jeudi 14 février 2019

Planta nuda

"Afin de ne pas te déplaire, j'ai caché, au contraire, l'étendue magnifique de ta superficie. Pour autant, je ne t'ai pas laissée seule dans le croquis J'ai enlevé le slip, moi aussi. Je ne sais lequel des deux, dorénavant, est le plus à poil. Il y a des chances que ce ne soit pas toi."

Eric Holder, La belle n'a pas sommeil, p. 210.

Une dernière citation holdérienne, prise dans le dernier chapitre de son dernier livre, pour faire transition avec le thème que je veux aborder aujourd'hui, qui est la nudité, et plus spécialement la nudité sacrée. Il s'était imposé à moi en même temps que le parallèle effectué entre Trevanian et Erri de Luca, dont j'ai essayé de rendre compte dans l'article Toucher les vertèbres. Reprenons un passage déjà cité de L'expert
"Jonathan passa devant lui à grands pas, encore mal assuré sur ses jambes, et se dirigea vers la porte qui donnait sur l'appartement.
Le peintre se remit au travail. Puis, au bout d'une minute, son visage émacié de crucifié se leva et se tourna vers la porte. Il y avait quelque chose de bizarre chez cet intrus. Quelque chose dans sa tenue." (p .283, c'est moi qui souligne)
Ce qui est bizarre dans la tenue de Jonathan Hemlock c'est précisément qu'il n'a pas de tenue. Il est nu, à la suite des événements précédents, et vient d'arriver après avoir été pris en charge par le chauffeur du taxi n°68204 (précision toute trévanienne), bien malgré lui, d'ailleurs :
"Le voyageur avait une voix faible et pâteuse, et le chauffeur craignit d'avoir chargé un ivrogne qui allait salir son taxi. Il se rangea le long du trottoir et se retourna.
- Écoutez, mon vieux. Si vous êtes ivre... Nom d'un chien ! (Le passager était nu.) Ça alors ! Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Allez au marché. De là, je vous indiquerai le chemin.
Le chauffeur s'apprêtait à mettre un terme à toute cette absurdité lorsqu'il remarqua deux très gros revolvers sur la banquette près de son client.
- Le marché, c'est bien ça ?" (p. 282)
Dans l'article suivant, Du Bois-Brûlé aux serpents brûlants, je m'étais interrompu sur cette citation d'Erri de Luca : "Je me retrouve devant le gouffre des significations, j'ai besoin de m'appuyer sur une gorgée de café turc."Le café turc lui était offert par un rabbin, natif d'Istanbul. Après lui avoir laissé le temps de la déguster, ce rabbin avait conclu en ces termes :
"Être condamnés à mort nus. Tel fut le sort de mon peuple au siècle passé, dans le désert d'Europe. Dévêtus avant d'être tués : les assassins répétaient en automates les préparatifs de la crucifixion d'un juif." (p. 149)
Le sculpteur se rend ensuite chez le curé, qui a procédé avec l'évêque à un essai d'assemblage, assemblage de la "nature" reconstituée avec le corps du crucifié. "La première impression, écrit-il, est celle d'un ajout voyant. Puis l'impression s'inverse, la pièce appartient au corps." Et quand le sculpteur demande la raison de l'éclairage plus violent dans la salle, il lui est répondu ceci :
"Nous avons ajouté de la lumière pour mettre en évidence la peine supplémentaire de la nudité, la volonté d'humilier ainsi le condamné. Cette nudité veut ajouter de la honte. Il y a des femmes autour, une assemblée. Mais ici, sur la statue et sur la croix, on assiste à un retournement. Le corps blessé se transfigure et sa nudité passe de la honte d'un être humain à la pureté d'un agneau sacrifié. La croix devient autel et le corps son offrande." (p .151)
Le sculpteur peut donc enfin procéder à l'assemblage, opération technique, à mener à l'aide de résines modernes, qui ne présente pas a priori de difficultés, mais rien ne se passe comme prévu, le bloc glisse à plusieurs reprises, "je sens la résistance de deux aimants qui se repoussent", et l'artiste finit par tomber à terre, "tout endolori au pied du solennel crucifix", riant et pleurant, et ne s'arrêtant que lorsqu'il est vidé de toute énergie, plus épuisé qu'au sortir de l'avalanche où il avait sauvé ses amis passeurs.

Ultime paragraphe : il se relève lentement et maintenant à genoux lève les yeux vers la statue. Il lui demande pardon. Il entend alors une voix :
"Tu n'as pas encore compris ?"
Ce n'est pas la statue qui parle. C'est mon frère, un enfant de six ans. C'est la première fois qu'il sort à découvert, à haute voix, hors de mon crâne. Je reste muet, sans parvenir à me mettre debout.
"Tu exécutais ce travail avec orgueil et tu as été repoussé. Tu dois l'exécuter en tremblant."
Je ne le remercie pas. Je m'appuie au pied de la statue, je me remets debout. Je fais un geste que j'aurais dû faire en entrant ici. Je retire mes souliers. Puis j'enlève le reste de mes vêtements. J'ai des frissons. Je ramasse le morceau." (p. 157)
Nu, il parvient alors à replacer la nature sur le crucifix, les deux parties s'assemblent sans plus de peine. "J'approche. J'unis. Fin." Ce frère qui le conseille au moment opportun c'est son frère jumeau, emporté, il y a plus de cinquante ans, par la vague de crue d'un torrent au printemps : "Encore maintenant, je le considère comme mon frère aîné. Je pense à lui dans mes décisions, je l'interroge. Il a droit au dernier mot. Je ne suis pas sûr de reconnaître ce mot, il me suffit de penser que c'est le sien." (p. 19)

