dimanche 25 mars 2018

Derick than you think

Tous les jours, il venait chercher son seau d'eau au robinet près de notre puits. Le Père Brillaud habitait de l'autre côté de la route une petite maison sans eau courante. Avec sa femme, il y avait élevé son petit-fils qui portait le même prénom que mon oncle Bernard. Il venait à pied, en poussant son vieux vélo, au guidon duquel il suspendait le seau au retour, et invariablement il était accueilli par les aboiements furieux de Sam. Bâtard de berger allemand, Sam n'était pas spécialement méchant mais il avait ses têtes et mon père avait dû se résoudre à l'attacher car il pouvait à l'occasion mordre. Pour une raison inconnue - le vieil homme était d'une extrême gentillesse -, le Père Brillaud faisait partie de ses têtes. Libéré, tout portait à croire qu'il l'aurait dévoré.

Je ne sais trop pourquoi je parle de Sam, ou plutôt si, c'est toujours la même chose, les animaux affluaient, j'ai commencé par les chiens, ils furent tellement présents, surtout pendant l'enfance, que les souvenirs confluent, se font impérieux, demandent à être dits. Je leur dois bien ça, une petite évocation au moins en passant, de l'un d'entre eux. Et puis les voilà, meute piaffante, dans les pages des livres qui font l'ordinaire de mes jours. Dans ce Moby Dick, que je continue de découvrir patiemment, lentement, guère plus d'un ou deux chapitres à la fois, et voilà que le 22 mars j'aborde précisément au chapitre  LXXXI, Le "Pequod" rencontre la "Vierge", en allemand la Jungfrau, de Brême, Derick de Deer capitaine. Je songe aussitôt au commentaire laissé par Rémi Schulz sur mon billet Lâcher les chiens.
عذارى, aðāra, « les vierges ». Luciole dans l'azur, car mon billet du 4 avril prochain sera en partie consacré à la série israélienne Betoolot, "(les) vierges", dont le logo est sur fond d'étoiles (il me semble y reconnaître le bouclier d'Orion).

