lundi 29 novembre 2021

Le Cavalier de l'Apocalypse

Dans l'article du Guardian qu'elle consacre aux Pérégrins d'Olga Tokarczuk (le titre en anglais est Flights), Kapka Kassabova écrit que le livre présente des échos avec WG Sebald, Milan Kundera, Danilo Kiš et Dubravka Ugrešić, en prenant soin d'ajouter "but Tokarczuk inhabits a rebellious, playful register very much her own". Je ne saurais juger de la pertinence de ces rapprochements, connaissant mal les trois derniers auteurs en question, mais il est indubitable que Sebald n'est jamais très loin, et au moins sur un des motifs qui traversent tout l'ouvrage, cette attention à tout ce qui entoure le corps naturalisé, plastiné, dit Tokarczuk, faisant ainsi référence à une technique somme toute récente, qui consiste à préserver les tissus biologiques en remplaçant les différents liquides organiques par du silicone ou de la résine (on la nomme aussi imprégnation polymérique).  C'est l'anatomiste allemand (mais né en Pologne le 10 janvier 1945) Gunther Von Hagens qui l'a mise au point en 1977. Il fut ensuite  promoteur de Body Worlds (Körperwelten en allemand), exposition, dans nombre de villes et de pays, de corps ou de parties de corps humains  plastinés - exposition souvent controversée, et même interdite à Paris par le tribunal de grande instance en 2009 (elle devait avoir lieu au Musée de l’Homme et à la Cité des Sciences de La Villette, mais, en raison du refus du conseil scientifique pour raisons éthiques, s'était repliée sur l'espace 12, boulevard de la Madeleine). On soupçonnait  l’anatomiste d’un trafic de condamnés à mort chinois, utilisés à des fins médicales sans autorisation des familles.

Gunther Von Hagens

Dans l'article du Monde du 22 avril qui rapportait l'anecdote, Florence Evin poursuivait ainsi :

"A la suite de ce jugement, Le Cavalier de l'Apocalypse, d'Honoré Fragonard (1732-1799), poursuivra-t-il son galop macabre au Musée de Maisons-Alfort (Val-de-Marne) ? Interrogé sur la présentation des écorchés du célèbre anatomiste, Christophe Degueurce, le conservateur du musée, relève la similitude de la présentation anatomique... mais pointe le problème de l'éthique : "On donne à voir un instantané de la science anatomique au XVIIIe siècle. Les corps qu'Honoré Fragonard a prélevés dans les hospices, il y a 250 ans, l'étaient à des fins d'enseignement. L'écart éthique est radical."

Or ce Cavalier de l'Apocalypse d'Honoré Fragonard n'est autre que cet écorché évoqué par Sebald dans Austerlitz, dont je fis la matière principale d'un article le 4 mars dernier : "Mais le plus effroyable est encore, dit Austerlitz, reléguée à l'arrière dans le dernier cabinet du musée, la composition équestre grandeur nature que, à la période postrévolutionnaire, Alexandre Evariste Fragonard, anatomiste et préparateur alors au sommet de sa gloire, a écorchée le plus artistement qui soit, si bien que dans les couleurs du sang caillé, apparaissent parfaitement les fibres du muscle bandé du cavalier, mais aussi celles du cheval qui, pris de panique, part au galop, et aussi toutes les veines bleutées, tous les tendons et ligaments ocre jaune." (J'avais en passant relevé l'erreur de Sebald : l'anatomiste en question n'étant pas Alexandre-Evariste Fragonard, mais Honoré Fragonard, cousin germain du peintre bien connu Jean-Honoré Fragonard, né comme lui la même année 1732).

                               Écorché d'un cheval et de son cavalier réalisé entre 1766 et 1771 par Honoré Fragonard

On ne trouvera cependant pas trace de l'écorché de Fragonard dans le livre de Tokarczuk : tous les musées d'anatomie qu'elle cite en fin d'ouvrage (sous le nom d'Itinerarium) sont situés à Vienne, Dresde, Berlin, Leyde, Amsterdam, Riga, Saint-Petersbourg et Philadelphie. Son chemin ne passe pas par la France.

Gunther Von Hagens apparaît, lui, dans l'un des fragments consacrés aux voyages du docteur Blau, curieux personnage dont la passion est de photographier des vagins, photos qu'il collectionne dans des boîtes en carton achetées chez Ikea. "Mais ce dont il rêvait, précise Tokarczuk, c'était de créer une autre collection, la vraie, qui ne serait pas composée de photographies." (p. 176) Aussi est-il émerveillé par la science de la plastination : "Durant ses études universitaires et tout de suite après, Blau avait beaucoup voyagé. Il avait visité toutes les collections anatomiques accessibles au public. Tel un fan d'un groupe de rock, il suivait à la trace Gunther Von Hagens et son exposition diabolique de corps humains plastinés, jusqu'à ce qu'il eût l'opportunité de rencontrer personnellement le maître."

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