Je viens de terminer un grand livre d'anthropologie, Attachements, de Charles Stépanoff, sous-titré Enquête sur nos liens au-delà de l'humain, publié aux éditions La Découverte en septembre 2024. Je dis "un grand livre" parce qu'il nous permet une avancée majeure dans notre compréhension du monde et de nous-mêmes en tant qu'espèce vivant dans ce monde. L'enquête, qui s'appuie sur les propres recherches de terrain de Stépanoff en Sibérie et en France ainsi que sur une large bibliographie, remet en question nombre de thèses classiques, en particulier sur le phénomène de la domestication. Il n'est pas question ici de la résumer, mais d'éclairer ses apports en les mettant en relation avec un autre ouvrage lu récemment, qui m'a également passionné, pas un essai d'anthropologie, non, mais plutôt un journal de bord, celui tenu en 2023 par François Cassingena-Trévedy, qui a choisi de venir vivre dans le Cantal après des décennies de vie monacale à l'abbaye bénédictine de Ligugé. Livre qui a pour titre Paysan de Dieu, et publié chez Albin Michel également en 2024.
Le grand mérite de Stépanoff, j'y reviens, c'est de renverser certaines conceptions fort peu discutées. Ainsi affirme-t-il très tranquillement que l'on se trompe profondément quand on dit que les modernes n'ont plus de liens sociaux ou affectifs avec le milieu vivant, qu'ils en sont "déconnectés". "Bien au contraire, dit-il, ils n'ont que ceux-là. Ils multiplient les attitudes de soin envers les êtres vivants qui les entourent et se gardent de les exploiter : ils ne mangent pas les pigeons, ne se confectionnent pas de vêtements à partir de la fourrure de leurs chiens, n'abattent pas les platanes des rues pour en faire un bon feu, ni ne boivent l'eau des rivières. Ils ont donc peu ou pas de rapport métabolique avec leur milieu environnant puisque celui-ci ne contribue pas à assurer leurs besoins énergétiques pour se nourrir et se chauffer." (p. 11, c'est moi qui souligne) Cette notion de rapport métabolique au milieu est fondamentale, et c'est la première chose qu'il faut bien comprendre pour saisir la suite : "Nos conditions modernes d'existence séparent donc les rapports affectifs et les rapports métaboliques au monde : nous traitons avec empathie et soin notre milieu immédiat, tandis que notre approvisionnement est assuré par des territoires distants soumis à une exploitation extractiviste. Une telle situation n'est pas seulement rare dans l'histoire humaine, elle est sans pareille dans l'histoire de la vie, car tout organisme dépend de la qualité de ses liens avec son milieu environnant. "(p. 11)
Cette rupture moderne, nous la vivons tous, mais il existe tout de même certains territoires où elle n'est pas encore complètement entérinée, où quelque chose de l'ancien rapport au monde est encore présent, et c'est par exemple cette campagne d'Auvergne où François Cassingena-Trévedy (que j'abrègerai désormais en FCT) s'est retiré : "Saint-Blaise, qui est le troisième jour de février - Par la route encombrée de neige, je suis allé bénir le sel qui fait du bien aux bêtes et aux hommes. Et j'ai dit aux paysans de marquer en leur mémoire que le sel a trois œuvres qui n'en font qu'une : il relève, il révèle et il réveille le goût. Et je leur ai dit de devenir cela même qu'ils présentaient à la bénédiction." (p. 22)
Frère François Cassingena-Trévedy |
Et certes le sel n'est pas extrait sur place, il vient d'ailleurs, et depuis longtemps, mais les paysans qu'évoque FCT ne dépendent pas uniquement des circuits d'approvisionnement extérieurs. La plupart entretiennent, comme lui d'ailleurs, un jardin ; on tue encore un cochon à la "mauvaise" saison ; on cueille les champignons, on ramasse les fruits, on produit du fromage et maintient des basse-cours. Autrement dit, le paysan du Cézallier est en connexion avec un nombre assez important de plantes et d'animaux de son milieu (de la même manière d'ailleurs qu'un paysan berrichon comme mon père et mes grands-parents qui vivaient de polyculture et d'élevage). Stépanoff appelle réseaux denses "ces attaches multifibres liant des populations humaines avec leur milieu nourricier local". A l'inverse, "dans le mode de vie urbain, les rapports aux espèces environnantes sont peu nombreux et ne comportent généralement pas de dimension utilitaire. Nous désignerons sous le nom de réseaux étalés ces connexions simplifiées et distantes propres aux groupes humains dont l'essentiel de l'approvisionnement provient d'autres zones que leur propre habitat." (p. 12-13)
Cette opposition est illustrée dans le livre par ce schéma (les Tozhu sont un groupe de chasseurs-cueilleurs qui nomadisent dans la taïga en compagnie de rennes domestiques peu nombreux principalement utilisés pour le transport) :
Bon, mais certains se récrieront sans doute devant cette bénédiction du sel administrée par FCT. Ne voilà-t-il pas une pratique archaïque, rétrograde, irrationnelle, dont on ne voit pas en quoi il serait bon d'assurer la survivance ? N'y a-t-il pas, en outre, une sorte de paradoxe, voire de scandale, à ce que ce rituel soit mené par un normalien, docteur en théologie, traducteur de Virgile et des Pères de l'église syriaque, autrement dit qu'un intellectuel de haute volée prête la main à ce que d'aucuns qualifieront de pratique obscurantiste ?
