Après avoir lu Une histoire du vertige de Camille de Toledo, je commandai à Arcanes un essai antérieur du même auteur, paru en 2009, Le Hêtre et le Bouleau, où il explorait déjà la dimension du vertige, "à partir de tout ce qui a été détruit au nom et à partir des fables politiques du XXe siècle". Il se terminait d'ailleurs sur un texte portant le titre suivant : L’utopie linguistique ou la pédagogie du vertige.
Deux jours plus tard, je fus interloqué par un des articles de la catégorie "Autres sentes", le dernier billet de Fonge et florule, qui regroupe les chroniques de l'ami mycologue Richard Bernaer. Le titre en était Encore du noir et blanc : la Tchaga et le bouleau. Il était question d'un champignon fort rare en nos contrées, mais que l'on rencontre près de l'austère lac limousin de Vassivière. Je laisse la parole au spécialiste :
"Le lac de Vassivière en hiver est le lieu idéal pour sentir la poignante mélancolie des frimas, des paysages hiémaux en noir et blanc : blancheur des bouleaux et terre noire des tourbières, écorces argentées griffées de noir… et la Tchaga – cette protubérance informe, charbonneuse, grumeleuse, qui dégorge du jabot blanc des vieux bouleaux.
C’est le climat nordique du lac de Vassivière, et ses antiques bouleaux qui en parsèment les abords, qui permirent à un mystérieux et rarissime polypore de s’implanter : Inonotus obliquus (Persoon : Fries) Pilat, nommé la Tchaga par Soljenitsyne."
La notice de Wikipedia mentionne en effet qu'il "s'agit d'un champignon lignivore parasite, agent de la pourriture fibreuse, principalement des bouleaux et plus rarement d'autres feuillus, vivant essentiellement au sein de la taïga dans la zone septentrionale de l'hémisphère Nord."
Chaga Mushroom - Inonotus obliquus (Photo Wikipedia) |
Bon, je note avec amusement la coïncidence avec le titre de l'essai de Camille de Toledo (qui s'ouvre d'ailleurs sur une citation des Frères Karamazov), mais je suis loin de penser que j'en ferai la matière d'un article.
Le lendemain, samedi 28 janvier, un peu avant midi, je vais chercher le livre dont on m'a prévenu qu'il était arrivé la veille. Et voici que Richard entre dans la librairie quelques secondes après. Je ne l'avais pas croisé depuis deux ou trois mois, et soudain il est là, devant moi, au moment même où je récupère le livre auquel sa chronique faisait en somme écho. Je ne peux m'empêcher de lui conter ce hasard malicieux. Il me précise en passant que c'est dans Le Pavillon des Cancéreux que le champignon est cité et décrit comme possédant des vertus anti-tumorales.
L'après-midi je commence la lecture de l'essai. Qui débute par l'évocation de la Chute du Mur de Berlin, en novembre 1989, marquée par cet événement à la fois minuscule et retentissant : la venue du grand violoncelliste russe, Mstislav Rostropovitch, s'installant à quelques mètres de Checkpoint Charlie, sous un graf de Mickey, et jouant les Suites de Bach. Ce moment fait d'ailleurs la couverture du livre dans son édition de poche.
Camille de Toledo écrit que ceux qui se trouvaient là, "beaucoup d'anonymes qui ne le connaissaient pas, croyant qu'il s'agissait d'une première occurrence de la mendicité dans le règne nouveau de la puissance capitaliste, se mirent à lui jeter des pièces. Il n'y avait pas de chapeau retourné devant lui, pas de tronc. Nul n'était là pour les ramasser, ces pièces, et cependant elles étaient jetées. Elles tombaient, comme le Mur. Elles tombaient. En même temps que le Mur."
Et, comme à la page suivante il continue de méditer sur cette anecdote, c'est alors que surgit le nom de Soljenitsyne :
"Lors du concert, de la Chute, nul ne prêta attention à ce que les suites de Bach murmuraient. Nul ne s'attacha à ce que pouvait bien annoncer la transformation du maître en mendiant. On ne releva pas l'obscénité de l'argent jeté aux pieds du violoncelliste, l'obscénité et l'augure de ces pièces offertes au maître Rostropovitch. On se contenta de lire les plus gros titres de journaux, de voir les traits saillants du symbole : Mstislav, le dissident, l'ami de Soljenitsyne, le joyeux, qui s'était opposé à la figure pétrifiée du stalinisme, Brejnev et sa tête de marbre, Mstislav, contraint à l'exil, puis déchu de sa nationalité, s'invitant au pied du Mur pour célébrer le jour de la réconciliation, premier jour du retour dans le pays de l'enfance, vers la Russie."
Ce qui est assez vertigineux c'est que cet Antoine Riboud n'est autre que le propre grand-père de Camille de Toledo (dont le vrai nom est Alexis Mital), le père de la journaliste Christine Mital, la mère de l'écrivain (c'est à elle qu'il dédie justement Le Hêtre et le Bouleau). Page 98, il en parle dans la section Ma mère, l'inaperçue. Il précise qu'elle est allée à Berlin, avec son père (mais à aucun moment il n'entre dans le détail et dit que ce père s'appelle Antoine Riboud) : "Elle avait accompagné Slava, l'ami de la famille, Rostropovitch, le Russe tonitruant qui aimait tant la bonne vie, rire surtout, rire du chagrin, même de la tristesse. (...) Elle avait pris quelques notes sur son carnet, de petites griffures brouillonnes que je peinais à déchiffrer bien des années plus tard."
Encore un détail : c'est le 26 janvier 2006, à Paris, que Christine Mital est retrouvée dans un bus au terminus, "endormie pour l'éternité". Une des disparitions au coeur du récit publié en 2020 chez Verdier, Thésée, sa vie nouvelle : ce 26 janvier est aussi le jour de naissance de Jérôme, le frère d'Alexis, qui s'est suicidé par pendaison le 1er mars 2005. 26 janvier, "jour de naissance du fils, jour de mort de la mère trente-trois ans plus tard ; un vingt-six janvier ; et il y en aura d'autres, de ces dates qui se recoupent, de ces "synchronies" puisque c'est ainsi qu'on les nomme, des coïncidences, diront celles et ceux qui ne veulent pas comprendre ; mais moi je dis : "les lapsus du temps", là où le passé se mêle à l'avenir, où le contour assuré des corps se trouble devant ce qui relie les noms entre les âges (...)" (Thésée, p. 19-20)
26 janvier, date de publication de l'article de Richard sur la Tchaga.