mercredi 4 octobre 2023

Reprendre et perdre haleine

Asthme. Le mot lui-même semble en porter le sens, avec sa voyelle initiale suivie de quatre consonnes et du e muet, comme une respiration qui se trouble, un mécanisme qui se grippe, un chemin obstrué. Asthme dont Marie, ma jeune soeur, était affectée, mais je ne me rappelle pas une seule crise, alors que je me souviens bien, malgré l'éloignement du temps, de celle qui terrassa ma cousine Martine, une nuit où nous habitions encore à la ferme, en 1970 ou 1971. La suffocation, la souffrance, l'inquiétude, l'impuissance que nous éprouvions, je pense, à ce moment-là. Asthme qui me priva plus tard de mon compagnon de route : Eddy, alias Didou, avec qui j'avais sillonné pendant des années toutes les routes, petites et grandes, autour d'Aigurande, si bien que Marcel, son père, grand fan de vélo, nous avait convaincus de faire de la compétition, comme le grand frère Pascal. Nous avions revêtu la tenue jaune et bleue de l'UCC (Union Cycliste de Châteauroux) et avions disputé déjà quelques courses (sans grand succès, il faut bien le dire) dans la catégorie cadets lorsque tomba la fâcheuse nouvelle : Didou avait eu une crise d'asthme, la course pour lui était terminée. Je continuai seul, frustré de cette complicité qui nous liait et nous rendait plus forts.

La respiration, c'est le thème du beau petit essai de Marielle Macé, Respire (Verdier, 2023). Marielle Macé, elle-même asthmatique, et dont le père boulanger souffrait de "farinose", "une pathologie, explique-t-elle, qui n'est pas due à la finesse des particules de farine, en tant que telles, mais aux intrants qu'elles contiennent, c'est-à-dire aux pesticides largement utilisés dans la culture du blé." Ce livre parle d'un monde de plus en plus irrespirable, et de ce grand besoin d'air que nous éprouvons tous. "Si l'on peut étouffer d'un état du monde, écrit-elle un peu plus loin, c'est qu'une vie respirable sera avant tout, et forcément, une vie reliée, un respirer-avec, une dé-séparation, une co-respiration. Une "conspiration" si l'on veut." (p. 79) Attention, voici un mot bien chargé, qui semble si naturellement attaché aux théories du complot que Marielle Macé se demande si l'on peut seulement le nettoyer, l'innocenter. Ce n'est pas une réflexion nouvelle, déjà Jean-Louis Chrétien, auteur de Pour reprendre et perdre haleine (Bayard, 2009) - un de ces livres que je ne cesse de relire, et auquel la thématique du souffle me commandait avec évidence de revenir - notait qu'il était navrant que "ce mot, cher aux stoïciens comme à Leibniz, se soit réduit pour nous aux complots et aux intrigues. Car conspirer, c'est respirer ensemble, joindre son souffle à tous les autres souffles, et à celui du Tout. Conspirer nomme l'unité du monde de façon dynamique et rythmique, comme l'unanime symphonie de la respiration. Saint-John Perse écrira Vents dans cette perspective, célébrant "de très grandes forces en croissance sur toutes pistes de ce monde, et qui prenaient source plus haute qu'en nos chants." (p. 13-14)


Jean-Louis Chrétien écrit dans l'optique du chrétien qu'il est, mais cela ne change rien à l'affaire, et Marielle Macé, qui n'aborde pas du tout la question d'un point de vue religieux, formule une définition du conspirer très proche de celle du philosophe : "Conspirer : non pas seulement respirer ensemble (ou respirer de la même façon, au pas cadencémais respirer l’un avec l’autre, et respirer l’un de l’autre, dans l’autre, par l’autre. Conspirer donc, comme deux enfants se soufflent dans la bouche ; comme le prisonnier du Chant d’amour de Jean Genet, qui exhale par une paille et un trou du mur de sa cellule la fumée de sa cigarette, et souffle ainsi son désir au prisonnier voisin "(p. 80).

Image extraite de l'unique film de Jean Genet, "Un chant d'amour", réalisé en 1950 - Argos Films / Agence du Court Métrage

Respirer relève du partage. "Respirer, écrit Jean-Louis Chrétien, forme la perpétuelle réfutation en acte du solipsisme, et de toute thèse selon laquelle notre vie se suffit à elle-même, ou serait plus haute encore de le tenter. A chaque instant, nous dépendons de l'air ambiant, et si l'on peut cesser de manger quelques semaines, comme de boire très peu de jours, notre apnée ne saurait excéder quelques instants." (p. 12) Ce que réaffirme dans son très stimulant essai La vie des plantes (Rivages, 2016), le philosophe italien Emanuele Coccia : "L'air que nous respirons n'est pas une réalité  purement géologique ou minérale - elle n'est pas simplement là, elle n'est pas un effet de la terre en tant que tel - mais bien le souffle d'autres vivants. Il est un sous-produit de la "vie des autres". Dans le souffle - le premier, le plus banal et inconscient acte de vie pour une immense quantité d'organismes - nous dépendons de la vie des autres. [...] Le souffle est, déjà, une première forme de cannibalisme : nous nous nourrissons de l'excrétion gazeuse des végétaux, nous ne pouvons que vivre de la vie des autres. Inversement, tout vivant est d'abord ce qui rend possible la vie des autres, produit de la vie transitive capable de circuler partout, d'être respirée par autrui." (p. 65-66)


NB : Juste avant de consigner ces quelques lignes, j'ai lu la dernière édition de Libération qui faisait sa une sur la publication de cours donnés par Gilles Deleuze à Vincennes, inédits jusque-là, le philosophe s'y étant opposé de son vivant. La première chose qui était notée, dès l'éditorial, était l'envoûtement provoqué par la voix : "Beaucoup de ses auditeurs ont témoigné du charisme de sa voix, rauque et douce à la fois, en raison de problèmes respiratoires qui renforçaient paradoxalement l’envoûtement. «C’est qu’il y avait plein de voix dans sa voix, dit David Lapoujade,qui a assisté aux cours de Deleuze à partir de 1985. Tantôt sa voix est celle d’un type au bistrot du coin, tantôt elle devient savante, tantôt elle devient musicale avec des effets caverneux intenses, tantôt elle devient comique, presque une voix de clown, tantôt elle bondit sur une idée à toute vitesse. Il me semble qu’il était le seul de ses contemporains à disposer d’un tel registre de dramatisation de la pensée. On était loin d’un cours classique de philosophie.»



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