mercredi 21 mars 2018

Lâcher les chiens

"Personnellement, je n'ai jamais aimé faire les choses de manière systématique. Pas même ma recherche pour le doctorat qui n'a jamais été conduite dans le respect des critères de rigueur attendus ; je me suis toujours laissé guider par le hasard. Et plus j'avançais, plus j'avais le sentiment qu'en réalité c'est la seule façon de trouver quoi que ce soit ; je dirais que c'est un peu comme un chien qui court dans un champ. Regardez un chien qui obéit à son flair, la façon dont il traverse un bout de terrain est absolument imprévisible. Mais invariablement, il trouve ce qu'il cherche. Je crois que, comme j'ai toujours eu des chiens, ce sont eux qui m'ont appris à fonctionner de cette façon."

W.G. Sebald (entretien avec Joseph Cuomo, in L'Archéologue de la mémoire, Actes Sud 2009, p. 94 et 95, cité par Denis Grozdanovitch, La puissance discrète du hasard, Denoël 2013, p. 16)

Les animaux affluaient, écrit Yannick Haenel. J'avais donc achevé le billet précédent sur cette phrase. L'ayant posté sur Facebook, chambre d'échos régulière (mais non systématique) aux articles du blog, je fus amusé de voir que le statut coïncidait spatialement avec une promotion de la revue Papiers de France-Culture qui faisait sa une sur le rapport avec les animaux.

C'est l'une des voies d'intervention de l'Attracteur étrange que cet apparentement spatial (un autre exemple récent était la présence de Fourmies à côté de la librairie Rodin) : j'use de ce mot apparentement car il me rappelle la chronique du Canard enchaîné dite des apparentements terribles*, où l'on se réjouissait (par humour noir le plus souvent) de mises en contiguïté spatiale malheureuses résultant d'une mise en place peu réfléchie. Cela me donne d'ailleurs à méditer car j'y vois la confirmation d'un soupçon que je nourris depuis longtemps :  l'Attracteur étrange a de l'humour. D'ailleurs la recherche Google, "canard enchainé + apparentement" m'avait donné en deuxième position un lien vers un blog qui commençait par cette phrase : "C’est parti ! Tout le monde est en place, on lâche les chiens, on les encourage de la voix,  des coups de corne retentissent, puis des coups de feu: Pan, Pan !" Eh oui, encore les chiens...

Bref, il va être, vous l'avez compris, beaucoup question de clebs dans ce billet.

Parce qu'avec nos charmants compagnins canons, nous allons poursuivre le parallèle Haenel/Garouste. Le narrateur de Tiens ferme ta couronne est en effet souvent amené à s'occuper du chien de son voisin, Tot, un ancien mercenaire joueur de poker, qui part souvent à l'improviste disputer un tournoi à l'autre bout du monde. Le chien, un dalmatien de belle taille, porte le nom évidemment loin d'être anodin de Sabbat. Les tribulations du narrateur encombré de ce chien forment la partie la plus burlesque du livre, surtout dans le long passage au fort sélect restaurant Bofinger où un serveur sosie d'Emmanuel Macron refuse tout d'abord de le faire entrer, avant de lui donner une cravate pour tenir la bête en laisse.

Chez Garouste, c'est simple, le chien est omniprésent. La première œuvre reproduite dans la monographie d'Anne Dagbert (Fall, 1996), une huile sur papier de 1972, Le Classique et l'Indien, représente deux hommes  accompagnés déjà d'un chien. Ce titre sera aussi celui d'un spectacle donné au Palace en 1977, et l'on retrouvera cette opposition entre les deux figures dans une autre huile de 1981, Orion le Classique, Orion l'Indien.


