jeudi 3 octobre 2024

Les graines du figuier sauvage

François-Henri Désérable traverse donc l'Iran fin 2022 alors que fait rage la répression du régime contre les manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini. Quarante jours de Téhéran jusqu'au Baloutchistan et au Kurdistan, d'où il est sommé de quitter le pays dans les trois jours. Récit que j'ai lu d'une traite, et dont rend bien compte Norbert Czarny dans un article pour En attendant Nadeau. Il y souligne cette notion de courage qui s'impose à la découverte des anecdotes qui émaillent l'ouvrage. Courage de l'auteur entreprenant ce voyage, formellement déconseillé par le ministère des Affaires étrangères (mais Désérable est déjà dans l'avion quand il reçoit cet avertissement), courage qu'il relativise ("mes réserves en la matière sont assez limitées") et il n'hésite pas à raconter comment il en a manqué quand Niloofar, une jeune Iranienne qu'il accompagnait dans les rues à Téhéran a soudain crié Marg bar dictator ! - "Mort au dictateur !". Stupéfait par son audace, il s'est tu et a fait un pas de côté : "La rue était presque vide, il n'y avait que deux hommes un peu plus loin devant la porte d'un immeuble, pourtant j'ai pris peur. J'ai eu peur que ces deux hommes ne soient des agents du régime, ou que des agents du régime n'arrivent en trombe sur leur moto, peur de me faire tabasser, et de me faire arrêter, et de finir en prison, et d'y rester pour longtemps. Cela n'a duré qu'un instant, je en suis même pas sûr que Niloofar s'en soit aperçue, mais moi, cette petite lâcheté, cette démission du courage m'a fait honte, oui, j'ai éprouvé de la honte à m'être écarté de cette fille à côté de qui un instant plus tôt je marchais, avec qui je parlais, et qui, de la manière la plus éclatante, venait de me démontrer ce que c'était vraiment, en avoir. " (p. 45-46) Dont acte, mais c'est aussi du courage de sa part de raconter cette histoire où il n'a pas le beau rôle.

Et c'est avec une autre jeune femme courageuse qu'il conclut son livre, Firouzeh, qu'il rencontre à Ispahan où elle fait des études d'ingénieur, en bossant aussi quarante heures par semaine dans une auberge de jeunesse. Elle lui avait confié non sa peur de la mort mais celle de la prison, et elle s'y préparait en apprenant des poèmes, des dizaines, des centaines de poèmes qu'elle apprenait par cœur au cas où. "Allez savoir pourquoi, écrit Norbert Czarny, on songe aux prisonniers et déportés sous le stalinisme ; on pense à Akhmatova écrivant Requiem ou à ceux qui apprenaient par cœur les poèmes de Mandelstam pour au moins sauver cette beauté." Et François-Henri Désérable termine ainsi de façon bouleversante : "Si un jour elle se faisait arrêter, on aurait beau l'enfermer, l'entasser dans une cellule avec des dizaines d'autres ou la mettre à l'isolement, on aurait beau la priver de nourriture et de sommeil, l'injurier, la tabasser, la violer, il y a une chose, une petite chose qui constituait la part irréductible de son être et que rien ni personne, ni la peur ni les mollahs, ni les gardiens ne pourraient jamais lui ôter : les poèmes qu'elle connaissait par cœur et qu'elle se réciterait, en attendant la mort ou peut-être, enfin, la liberté." (p. 172-173)

Autres femmes de courage, celles du film Les graines du figuier sauvage, de Mohammad Rasoulof, que j'ai vu la semaine dernière. Un quasi huis clos qui se déroule au moment des manifestations contre le régime, et qui fut tourné dans la clandestinité la plus grande. 

Mohammad Rasoulof : Je ne peux pas expliquer comment, mais nous avons réussi à contourner le système de censure. Le gouvernement ne peut pas tout contrôler. En intimidant et en effrayant les gens, ils essaient de donner l’impression qu’ils maîtrisent tout, mais cette méthode est une grenade assourdissante dont seul le bruit peut vous effrayer. Et finalement, le courage de mon équipe a été la force motrice qui nous a permis de terminer ce film. Le choix des acteurs a été compliqué. Nous ne pouvions pas procéder à un casting large, car cela implique d’informer de nombreuses personnes, et la nouvelle d’un film en train de se préparer se répandrait peu à peu... Nous avons donc contacté les personnes une à une. Nous devions deviner qui, en plus de ses capacités artistiques, aurait la volonté et le courage de jouer dans un tel film. Il est délicat de savoir qui approcher, et cela demande beaucoup de confiance de toutes parts. (Dossier de presse)

"Pendant longtemps, raconte Mohammad Rasoulof, j’ai vécu sur une île au sud de l’Iran. Sur cette île, il y a quelques vieux figuiers sauvages dont le nom scientifique est « ficus religiosa ». Le cycle de vie de cet arbre m’a inspiré. Ses graines, contenues dans des déjections d’oiseau, chutent sur d’autres arbres. Elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. De nouvelles branches surgissent et enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Le figuier sauvage se dresse enfin, libéré de son socle."


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