Dimanche 12 janvier au soir. La Chambre d'à côté, de Pedro Almodóvar au CGR de Bourges. En version française hélas, mais il n'y avait pas le choix ce jour-là. Je suis presque surpris de n'avoir jamais parlé d'Almodóvar sur ce blog où il est tout de même souvent question de cinéma, car c'est un cinéaste que je suis depuis longtemps. Bon, il faut bien une première et c'est donc aujourd'hui. Ce qui renvoie à une autre question : pourquoi ce film-ci d'Almodóvar provoque-t-il un texte ? Mon propos n'est pas de chroniquer ma vie culturelle, absolument pas : bien des livres lus, bien des films vus n'apparaissent pas en ce lieu, en ce site. Tout simplement parce que leurs contenus ne rencontrent pas les thématiques qui m'occupent, ne croisent pas les fils narratifs qu'il me plaît de tirer. Il y faut à tout le moins une résonance. Et c'est ce que La Chambre d'à côté m'a donné : une résonance.
L'affiche pose bien les choses dans sa frontalité. Ingrid (Julianne Moore) et Martha (Tilda Swinton) ont débuté leur carrière au sein du même magazine. Lorsqu’Ingrid est devenue romancière à succès et Martha, reporter de guerre, leurs chemins se sont séparés. Le film commence dans une librairie de New-York, pendant une séance de dédicace du dernier ouvrage d'Ingrid. Une amie de longue date lui apprend alors que leur amie commune Martha est gravement malade d'un cancer.
A l'hôpital où Ingrid s'est rendue sans tarder, Martha lui déclare être en phase 3 d’un cancer du col de l’utérus. Elle espère encore à cause d'un nouveau protocole de soin. Leur ancienne amitié, que les années avaient comme mise sous le boisseau, resurgit très vite : Ingrid restera au côté de Martha, d'autant plus que sa fille Michelle la délaisse (elle n'a pas connu son père et le métier de Martha l'a conduit à être une mère trop absente). Hélas, le protocole échoue et la survie est maintenant de courte durée. Martha demande alors à Ingrid de l'assister dans sa décision de mettre fin à ses jours en l'accompagnant dans "la chambre d'à côté".
Impossible pour moi de ne pas repenser à ma jeune sœur Marie, dont les traitements de lutte contre le cancer avaient pareillement échoués, la chimio tout d'abord, puis la récente immunothérapie, dont bénéficia aussi Martha. Son souvenir était central dans deux articles récents, et le film lui-même était sorti le 8 janvier, le lendemain de son anniversaire.
Une autre résonance apparut avec la neige. Le livre que j'ai écrit (toujours inédit à ce jour) autour de Marie a pour titre La neige ne guérit pas de sa blancheur (vers emprunté à Francis Jammes), or les deux femmes regardent, au deuxième jour de leur installation dans une maison d'architecte au nord de New York, The Dead, de John Huston (1987), qui finit avec la neige recouvrant le paysage irlandais (le film se déroule à Dublin le 6 janvier 1904). Il faut d'ailleurs souligner la triple apparition du film (adapté de la nouvelle Les Morts de James Joyce, du recueil Gens de Dublin) : la première fois, c'était juste après avoir fait sa demande à Ingrid, Martha regardant la neige tomber rose sur New York (effet du changement climatique), citait la fin de The Dead, où le narrateur, Gabriel Conroy, parlait aussi de la neige tombant «évanescente, sur tous les vivants et les morts».*
La troisième occurrence de la neige se situe à la fin du film, quand Michelle, la fille de Martha (interprétée aussi par Tilda Swinton), vient la voir dans cette maison qu'elle a choisi pour mourir. Ingrid essaie de dissiper le malentendu qui a brouillé les deux femmes. Au matin, allongée sur un transat, face à la forêt, Michelle se retrouve dans la même position que sa mère, qui s'est éteinte au même endroit. Et la neige tombe sur les deux femmes. Ingrid cite alors une fois encore la fin de The Dead : la neige unit les vivants et les morts.