Orion le Classique, Orion l'Indien, 1981, Huile sur toile, 250 x 295,5 cm
Le Centre Pompidou donne l'extrait d'un catalogue dissertant sur cette oeuvre :
"Cette peinture est ainsi liée à un spectacle mis en scène par Garouste en 1977, Le Classique et l’Indien , où il était notamment question d’un personnage et de son double, le Classique représentant la raison et l’ordre, et l’Indien le sauvage, la folie, l’incontrôlable. [...] Le tableau de Garouste renvoie ici à Orion, le chasseur de la mythologie rendu aveugle par Œnopion parce qu’il avait abusé de sa fille Mérope. Selon la légende, Œnopion avait promis de donner sa fille à Orion si ce dernier parvenait à débarrasser l’île de Chios des bêtes sauvages qui y résidaient, promesse que le roi de Chios ne tint jamais et qui poussa Orion, désespéré et sous l’emprise de la boisson, à violenter Mérope. On pense également au célèbre tableau de Poussin, et aux textes de René Char et de Claude Simon consacrés à ce personnage, repris ici telle une métaphore du peintre volontairement aveugle aux modes et aux styles, et qui, pour cette raison, est capable plus que quiconque d’une vision aiguë. Si Orion est celui qui se présente comme une figure de la connaissance (le Classique), il est également celui qui s’enivre, délire, cherche à se venger et précipite sa perte (l’Indien). Nous retrouvons ainsi le principe obsédant de la peinture de Garouste : une quête raisonnée sur la peinture mais au bord de son propre anéantissement."
Anne Dagbert** signale quant à elle que, dans le texte qui accompagnait l'exposition (intitulée "Canis Major, l'Indien héroïque ou idiot),  Garouste mettait "en exergue les complicités et les variantes qui existent d'un mythe à l'autre (et ici elle désignait les mythes d'Orion et d'Actéon) en faisant une confusion volontaire entre les trois chiens qu'il s'est appropriés dans son panthéon pictural" :
"Orion, c'est un personnage de la mythologie grecque à qui il arrive bien des aventures avec son chien de chasse, que l'on nomme parfois Sirius. Sirius c'est aussi l'étoile de la constellation Canis Major, mais Canis Major (le grand chien) c'est Maera, la chienne d'Erigoné, que Dionysos gratifia pour sa fidélité en la plaçant dans le ciel ; à moins que ce ne fut Orthros, le monstrueux chien à deux têtes..."
J'ai lu dans la foulée l'émouvante autobiographie de Garouste, L'Intranquille (L'Iconoclaste, 2009, écrite avec Judith Perrignon). Il y parle d'une oeuvre qu'il nomme son premier et son plus grand succès, une toile de trois mètres de long, Adhara, installée en 1982 dans la galerie new-yorkaise Holly Solomon.

"Elle annonce tout : l'ordre et le chaos, le Classique et l'Indien, des empâtements, des glacis à l'ancienne. Elle est truffée de références, de mystères, de fausses pistes. Le Classique tient dans la main un polyèdre, figure géométrique à trois dimensions, joyau de la connaissance. L'Indien est accroupi, il jette des tableaux en l'air qui semblent partir n'importe où mais dessinent le fragment d'une constellation. Adhara, c'est le nom d'un astre de la constellation du Chien. Je suis allé au centre d'astronomie et j'ai demandé un détail du ciel que j'ai ensuite scrupuleusement reproduit. Je suis le seul à le voir sur la toile, ce n'est pas grave, je voulais que mon tableau, comme un texte, déborde d'intentions.
Ce n'est pas un hasard si cette toile m'a ouvert les portes. Elle dit mon rêve, mon choix, l'imbroglio de mes pensées, mon langage des signes, cette idée, à laquelle je tiens, qu'on représente une chose et qu'on en raconte une autre. Celui qui la regarde ne verra pas forcément tout ce que j'y ai mis, c'est l'intensité qui doit passer." (pp. 146-147, c'est moi qui souligne)

Wikipédia confirme : Epsilon Canis Majoris (ε Canis Majoris / ε CMa) est bien la seconde étoile la plus brillante de la constellation du Grand Chien, et l'une des plus brillantes du ciel nocturne. Son nom traditionnel est Adara, ou Adhara. Il provient de l'arabe عذارى aðāra, « les vierges ».


Je ne suis pas parvenu à identifier le détail du ciel que Garouste affirme avoir reproduit fidèlement.
Le sujet du chien dans sa peinture est loin d'être épuisé. Ce que je voulais avant tout montrer c'est le caractère séminal de ce thème.
Pour en finir aujourd'hui, je me permets une petite digression sur une oeuvre signalée par Michel Lebrun-Franzaroli (merci à lui), un Diane et Actéon peint par Le Titien.


Ce tableau de la National Gallery, daté de 1556-1559, est visible sur Google Arts and Culture, ce qui permet de le zoomer très fortement et d'en examiner soigneusement tous les détails. Restant dans le cadre du motif qui nous occupe, je trouve intéressant le contraste des deux chiens visibles sur le tableau. Le chien de gauche, une sorte d'épagneul accompagnant Actéon qui vient d'échapper son arc, s'oppose au petit roquet de droite, au pied de Diane, qui montre les crocs et fixe les intrus d'un air menaçant.








Le futur tragique d'Actéon est comme inscrit dans l'image avec ce crâne (ce massacre) de cerf au sommet de la colonne.



__________________________
* Ce titre fétiche avait été donné en hommage à Jean Cocteau, et à sa pièce célèbre Les parents terribles.
** Ce nom de Dagbert me fait irrésistiblement penser à Dagobert, autrement dit le chien du Club des Cinq... D'ailleurs le nombre de chiens portant ce nom est hallucinant.


1 commentaire:

blogruz a dit…

عذارى aðāra, « les vierges ». Luciole dans l'azur, car mon billet du 4 avril prochain sera en partie consacré à la série israélienne Betoolot, "(les) vierges", dont le logo est sur fond d'étoiles (il me semble y reconnaître le bouclier d'Orion).