Il est à parier que, parmi ces critiques, beaucoup ne verront rien de mal à tel ou tel rituel des peuples sibériens, et n'invoqueront pas l'obscurantisme alors même que rien ne vient en profondeur les différencier de la cérémonie cantalienne. Stépanoff montre en effet, en s'appuyant sur l'ethnographie des XIXe et XXème siècles, que les cosmologies paysannes occidentales sont étonnamment proches des cosmologies sibériennes. Il faut pour cela renverser une autre opinion largement répandue selon quoi le rapport des humains à leur environnement serait largement dépendant de leurs croyances religieuses. Conception soutenue par l'historien Lynn White selon qui le christianisme anthropocentré porte les gènes de l’accaparement et de la destruction de la planète, lors d'une conférence prononcée le 26 décembre 1966 à Washington, devant l’assemblée annuelle de l’American Association for the Advancement of Science. Conférence, reprise dans un article devenu célèbre, par la revue Science en mars 1967.
Lynn White avance que le texte de la Genèse justifie le comportement prédateur et exploiteur de l'homme vis-à-vis de la Nature. Verset 1, 26 : «Puis Dieu dit : faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. […] Dieu créa l'homme et la femme. […] Et leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.» Le texte biblique introduit une vision du monde en rupture complète avec l'animisme païen : alors que dans l'Antiquité, chaque arbre, chaque source, chaque colline avait son propre genius loci, son gardien spirituel, le christianisme aurait désacralisé le monde et permis l'exploitation sans retenue des objets naturels.
"Pourtant, objecte Charles Stépanoff, le peuple hébreu, dont le texte de la Genèse est issu, n'est pas connu pour avoir infligé des dévastations écologiques à la Méditerranée antique. On connait en revanche l'ampleur des déprédations causées par les Empires égyptien et romain, tout polythéistes qu'ils fussent (...). Il faut se défier d'interprétations idéalistes qui accordent une force causale mécanique aux croyances. Il faut plus encore se garder de théories conférant aux textes théologiques un pouvoir déterminant sur les représentations et les pratiques humaines." (p. 275-276)
Isaak van Oosten, Le Paradis terrestre, v. 1630-1660, Musée des Beaux-Arts de Rennes. |
Les historiens, poursuit-il, s'appuient sur les textes érudits de théologiens et de savants, mais que nous disent-ils de la vision du monde de l'immense majorité des gens qui ne savaient ni lire ni écrire ? "On ne peut pas présumer que les idées d'un Irénée de Lyon, d'un Thomas d'Aquin ou d'un Descartes étaient connues et suivies de tous leurs contemporains." (p. 276)
Je continuerai cette réflexion dans un prochain article. Finissons temporairement sur cet autre passage de FCT, qui donne matière à méditation :
"A l'envi, je me suis environné de terre, de pierre, de bois, de cuivre, de cuir, de laine. Tout cela m'est passé en habitation, en habitude, en habit, tout cela, mes mains le savent. Tout cela appartient au même statut, au même monde, au même âge. Transfuge aristocratique de la modernité, j'aspire à pleine vie l'esprit de ces matières." (p. 24)
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