctement la première ou la troisème personne. Dans l'étude de Jean-Françis ChassayL’alpha et l’oméga. Le temps catastrophique dans Des Anges mineurs d’Antoine Volodine, il est précisé à la note 21 (on  continue à sauter d'une note de bas de page à une autre) : "On apprend vers la fin du livre que Scheidmann « disposait ses narrats en tas de quarante-neuf unités » (p. 202), ce qui explique le nombre de
narrats qu’on retrouve dans
Des anges mineurs. On peut cependant ajouter à cela que dans la religion bouddhiste, un esprit a 49 jours après sa mort pour réintégrer un corps. Voilà qui ajoute une autre dimension à « l’esprit magique » qui traverse le roman et fait contrepoids au politique."


Or, je viens de lire, juste avant de reprendre la rédaction de cet article, la fin du livre de Kassabova - très polarisé par la dimension magique et mystique qui s'attache aux montagnes de la Strandja -, et page 469, j'ai rencontré la même mention des 49 jours :
" Quarante jours : un nombre symbolique dans le monde spirituel. Lorsque quelqu'un décède en Bulgarie ou en Turquie, le deuil est strictement observé pendant quarante jours, au terme desquels une cérmonie honore le trépas de l'âme à travers offrandes et prières. Dans le bouddhisme tibétain, le nombre de jours à respecter est de quarante-neuf et la croyance veut que l'esprit du défunt demeure dans le royaume intermédiaire baptisé le "bardo du devenir" pendant ce laps de temps, après quoi, il se met en quête d'un canal - une matrice humaine en règle générale - par lequel renaître et recommencer le cycle de samsara, la souffrance."
Deux observations subséquentes : 1/ il est hors de doute que cette notion de Bardo ne soit au coeur de l'imaginaire volodinien, puisqu'il a publié en 2004 Bardo or not Bardo, dont la quatrième de couverture revient sans ambiguïté sur les 49 jours :
"Présumant que le défunt est obligé par son karma de traverser les quarante-neuf jours du Bardo, et qu'il doit rencontrer, sur le chemin de la renaissance, de terribles visions et obstacles, un lama lit le Bardo Thödol, le Livre des morts tibétain, pour guider le mort et l'aider à triompher des dangers qui le menacent. Voilà le principe.[...]"
Bardo_Thodol ; by Anonymous [Public domain], via Wikimedia Commons. (Via Lucien Raphmaj)

 2/ Cette notion de bardo était aussi omniprésente dans mon esprit lorsque j'ai écrit Eté 1915, qui relate la mort d'un poilu dans un village sur le front. Se réveillant il a la surprise de découvrir ses anciens camarades de patrouille sous les traits de personnages de ses lectures anciennes. Il lui faudra du temps pour accepter l'invraisemblable : il est bel et bien mort, mais pour un moment encore dans ce monde intermédiaire entre les vivants et les créatures de songe, à cheval entre réel et fiction.

Cette hésitation entre deux régimes d'existence se retrouve, par exemple, dans le narrat 40, Dick Jerichoe, où le narrateur évoque "l'épopée rectificatrice de Varvalia Lodenko, ses appels au massacre des puissants, sa nostalgie d'une abolition parfaite de tout privilège. La question n'est pas de savoir si, oui ou non, il s'agit d'une rêverie bien-pensante, ou si le fusil de Varvalia Lodenko a bel et bien retenti dans le réel ou s'apprête à le faire. Là n'est absolument pas le problème." Et ceci nous reconduit directement à la thématique des ruines : " Après le passage de Varvalia Lodenko, on était donc enfin de nouveau à l'aise pour vivoter fraternellement et bâtir sans honte de nouvelles ruines, ou, du moins, pour habiter sans honte les débris de tout."(p. 188)
Il est même question dans le même narrat d'arrière-ruines (p. 190). Alors "Que reste-t-il à faire, demande Jean-François Chassay, comment l’histoire et le politique pourraient-ils continuer à  s’entendre dans pareil contexte? Par la grâce des chiffonniers qui, justement, ramassent les
déchets. Dans son ouvrage sur Baudelaire
29, Benjamin parle de la fascination pour la figure du chiffonnier au XIXe siècle qui s’imposait comme une figure des limites de la misère
humaine. L’écrivain comme le révolté retrouvaient dans le chiffonnier une part de lui-même, de sa marginalité, de sa précarité. Baudelaire de ce point de vue apparaît comme celui qui crée à partir de ce qu’il trouve dans la ville, comme le chiffonnier vit à partir des déchets matériels. Les histoires se racontent à partir des déchets de la ville."