Les grands transats de la maison font écho à ceux du tableau d'Edward Hopper, Gens au soleil, dont une reproduction est d'ailleurs visible dans un salon.
People in the sun, Edward Hopper,
1960, Huile sur toile, 102,6 x 153,4 Washinghton, Smithsonian American Art Museum |
Quand Ingrid découvre Martha morte, dans sa tenue jaune, le plan général, avec ses ombres d'une netteté tranchante, est d'une texture complètement hoppérienne. Son immobilité est saisissante. Je regrette de n'avoir ici que le gros plan sur le visage de Tilda Swinton.
Une autre référence picturale, qui m'avait échappé (bien signalée par Jean-Luc Lacuve, du ciné-club de Caen, toujours précieux), se situe au moment où Martha raconte la mort de Fred, le père de Michelle, qui était parti faire la guerre au Vietnam alors que Martha était enceinte. Traumatisé par ce qu'il avait vécu là-bas, Fred avait fui, épousé une autre femme. Un jour, voyant une maison isolée en flammes, croyant entendre des cris, il s'était précipité à l'intérieur et avait succombé à l'incendie (les pompiers assurèrent ensuite que la maison était vide d'occupants). La femme de Fred s'était écroulée dans l'herbe, impuissante à le retenir. Le plan du film rappelle la toile Christina's world d'Andrew Wyeth (1948).
Christina's World, Andrew Wyeth, 1948, détrempe à l'oeuf sur bois 81.9 x 121.3 cm New York, Museum of Modern Art. |
Ceci ne doit pas donner à penser que le film croule sous les références, et que seule la connaissance de celles-ci permet de l'apprécier. Il n'en est rien. Bien au contraire, ce film, méditation sur la mort, la souffrance, l'amitié est une épure de beauté, où la douleur semble danser avec la couleur, grâce à deux grandes actrices** pleinement complices. Julianne Moore toute en écoute et regard chaleureux et doux, Tilda Swinton, d'une dignité et d'une force remarquables. Revenons à l'affiche, l'une pose ses mains protectrices sur les épaules de l'autre. La symétrie du visuel est seulement rompue par le geste de Tilda, avec son bâton de rouge à lèvres. C'est le geste qu'elle fit avant de mourir, ultime pied de nez à la camarde.
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* On relira avec plaisir ces magnifiques dernières lignes, assurément l'un des plus beaux textes dits au cinéma : "Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale sur toute l'Irlande. Elle tombait sur chaque partie de la sombre plaine centrale, sur les collines sans arbres, tombait doucement sur le marais d'Allen et, plus loin vers l'ouest, doucement tombait sur les sombres vagues rebelles du Shannon. Elle tombait, aussi, en chaque point du cimetière solitaire perché sur la colline où Michael Furey était enterré. Elle s'amoncelait drue sur les croix et les pierres tombales tout de travers, sur les fers de lance du petit portail, sur les épines dépouillées. Son âme se pâmait lentement tandis qu'il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l'univers, et, telle la descente de leur fin dernière, évanescente, tomber sur tous les vivants et les morts."
Comme la nouvelle de Joyce, le film s'achève sur le mot "dead". John Huston meurt dans sa maison de Newport quelques semaines après la fin du tournage de The Dead , dans la nuit du 27 au 28 août 1987, à l'âge de 81 ans.
** Consultant leurs biographies respectives, je fus étonné de découvrir que Julianne Moore était née le 3 décembre 1960, c'est-à-dire cinq jours seulement après moi, et que Tilda Swinton était née le 5 novembre 1960, autrement dit 23 jours avant moi. Me voici littéralement "égocentré" entre les deux stars...
1 commentaire:
Un autre film qui "croule" sous les résonances pour Nik Dobrinsky, Eyes Wide Shut : https://boydrinksink-com.translate.goog/eyes-wide-shut-hidden-in-plain-sight?_x_tr_sl=auto&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr
Une façon d'en faire une analyse approfondie.
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