mardi 24 octobre 2017

# 254/313 - La garbure et la recluse

"- Tu as quelque chose de prévu ?
- Un reste de hachis parmentier. 
- C'est toi qui l'as fait ?
- Non, c'est l'industrie.
- Tu dînerais avec moi ? A La Garbure ?
- Tu en appelles au son  du terroir ? Tu as besoin de moi ? "

Fred Vargas, Quand sort la recluse, Flammarion, p. 75.


06/10 - Je décide de lire le dernier polar de Fred Vargas, Quand sort la recluse, sorti en mai 2017. Je suis très curieux de voir si j'observerai des coïncidences, a fortiori aussi fortes qu'avec Temps glaciaires. Il faut bien considérer le fait que je ne les cherche pas - il ne faut jamais chercher les coïncidences, il faut prendre celles qui s'imposent d'elles-mêmes. Et si rien ne s'impose, il faut passer son chemin. Et le livre n'est pas instrumenté, je lis Fred Vargas parce que j'aime son écriture, l'atmosphère qu'elle sait installer, le caractère de ses personnages. Le reste vient par surcroît, ou ne vient pas. Il demeurera quoi qu'il se passe le plaisir de la lecture.

La recluse (j'abrège le titre) s'inscrit dans le prolongement direct de Temps glaciaires : Adamsberg est en Islande sur la petite île de Grimsey, pas pressé de revenir à Paris où l'appelle pourtant un message avec la mention Présence souhaitée. Ce n'est pas toutefois l'affaire pour laquelle il a été contacté qui va le mobiliser entièrement. Il va en effet s'orienter rapidement sur des morts suspectes liées à une espèce discrète d'araignée, Loxosceles rufescens, l'araignée recluse, ainsi nommée parce qu'elle aime à tisser sa toile dans les coins tranquilles des greniers, garages ou placards.

Je n'insisterai pas trop sur La Garbure, ce restau où se rendent régulièrement Adamsberg et son adjoint Veyrenc, originaire comme lui des Pyrénées, dont la garbure est un plat traditionnel, sorte de "soupe au chou mêlée des restes divers du potager et, si possible, de jarret de porc." Le fait est que le nom de garbure me fait furieusement penser au café Galure, de Ménilmontant, où Lagneau fait étape dans plusieurs épisodes de ma Fiction-67. Et qu'en ce qui concerne les Pyrénées, il faut noter que mon assassin de choc y a son repaire. Mais bon, admettons le capillotractage.