Juan de Flandes (1450-1519) Ascension , 1514/19
détrempe sur bois, 110×84 cm, Madrid, Musée du Prado
J'allais rédiger ce qui précède quand arriva le moment de partir à Grenade pour trois jours. Je reportai donc au retour le soin de consigner ces éléments. Comme je l'ai déjà dit, j'emportai comme viatique le livre de Victor I. Stoicheta sur la peinture espagnole de l'extase. Et je ne le regrettai pas, car il fut l'utile contrepoint de mes visites dans les églises grenadines. En premier lieu, j'y trouvai un écho saisissant à mon enquête sur la nudité sacrée. Qu'on s'attarde un instant sur L'Ascension de Juan de Flandes (dont on peut voir une excellente version numérique en haute définition sur le site du Musée du Prado). La mise en scène du pied est l'héritière d'une longue histoire.
"En quittant la terre, écrit Stoicheta, le Christ a laissé derrière lui seulement les traces de ses pieds (signes, pour être clair, de son incarnation en forme humaine), tandis que la tête a déjà traversé le plafond des nuages."

Juan de Flandes, Ascension (détail)
"Cette trace, dit encore Stoicheta, fait contraste avec la plante du pied de l'apôtre, bien visible tout près de la "limite esthétique du tableau". Ce pied-là est fait pour parcourir le monde et porter la "parole du Christ" à pied." Plus loin, il précise que les apôtres "seront dorénavant appelés symboliquement "les pieds du Christ" : ils feront partie d'un "corps" immense, dont les pieds sont sur terre et la tête au ciel" (pedes in terra, caput in coelo)*"

Juan de Flandes, Ascension (détail). "En allant très loin, on constate que le pied nu du voyant est un reste de nudité sacrée demandée primitivement par l'acte théophanique." Victor I. Stoicheta, p. 101-102.

Juan de Flandes n'est bien sûr pas le seul peintre où la planta nuda, le pied nu, a tant d'importance. Stoicheta la montre aussi dans un tableau plus récent de Murillo, La Vision de saint François (Le Miracle de la Portioncule), peint pour l'autel des Capucins de Séville, qui rapporte cet épisode de la vie du saint où il se jette nu dans un buisson d'épines pour échapper aux tentations de la chair. Une lumière céleste apparaît, des roses rouges et blanches fleurissent sur le buisson, en même temps qu'un un chœur nombreux d’Anges lui commande de se rendre dans une chapelle, la Portioncule, où le Christ l’attend avec la Vierge Marie.

Bartolomé Esteban Murillo, La Vision de saint François, vers 1665-1666, huile sur toile, 430 x 295, Cologne, Wallraf-Richartz-Museum.
" Le tableau de Murillo combine donc deux moments de la légende franciscaine : le miracle des roses et l'apparition dans la Portioncule. L'image est construite sur deux niveaux : en haut l'apparition, en bas le saint agenouillé. Les deux zones se différencient nettement, tant en ce qui concerne le degré de réalité que par la manière picturale : la gloire est le fruit de la "manière vaporeuse" de Murillo, tandis que saint François, avec ses talons bien en vue, se rattache à la manière dite "réaliste" de source caravagesque.
Dans sa description, Palomino n'insiste pas sur l'"effet de réel" du premier plan de la représentation, même s'il n'est pas moins important ici que dans la Vision de saint Antoine : les marches descendent jusqu'à la limite du tableau, avec les roses qui semblent même transgresser le bord de l'image, le bras droit de François qui semble entrer dans l'espace du spectateur sont autant d'éléments "d'accrochage" entre image et spectateur. Mais l'élément le plus "réaliste" de tout le tableau est sans doute la plante du pied si adroitement exposée par Murillo au coin gauche de sa toile. Son symbolisme est ancien et essentiel à l'intelligence du message de cette œuvre**." (Stoicheta, p. 101)
Murillo (détail) "Pour Murillo, la plante du pied portant encore des traces de poussière sera, d'une part, l'attribut d'un "nouveau Chris" (François) et, de l'autre, l'extrémité symbolique d'un tableau qui unit, pour ainsi dire, "terre" et "ciel" dans une seule et unique image."
Le lendemain de cette lecture, je découvris dans le couloir de l'hôtel où j'étais descendu, au troisième étage où j'occupais la chambre 303, un poster représentant la route de Washington Irving, célèbre à Grenade pour ses Contes de l'Alhambra. La figuration des pieds nus m'y était bien sûr comme un signe adressé.



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* Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos XCI, 11, P.OL.XXXVII, 1163.

** W. Krause, "PLANTA NUDA. Metamorhosen eines antiken Motivs in de früh - und hochmittelalterlichen Kunst, Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte, XXXIII (1980), p. 17-29. Voir aussi : E. Kantorowicz, The King's Two Bodies (Princeton, 1957), p. 70-74 ; K. Gross, article "Fuss", dans Reallexikon fur Antike und Christentum, t. VIII (Stuttgart, 1972), coll. 722-742 ; D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture (Paris, 1992), p. 42-52.

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