Rémi dont le dernier article est nommé (et l'on sait l'importance qu'il accorde à chaque titre) Dicker than you think, qui s'explique par les commentaires qu'il donne du dernier roman de Joël Dicker, paru début mars, La Disparition de Stephanie Mailer. Le capitaine de la Jungfrau, Derick*, est l'anagramme parfaite de Dicker (le reste de son nom, de Deer, évoque évidemment le daim, deer, du titre du film de Cimino).
Ce Derick vient dans une baleinière quémander de l'huile, les provisions de son bateau ayant été épuisées jusqu'à la dernière goutte, or, sitôt la requête satisfaite, des cachalots ayant été signalés, il s'élance à leur poursuite. Les trois baleinières du Pequod, conduites par Starbuck, Stubb et Flask, se mettent en chasse elles aussi, mais accusent un net retard sur l'Allemand qui, sûr de son coup, agite de temps à autre, par dérision, écrit Melville, sa burette de lampe en direction des autres canots. Ce qui excite la colère de Starbuck.
"Chien grossier et ingrat ! s'exclama Starbuck. Voilà qu'il me moque et me défie avec la sébile même que je viens de lui remplir il n'y a pas cinq minutes ! - puis reprenant son ton chuchoté et sifflant : En avant mes lévriers ! Mordez ! mordez-le !" (p. 513)
Toute l'ambivalence du chien apparaît dans ce paragraphe : Chien est une insulte mais Starbuck, pour exhorter ses rameurs, les nomme affectueusement ses lévriers
Les lévriers auront raison du chien, et Derick perdra la bataille et jusqu'à l'huile qui lui avait été donnée. L'équipage du Péquod verra la Jungfrau poursuivre un autre cétacé dont Armel Guerne garde le nom anglais de fin-back (alors qu'il existe une traduction française, le rorqual), fin-back  dont Melville précise qu'il est impossible à capturer en raison de sa vitesse de nage. Le chapitre s'achève sur cette vision ironique des Allemands :
"Toute sa toile dessus, la Vierge s'empressait à la suite de ses quatre poussins de canots, et nous pûmes les voir disparaître tous à l'horizon sous le vent, pleins d'ardeur et d'espérance dans leur chasse.
Ah ! les fin-backs sont nombreux, mes amis, et nombreux aussi sont les Derick de par le monde !" (p. 523)
Le même soir, plongeant dans la lecture de Benjamin à Montaigne, un livre de cet écrivaine dont je n'ai découvert que trop récemment la force de l'écriture, je veux parler d'Hélène Cixous, je débouche sur ce passage :
"  (...) c'est ma honte, lorsque ma mère happe la soupe, j'ai honte d'avoir honte, qu'est-ce qu'il y a de mal, ce n'est quand même pas moi qui happe et lape et pourtant c'est comme si c'était moi dans ma langue étrangère, ou bien comme si j'entendais ma mère laper en allemand. - Comment dis-tu laper en allemand demandé-je à ma mère et comme cela je l'interromps. - Frieden dit ma mère, elle lève le nez, la paix ? dit ma mère, der Frieden. - Pas la paix, laper, dis-je. Ah ! laper ! Laper l'interloque. Le nez levé, elle cherche, hume. Lecken. Non, Schnüffeln non dit Jennie. D'un chien qui fait ça dit Jennie. Je n'ai pas eu affaire tellement aux chiens dit ma mère." (p. 47)
Et quelques pages plus loin :
"On reconnaît ici le combat que je mène entre moi si souvent. Il s'agit de la scène suivante : au moment où je vais m'épingler, une voix me dit : ça il ne faut pas le dire. Je ne sais pas qui est cette voix. Je sens que je me pose des lapins. Sitôt lâchés me voilà chien, je cours de tous les côtés. Montaigne aussi se pose des lapins et bien d'autres animaux, mais ce n'est pas une excuse. Pour en revenir à la voix, ce n'est pas que je lui obéisse mais je discute et je perds du temps à discuter. Selon mon ami c'est courant et sans doute inévitable. On n'arrête pas de se diviser, se heurter, se trébucher se prendre les pieds dans les pattes et vice-versa, chaque fois que l'on se met à écrire, c'est même le signe de l'écriture, son pied fendu. Elle se défend d'elle même. Petit mammifère très prolifique répandu sur tout le globe. Le chien peut en mourir. Qui écrit est à la fois lapins et chien." (pp. 51-52)
Il y a longtemps que Sam est mort. Que le père Brillaud est mort. Et même Bernard son petit-fils est mort. La dernière image de Sam qui me revient, c'est le jour où je suis allé le voir, sans doute en vélo. Nous n'habitions plus la ferme alors, il était étendu sous l'auvent de la grange, l'arrière-train paralysé. Il était dans les griffes de la mort, dans l'impuissance de son corps usé par trop d'hivers, un corps qui n'avait jamais connu la simple chaleur d'une cuisine.
La petite maison de l'autre côté de la route tombe lentement en ruine.
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* On songe aussi bien sûr au célèbre commissaire Derrick, dont les trépidantes enquêtes ont enchanté les après-midis des chaînes généralistes. La rediffusion de la série sur la chaîne allemande ZDF fut interrompue en 2013 à la suite des révélations sur le passé nazi de l'acteur  Horst Tappert, décédé en 2008 : membre à partir de 1943 d'un régiment de chars des Waffen SS, engagé sur le front russe dans l'unité d'élite de la division «Totenkopf» (tête de mort), qui à l'origine avait recruté ses membres parmi les gardes du camp de concentration de Dachau, Tappert aurait été blessé en 1943 pendant la bataille de Kharkov. "De son vivant, peut-on lire dans Le Figaro, Horst Tappert a toujours cultivé la plus grande discrétion sur ses activités pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans une interview, il avait dit avoir été ambulancier et avoir passé la fin de la guerre en détention, explique la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), qui a révélé l'affaire."
Tot (mort en allemand) est le nom, je le rappelle, du voisin du narrateur dans le livre de Yannick Haenel.

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