lundi 12 mars 2018

Fatima et l'homme de neige

"Après la salle à manger, j'entrais dans le salon. Sur les murs, George Sand, ses parents, ses enfants, sa sœur, ses ancêtres, fixés sur la toile pour l'éternité, semblaient surveiller tous mes mouvements.
Les yeux de velours de George, peinte par Charpentier, me troublaient infiniment, ces yeux qu'elle tenait de son aïeule Aurore de Koenigsmark (mère de Maurice de Saxe) que la romancière avait transmis à son fils Maurice."

Robert Thuillier, Les marionnettes de Maurice et George Sand, Hermé, 1998.

Le photographe Robert Thuillier, devenu familier de la petite-fille de George Sand, Aurore Lauth-Sand (oui, encore une Aurore, la dernière de la lignée car elle n'aura pas d'enfants), rapporte ainsi ses souvenirs de la maison avant d'évoquer le théâtre de marionnettes  qui naîtra un soir de 1847, où Maurice Sand (oui, encore un Maurice, fils de George et père d'Aurore) et son ami Eugène Lambert (tous les deux élèves de Delacroix), eurent l'idée de jouer avec deux bouts de bois emmaillotés de chiffons derrière un carton à dessin et une grande serviette posées sur une chaise.
Mais le théâtre n'avait pas attendu ce jour pour avoir droit de cité à Nohant. Dans Le théâtre et l'acteur, * George Sand en raconte la genèse un soir d'hiver dans les années 1840 :
« Il y a une douzaine d’années que nous trouvant ici en famille durant l’hiver, nous imaginâmes de jouer une charade, sans mot à deviner, laquelle charade devint une saynète, et, rencontrant au hasard de l’inspiration une sorte de sujet, finit par ne pouvoir pas finir, tant elle nous semblait divertissante. Elle ne l’était peut-être pas du tout, nous n’en savons plus rien, il nous serait impossible de nous la rappeler ; nous n’avions d’autre public qu’une grande glace qui nous renvoyait nos propres images confuses dans une faible lumière, et un petit chien à qui nos costumes étranges faisaient pousser des cris lamentables ; tandis que la brise gémissait au dehors et que la neige, entassée sur le toit tombait devant les fenêtres en bruyantes avalanches.
C’était une de ces nuits fantastiques comme il y en a à la campagne, une nuit de dégel assez douce avec une lune effarouchée dans des nuages fous."
Cette association en somme originelle entre l'espace intérieur du théâtre et le vaste dehors où les éléments font rage, entre l'intime faiblement reflété par un grand miroir et l'extérieur nocturne traversé de lueurs lunaires et de clartés neigeuses, se retrouve curieusement dans un roman publié en 1859, L'homme de neige, où Christian Waldo, un montreur de marionnettes, vient présenter lors de la nuit de Noël 1770 son spectacle dans un château suédois.

"Il raconte, écrit Noël Barbe, sa vie à Goelfe, avocat venu s’occuper des affaires du châtelain. La naissance du héros est mystérieuse. À quatre ans il est confié en Italie à des parents adoptifs, puis à leur mort parcourt l’Europe et devient célèbre grâce à ses spectacles. On apprendra plus tard qu’il est Suédois, de la Dalécarlie présentée, à l’image du Berry, comme une région de conservation des traditions."

Me penchant sur le théâtre à Nohant, je ne pensais pas retrouver de sitôt la Suède si souvent convoquée ici ces derniers temps. Mais c'est peut-être le lieu de se souvenir que la fameuse Aurore de Koenigsmark, l'arrière-arrière-grand-mère de George, était d'ascendance en partie suédoise. Et ce que j'ai découvert en explorant le Wikipédia anglo-saxon, plus riche sur la question que le Wiki hexagonal, c'est que la dite Aurore avait eu un goût prononcé elle aussi pour le théâtre. Mieux, elle fit partie de la troupe entièrement féminine qui représenta Iphigénie de Racine l'hiver 1683-1684, à la cour de Suède. Sa cousine Johanna Eleonora de La Gardie jouait Iphigénie, sa sœur Amalia Achille et elle-même interprétait Clytemnestre : "This is regarded as a significant event as the first play performed by an all female cast in Sweden, as an introduction of French Classicism in Sweden." Elle fréquentait aussi le salon de la poétesse Sophia Elisabet Brenner, que l'on considère comme la première féministe suédoise à cause de son poème Det Qwinliga Könetz rätmätige Förswar (The justified defense of the female sex) en 1693, inspiré, nous dit-on par son amitié avec Aurora de Koenigsmark ("believed to be inspired by her friendship with Aurora Köningsmarck"). Où l'on voit que la fibre tout à la fois féministe et théâtrale de George Sand s'enracine loin dans le passé.

Sophia Elisabet Brenner (1659 - 1730)
A la mort de sa mère, Maria Aurora quitta la Suède. Et quelques années plus tard, rencontra donc Frédéric-Auguste, futur roi de Pologne, dont elle fut la maîtresse et dont elle eut Maurice de Saxe.
Un fait curieux mérite d'être noté : Maria Aurora fut remplacée comme favorite par une autre Maria Aurora, qui n'était autre que sa dame de compagnie. Son histoire doit être absolument racontée.

Car Maria Aurora est à l'origine Fatima Kariman. Elle fait partie des nombreuses femmes turques capturées lors de la bataille de Buda de 1686. Le baron suédois Alexander Erskin, au service de l'armée autrichienne, s'empare ainsi de quatre femmes : Raziye (Roosia), Asiye (Eisia), Emine  et Fatma (Fatima) - auparavant mariée à un mollah musulman -, puis retourne en Suède avec Philip Christoph von Königsmarck (celui-là même qui sera plus tard assassiné par les sbires de George, futur roi d'Angleterre). Fatima est alors donnée à  Maria Aurora de Königsmarck. Les quatre captives sont baptisées à Stockholm le 7 novembre 1686 en présence de la cour royale. Le Prince Charles et  Aurora de Königsmarck sont parrain et marraine de Fatima, qui est rebaptisée Maria Aurora sans autre forme de procès. On lui apprend l'étiquette et la langue française et elle devient la dame de compagnie de sa marraine.

C'est donc elle qui succède à Maria Aurora de Koenigsmark dans le cœur d'August II : elle en aura un fils et une fille, Frédéric-Auguste comte Rutowski et Maria Anna Katharina Rutowska.

Cette histoire de double culmine dans un détail :  August II marie Fatima en 1706 à l'un de ses hommes, Johann Georg Spiegel. Or, Spiegel c'est, en allemand, le miroir. Le personnage principal de Otto, la bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu sur laquelle j'ouvris l'année 2017, se nomme Otto Spiegel.


Clin d’œil de l'Attracteur étrange ? Je reste médusé devant les rapports que ne cessent de mettre à jour cette exploration de la généalogie sandienne. Tout se passe comme si Nohant, et le Berry, était le centre d'un tourbillon entraînant dans sa course folle les lieux, les événements et les hommes, une sorte de point nodal où se rejoignent les courants contradictoires qui agitent le monde. Continuant de descendre l'arbre de sa filiation, nous allons voir se confirmer cette impression.

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* Œuvres autobiographiques, texte établi, présenté et annoté par G. Lubin, Paris, Gallimard, 1971, T. 2, p. 1239-1244. "Ce texte a été publié en partie dans le journal Le Gaulois du 29 juin 1904 puis dans le recueil posthume Souvenirs et idées, paru la même année. Le titre est sans doute d’Aurore Sand, petite fille de George Sand." (Noël Barbe, « Le théâtre de George Sand », Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004)

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