lundi 9 octobre 2017

# 241/313 - Le septième fou

« Je vous ai déjà parlé de la principale fontaine de la place Navone, avec son obélisque hiéroglyphé, trouvé dans le cirque agonal même ; on en parlerait cent ans sans cesser de dire qu’il ne se peut rien voir de plus auguste ni de plus satisfaisant ».
Charles de Brosses (1799). Lettres familières écrites d’Italie à quelques amis.


Où avais-je déjà vu la fontaine des Quatre Fleuves de la place Navone à Rome ? La réponse fulgura : c'était dans ce grand livre titré D'artifices en édifices, acheté à La Châtre le 27 août 1995. Sous-titré le parcours sensible à travers les artifices des édifices renaissants maniéristes baroques et rococo. Pas un essai donc, mais une promenade photographique somptueuse ponctuée par diverses citations.  Un seul texte un peu plus long, baptisé Ouverture ou le paradis par le raccourci, est signé Jean Starobinski. Retrouvailles donc avec le grand critique littéraire qui nous a accompagnés naguère, notamment avec sa lecture de Baudelaire.

La photo de couverture représente d'ailleurs le Rio de la Plata, le fleuve figurant l'Amérique dans le monument édifié par Gian Lorenzo Bernini, alias Le Bernin.


Me frappe aujourd'hui, alors que je rédige ce billet, la ressemblance de posture entre la statue et l'image centrale de Baudoin sur la couverture des Quatre fleuves.


Certes le Rio de la Plata est allongé alors que le rollerman est debout, mais observons  qu'ils sont tous les deux vus de dos, et que tous les deux lèvent le bras gauche. A la page 49, Baudoin reproduit d'ailleurs la statue, vue de face cette fois-ci, statue, je le rappelle, confectionnée en canettes de bière et capsules (Kanterbraü, Georges Killian's pour Le Rio).


Dans son Ouverture, Starobinski consacre deux pages à La Fontaine du Bernin, édifice emblématique du baroque :
"A Rome, sur la place Navone, la Fontaine des Fleuves convoque quatre continents, sous la figure de leurs fleuves personnifiés : le Danube, le Gange, le Nil, le Rio de la Plata. Ils entourent une riche centrale, percée de quatre grottes, et surmontée d'un obélisque d'époque romaine. Ce que la fontaine rassemble en son système de représentation figurée, en plus des espaces du globe et des fleuves qui les fécondent, ce sont encore les âges du monde et la succession des empires. Les trois règnes de la nature y trouvent aussi leur place : le cheval marin, le lion assoiffé, la palme tropicale font surgir, dans la pierre travaillée, les puissantes formes de la vie. Ployant la palme, le vent en fait une flamme ; la soif animale va à la rencontre du flot désaltérant : claires allusions à la présence de l'air et du feu, afin que par leur réalité ou par leurs signes, aucun des quatre éléments ne manquent à l'appel. Quelle synthèse du réel, quelle complétude, ainsi dressées en magnificence pour qu'en jaillisse par contraste l'image du changement et de l'instabilité, l'eau courante, toujours la même et jamais la même, l'instant fluide dans son chatoiement et sa fuite irrépressible !"
Autre retrouvaille : parmi les textes cités dans l'ouvrage, plusieurs émanent du grand essai sur l'art et la littérature baroque de Jean Rousset : Circé et le paon (1953).

Le paon, apparu avec Yves Bonnefoy et sa méditation sur les tombeaux de Ravenne, fait retour avec le baroque. Il figure, selon Jean Rousset, l'un des deux principes esthétiques fondamentaux de ce mouvement artistique et littéraire baroque: la métamorphose (Circé) et l'ostentation (le paon) :
"Circé et le Paon, la métamorphose et l’ostentation : voilà le commencement et la fin du parcours accompli à travers le siècle baroque. Ces termes extrêmes sont conjoints ; de l’un à l’autre, la relation est intime et nécessaire : l’homme en mutation, l’homme multiforme est fatalement amené à se concevoir comme l’homme du paraître. Circé, appuyée sur Protée, indique la voie au bout de laquelle s’érige la figure mouvante, illusoire et décorative du Paon.
Circé incarne le monde des formes en mouvement, des identités instables, dans un univers en métamorphose conçu à l’image de l’homme lui aussi en voie de changement ou de rupture, pris de vertige entre des moi multiples, oscillant entre ce qu’il est et ce qu’il paraît être, entre son masque et son visage. Circé et ses semblables, les magiciennes et les enchanteurs, répandus à foison dans les jeux et les rêves de l’Europe, au début du XVIIè siècle, proclament à travers les bouffonneries des ballets de cour et les enchantements de la pastorale que tout est mobilité, inconstance et illusion dans un monde qui n’est que théâtre et décor […].
Dans ce monde comparable à une vaste scène tournante, tout devient spectacle, y compris la mort, qui obsède les imaginations au point que l’homme s’en joue à lui-même le scénario, se regardant mort, ou plutôt mourant ; car c’est le mouvement et le passage qui le séduit en premier lieu, et la mort elle-même se présente à lui en mouvement. Ce sont également des images de mouvement qui commandent toute une part de la poésie, pour qui la vie est écoulement et inconstance ; s’il y a des esprits qui tentent de s’arracher à cet écoulement qu’ils éprouvent jusqu’à l’horreur, les poètes de la vie fugitive, au contraire, s’immergent dans le monde de la métamorphose et varient avec une joie émerveillée le thème du « tout change » à travers un lyrisme de la flamme, du nuage, de l’arc-en-ciel et de la bulle, accompagnés en sourdine par le chœur de ceux qui répètent, de Montaigne à Pascal et au Bernin, que « l’homme n’est jamais plus semblable à lui-même que lorsqu’il est en mouvement » ; c’est la devise d’un temps dans lequel la rupture et le changement semblent être à l’origine du sentiment qu’on a d’aimer, de jouir, de vivre." [C'est moi qui souligne]
Troisième et dernière "retrouvaille", en l'espèce d'un détail qui peut facilement passer inaperçu, mais qui a de l'importance pour moi qui ai placé tout ce chantier d'écriture dans l'orbe du 7. L'ouvrage en question ici a paru en 1985, sous l'égide de l'atelier d'édition "Le septième fou". Nom qui se laisse lire dans le logo présent sur la couverture :

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