Peut-être plus convaincant, le coup des bulles gazeuses. Si l'on m'a lu avec un peu d'attention, on se souviendra des bulles synchroniques, ces petites coïncidences isolées que j'ai choisi ensuite de surnommer les lucioles. Or, Adamsberg en pleine cogitation est confronté à une semblable éclosion de particules chaotiques :
"Adamsberg prenait conscience que ce n'était pas une seule "proto-pensée" qui embrouillait son esprit mais aussi toute une bande éparse de bulles gazeuses - et bien sûr que cela existait -, dont certaines si petites qu'on pouvait à peine les discerner. Il les sentait s'agiter dans des voies diverses et leurs trajectoires s'affoler." (p. 406)
Dès lors, comme avec la "pelote d'algues" de Temps glaciaires, les bulles gazeuses ne cesseront pas de se manifester jusqu'au dénouement :
" En roulant vers la gare de Lourdes, Adamsberg espéra que l'empressement de Louvain allait dissoudre le ballet affligeant de ses bulles gazeuses." (p. 419)
"La satisfaction de la découverte du pigeonnier - il se répéta plusieurs fois le mot - avait apaisé la palpitation pénible des bulles d'encre. (...) Tout en surveillant son feu, il rouvrit son carnet. La pause aurait été de courte durée. Il relut, dans l'ordre, les phrases qu'il avait écrites dans l'espoir d'un éclatement de bulles. Comme on repasse sa leçon sans en saisir un traître mot. (...)  A vrai dire, cette liste évoquait plus une incantation ésotérique, un mantra, qu'une quelconque recherche de sens. Peut-être les bulles gazeuses n'étaient-elles que des particules affolées en quête de mysticisme et non d'une résolution pragmatique d'enquête policière. Peut-être étaient-elles ces grains de folie dont chacun parle sans trop savoir de quoi il s'agit." (p .423)
" - Les bulles gazeuses ?
- Les proto-pensées, si tu veux le dire mieux. Foutaises. Moi je crois que ce sont des bulles gazeuses. Elles bossent ou elles jouent, je ne sais pas non plus. Veux-tu que je te lises les mots qui les animent ou les bousculent ? Sans qu'elles m'expliquent ni quoi ni qu'est-ce ?" (p. 428)
Il est fascinant de voir comment la vérité surgit chez Adamsberg. Rien à voir avec la méthode d'un Sherlock Holmes, procédant par déduction, extirpant du moindre indice l'information essentielle qui mènera à la solution par une chaîne de raisonnements. Adamsberg c'est l'intuition faite homme, ce pourquoi il provoque aussi la stupeur et l'incompréhension dans son équipe, car il ne s'appuie pas sur une démonstration qui serait partageable, mais sur une appréhension intuitive qu'il est seul à éprouver. Seuls le suivent ceux qui lui font aveuglément confiance. Danglard, de par la tournure de son esprit, ne peut être de ceux-là. Quand la solution apparaît à Adamsberg, il n'en est guère que le spectateur. Venant de l'intime de lui-même, elle se révèle à sa conscience :
"Adamsberg s'arrêta pile au milieu du trottoir, carnet toujours en main, immobile. Cette fois, ne pas bouger. Une particule de neige, une bulle, une "proto-pensée", venait vers lui. Il reconnaissait le frôlement léger de cette lente ascension, il savait qu'il ne devait pas un seul mouvement risquant de l'effrayer, s'il voulait avoir la chance de voir émerger son visage.
Parfois l'attente durait peu. Cette fois, elle lui parut très longue. Et elle le fut. C'était une lourde bulle, maladroite peut-être, sachant mal se mouvoir, trouver la force de s'élever sous l'eau. Les passants évitaient cet homme immobile ou le heurtaient sans le vouloir, et peu importe. Il ne fallait à aucun prix les regarder, ni esquisser un geste ni murmurer un mot. Pétrifié, il attendait.
Brutale, la bulle éclata en surface et lui fit lâcher son carnet. Il le ramassa, chercha un stylo et nota d'une écriture chancelante : Le mâle oiseau de la nuit." (p. 444)
Bien malin celui qui saurait pourquoi Adamsberg écrit cette phrase. Mais, de fait, il n'est plus très loin de la résolution de l'énigme. La minutie de la description de Fred Vargas me fait puissamment songer au premier chapitre du livre du sinologue Jean-François Billeter, Un paradigme (Allia, 2012).


"Quand je m'installe au café le matin, écrit-il, je sais que je ne serai pas dérangé. Je pourrai suivre le développement de mes idées ou me laisser dériver en écoutant distraitement les conversations, laissant les pensées libres de se rappeler à mon intention quand elles le voudront." Dès les premières phrases de ce petit traité, on retrouve donc cette idée adamsbergienne, si je puis dire, des pensées indépendantes du sujet, pensées qui auraient comme une volonté propre. Mais poursuivons :
"Quand j'atteins cette souveraine disponibilité, un vide se crée. De ce vide presque invariablement, au bout d'un moment une idée surgit. Je la note si le mot juste se présente. Ces moments sont un plaisir essentiel, dont je ne voudrais être privé pour rien au monde. Quand une idée m'est venue et qu'elle est notée, j'ai le sentiment que quoi qu'il advienne, la journée n'aura pas été vaine.
Ces moments délicieux de suspension, d'attente distraite, d'attention à rien - sont le départ de tout. Quand une idée va naître, il se produit un frémissement. Je concentre sur lui mon attention afin de la cueillir à l'instant précis où elle va prendre forme, avant qu'elle ne se dissolve à nouveau ou ne se mêle à d'autres. Je dois être rapide de peur que la perte ne soit irréparable - tel un héron qui attend au bord de l'eau, impassible, et d'un geste imparable, saisit sa proie dès qu'elle fait surface." [C'est moi qui souligne]
Le parallèle avec les bulles gazeuses d'Adamsberg n'est-il pas étonnant ? Le philosophe réel et le commissaire fictif partagent une même attention à ce qui monte de soi : "L'esprit ne descend plus sur nous, mais se forme en nous, de bas en haut. La dimension d'inconnu est au fond du corps et de son activité, elle n'est plus quelque part au-dessus" (p. 77)

Bon, mais peut-être que ma relation aux bulles synchroniques de l'attracteur étrange ne vous semble pas encore bien fondée. Je m'en doutais un peu, donc j'ai une troisième coïncidence à vous soumettre, une belle synchronicité cette fois. Ce sera pour le prochain épisode.

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