Cette figure du chiffonnier chez Walter Benjamin m'a fait resurgir un très ancien article d'Alluvions, où, à la suite d'une longue citation de  Stéphane Mosès extraite de son livre sur L'Ange de l'histoire, j'écris : "nouvelle "harmonique" au poème* déposé ici lundi dernier, je lis, dans une annonce de l'IMEC autour du livre de Jean-Michel Palmier sur Benjamin (livre inachevé que j'ai maintenant grande envie de découvrir), que le penseur est désigné comme le "Guetteur de rêves" (après recherche, ce nom proviendrait d'un livre de Miguel Abensour)."



 Dans le dossier de remue-net auquel je renvoyais, toujours en ligne actuellement, on peut lire :
"Il y a peut-être un fil qui nous permettrait d’entrer dans le livre de Palmier, celui du chiffonnier. A propos de l’analyse de Benjamin sur Baudelaire, Palmier évoque son « étrange métaphysique du chiffonnier ». (Ne pas rater à ce sujet la préface de Florent Perrier car il en donne une magistrale généalogie). Le chiffonnier, c’est l’être méthodologique de la modernité (son allégorie), celui qui rassemble les images dialectiques. C’est le grand lecteur du monde, lecture à partir de laquelle se découvrent les citations et les fragments du monde."
Et, un peu plus haut, une citation de Jean-Michel Palmier renvoyait explicitement à cette idée de sauvetage au sein des ruines :
« Assurément, son œuvre, dans sa fidélité surprenante à un nombre restreint d’intuitions qui ne cessent de s’enrichir et de se métamorphoser, n’est pas un monolithe. C’est ce qui lui confère, avec la magie du style, sa beauté insolite et sa profondeur. Plutôt que d’y chercher des réponses à des questions qu’il ne pouvait se poser, de le lire sans distance, de le réinventer à notre image, il est peut-être plus utile d’être sensible à sa mise en crise de tout discours qui s’énonce comme certitude et comme vérité. Au-delà de l’imbrication inextricable du politique et du théologique qui domine sa philosophie de l’histoire, son exigence d’affronter le « maintenant », de sauver au sein des ruines les « échardes du messianique », l’expérience des vaincus, garde la même urgence. » (Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin, Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu, page 12, c'est moi qui souligne)

Pour en revenir à Volodine, chez lui, développe Jean-François Chassay, "plusieurs personnages font office de chiffonniers (surtout des femmes, comme Clara Güdzül, Jessie Loo), mais ce sont surtout les narrats qui naissent des déchets et des restes. Car il faut se rappeler que Will Scheidmann lui-même naît de ses chiffons, de ces déchets qui traînent. C’est cette ruine vivante — Scheidmann, pourrait-on dire, naît « ruiné » — qui va permettre de raconter l’histoire de ce monde et de ses bourrasques politiques. Né de bric et de broc, « constellé de cicatrices et de coutures qui se ramifiaient vers [s]es entrailles molles et [s]es poches à produits organiques et jusqu’à [s]es os durs » (p. 110), Scheidmann n’est pas sans faire songer au monstre créé par Victor Frankenstein et qui était constitué aussi bien de parties humaines qu’animales30." 
 
Boris Karloff dans Frankenstein de James Whale © 1931 Universal Studios.

Arrêt sur image. Je m'aperçois que les échos entre les textes rassemblés ici ne cessent de s'amplifier, que cet article est déjà bien long, et qu'il me faudra bien plus de quelques paragraphes supplémentaires pour mettre un peu d'ordre dans les résonances qui m'assaillent. Il me faut donc clore ici cette première errance dans les ruines, il est temps de dresser le bivouac avant la nuit. Pour veiller devant les étoiles, je vous laisse sur cette parole d'Edma Redžepova, chanteuse gitane citée en exergue par Kapka Kassabova :

"Les gens oublient que nous sommes de simples hôtes sur cette Terre, que nous y arrivons nus et que nous la quittons les mains vides."


________________
29. Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1974.

* Le poème en question : 

Rapport d'un guetteur

Sommeil bradé à l'étal des songes
Solitaire sur l'aile de l'instant
Mes yeux s'épuisent à fouiller l'ombre

Sur l'ardoise éclatée des rêves
J'inscris les mouvements du silence
L'affleurement fugace d'une lèvre

Tout ce qui vint en ce royaume
Chat de gouttière éventrant la nuit
Poulpe noir réfracté dans la paume
30. « Qui concevra les horreurs de mon travail secret, tandis que je tâtonnais, profanant l’humidité des tombes ou torturais l’animal vivant pour animer de l’argile inerte? »; « La salle de dissection et l’abattoir me fournissaient une grande partie de mes matériaux ». Mary Shelley, Frankenstein, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 116.
 

 


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