Pierre Michon les avait appariées dans un texte que j'avais eu plaisir à citer récemment. Pour prolonger cette liaison entre les deux villes de La Châtre et d'Issoudun, cette idylle (pour le moins tourmentée) entre les deux sous-préfectures, Jean-Claude Moreau me fait parvenir le texte suivant qui, au-delà des querelles de clocher, met en lumière deux personnalités trop méconnues :
"Peut-être
existe-t-il un lien très spécial unissant, avec ou sans contradiction frontale,
cela dépend des exemples, les deux villes d’Issoudun et de La Châtre.
Ainsi,
suivant
un exemple emblématique
et au gré de mon jugement, le citoyen le plus
émérite d’Issoudun s’appelait
Maurice
Lachâtre. On pourra accorder au lecteur sceptique que Maurice Lachâtre vécut
assez peu à Issoudun, ville qu’il quitta pratiquement dès l’âge de 12 ans.
Je n’ai pas trouvé trace qu’il ait donné son
nom à une rue d’Issoudun bien que j’en ai émis l’hypothèse aux services de la
ville, ce qui n’a pas abouti positivement, allez savoir pourquoi ! Il
était descendant de l’illustre famille des « de La Châtre », nom
lié à la seule ville de
La Châtre,
nom que son père militaire
sous Napoléon avait démocratisé en un nom de citoyen qui se passe de particule.
Mais Maurice Lachâtre a surtout été reconnu pour avoir été le
premier traducteur en français et éditeur du
« Capital » de Marx.
Grand
vulgarisateur du savoir et de la culture pour le peuple, il aurait été le
premier diffuseur de dictionnaires qu’on achetait par abonnement : chaque
livraison rendait possesseur
d’articles
sur « huit pages de texte, renfermant environ cent mille lettres,
c’est-à-dire la matière d’un demi-volume in-8° ».
A raison de deux livraisons par semaine et au
prix de 10 centimes la livraison, c’est « une dépense de moins de cinq
centimes par jour, pour recevoir l’ouvrage complet, après une période de deux
années ». Lachâtre, dans la promotion de son
Nouveau Dictionnaire Universel, « le plus complet et le plus progressif de tous les
Dictionnaires » ne manque pas de relever qu’il est le « seul qui
embrassera dans ses développements tous les dictionnaires spéciaux :
dictionnaire de la langue usuelle, dictionnaire de la
langue littéraire, dictionnaire de la langue
poétique, dictionnaire des synonymes, dictionnaire du vieux langage,
dictionnaire de l’argot et de la gaie science, … »
De ses dictionnaires spéciaux, Lachâtre en
relève une
soixantaine et la liste n’est
pas exhaustive puisqu’elle se termine par «… dictionnaire des jeux et
divertissements. Etc, etc, etc. »,
ce qui n’est pas peu ! Anticlérical, il rédigea une fameuse
Histoire
des papes, Crimes, Meurtres, Empoisonnements, Parricides, Adultères, Incestes
depuis Saint-Pierre jusqu’à Grégoire XVI. En éditant tout également les
brochures populistes de Louis Napoléon Bonaparte que
Les mystères de Paris d’Eugène Sue il fit tout bonnement fortune.
Ancien saint-simonien et socialiste utopiste, il réalisa non loin de Bordeaux
une « commune-modèle. Plus que n’importe quel lien le destin de cet homme
extraordinaire ne lie-t-il pas indéfectiblement
La Châtre et Issoudun ?
Il
est aussi un grand écrivain de la Châtre qui rendit grâce à Issoudun. La
« psychologie » du voyage qu’il y
fit est proprement de l’ordre du
vertige spirituel et on peut partager avec lui cette belle notion de
« pôles extrêmes » qui sied si bien à ce couple formé par La Châtre
et Issoudun. Citons le ici :
Issoudun
n’est pas aimé. J’y fus débordé d’émotion comme chaque fois que je vois une
ville qui n’est pas née de la mécanique industrielle ni sortie des cartons de l’urbanisme « rationnel ».
Cependant les mots s’adaptent mal au rôle de décrire une atmosphère.
Ce n’est ni de l’égoïsme ni de la vanité, ce
n’est ni de la présomption ou un sentiment d’humilité qui me trouble, d’abord,
aux premiers pas dans une ville encore inconnue. Je renonce à nommer mes
sensations ou leurs sources. Elles sont à peu près : ces milliers d’êtres
ont vécu sans moi, sans que je fusse un millième, un atome agissant et
mystérieusement indispensable à la masse vivante, ces milliers d’êtres ont vécu
sans moi jusqu’à la minute où j’entrai dans leurs murs, et recommenceront dans
la même solitude car psychologiquement tout homme est seul si je ne suis pas
avec lui. Voilà mes premières sensations. Ensuite, il y a un curieux
renversement. Ce que je ressens alors semble plus logique : je suis
l’intrus. Les deux pôles extrêmes, peut-être ; entre les deux, toute la
psychologie du voyage dont la beauté dépend uniquement de la qualité du voyageur. Ceci devrait être un lieu commun. Il n’en
est rien : le voyage est avant tout, pour le touriste, un programme, des
bagages, des guides, des adresses, des ambassades, des réceptions, où le moi
réflecteur original, s’il existe, est noyé au fond d’un océan d’excursions
classiques et de textes célèbres.
Depuis le sept, dans mes lettres, j’ai un
peu décrit Issoudun. Aucun besoin de clarté ne m’engage à recommencer. J’ai bu
le vin des célèbres vignobles qui, il y a plus de dix siècles abreuvait
l’Aquitaine. Mais ce n’est pas sa fumée qui me propose des expériences
extravagantes. Au milieu de la ville, au commencement, au milieu et à la fin de
son temps, j’introduis quelques unes de mes pensées accoutumées. Est-ce un peu
de désordre qui me poussa à mettre entre les mains des antiques comme des
contemporains quelqu’un de mes « poèmes » ? Or, je ne
m’aventurerais qu’après avoir scruté les visages : et je sus que ce
jour-là, s’il y avait à Issoudun un drôle ou un candide, un idiot ou un sage qui aimait et pensait ailleurs que
dans le nombre de minutes qui le verrait vivant, que celui-ci, très normal, en
somme, n’était pas descendu dans les rues.
Mais je suis un forcené, dépourvu des minutes et d’actuel. Pourtant mon souci fut à tous les âges actuel. »
|
Ovide, encre de Jean de Bosschère, période modern style (Wikipedia) |
Jean de
Boschère écrivit ces lignes le 12 Juin 1947. On dirait du plus fulgurant Vialatte. Je ne sais pourquoi il me revient à
l’idée que l’année 1947 fut une année
caniculaire."