mardi 11 juin 2019

Emporter le feu

« Si le feu brûlait ma maison, qu’emporterais-je ? J’aimerais emporter le feu… »
Jean Cocteau


J'ai enfin terminé Les Furtifs il y a quelques jours. Il m'a donc fallu presque un mois pour parcourir les sept cents pages de ce que je ne crains pas d'appeler un chef d'oeuvre. Cela pourrait sembler paradoxal : si c'était si bon, si fort, pourquoi autant de jours ? Il est tant de livres passionnants, que l'on dévore en une ou deux nuits, que l'on ne parvient à quitter qu'au seuil de la plus noire fatigue, surtout dans la littérature dite de genre, science-fiction, polars, qu'on pourrait être sceptique devant cette longueur de temps. Et pourtant ces livres sont rarement des chefs d'oeuvre, leur souvenir s'évapore le plus souvent très vite au soleil dru des semaines. Le chef d'oeuvre est plus rétif, demande une acclimatation, exige de la patience. C'est un alcool fort aussi qu'on instille à petites doses. L'univers qu'il arpente est si singulier, sa langue si neuve, qu'il demande une attention que l'on n'a plus beaucoup l'habitude d'accorder.

Mais si Damasio a pris autant d'importance pour moi, c'est qu'il est venu aussi s'inscrire dans le prolongement de mon interminable enquête. Il est venu rencontrer le cinéma d'Adolfo Arrietta et la poésie de Gérard Macé. Par le jeu du feu, un triangle s'est formé dont les trois pointes sont Flammes, le film tourné en 1978 dans un petit château proche de Graçay dans le Cher (et je reviendrai sur cette proximité qui fait sens également), Bois dormant, un recueil de poèmes en prose publié en 1983, et donc Les Furtifs, roman dont la genèse aura pris quinze ans à son auteur. Les échos entre ces trois oeuvres sont nombreux, j'en évoquerai quelques-uns ici.

Difficile ceci dit de parler d'un film que très peu de gens ont sans doute vu. Résumons donc grossièrement en reprenant le propos de Philippe Azoury*  :
"(Arrietta) réapprend ses chers thèmes, l'angélisme, le jeu et le travestissement, le fétiche et la pyromanie propre au désir, mais choisit de situer ce monde fantasmatique dans le désenchantement d'une vieille demeure à la campagne, un endroit hors du monde et hors du temps, un manoir littéraire et fantomal : une jeune fille (Caroline Loeb) échappe à son père (Dionys Mascolo) en faisant le tour du monde, elle revient, s'enferme chez elle et retrouve ses vieux rêves de petite fille, qui tous tournent autour du déguisement de pompier. En feu, elle appelle les pompiers, en capture un (Xavier Grandes) et s'enferme avec lui durant des jours, jouant et jouant encore."
Flammes (Dionys Mascolo, Eloïse Bennett)

Flammes fait écho au Château de Pointilly, tourné en 1969, où déjà Dionys Mascolo avait le rôle du père. Arrietta confie à Azoury qu'il voulait "affronter ce rapport finalement peu traité entre une fille et son père".

Or, ce rapport père-fille est au coeur du roman de Damasio, j'en veux pour preuve ce résumé d'un lecteur, jmb 33320, sur le site Babelio :
"L'argument de départ est le suivant : Lorca Varèse n'accepte pas de faire le deuil de sa petite fille, Tishka, disparue mystérieusement une nuit, deux ans plus tôt, alors que l'appartement qu'il habitait avec sa famille était pourtant fermé. Il est persuadé qu'elle a rejoint des êtres mystérieux, appelés les furtifs, qui ont pour particularité de se figer (et mourir) si un regard humain se pose sur eux. Sa femme, Sahar, ne supporte plus cet espoir qui l'anime de retrouver Tishka et a préféré se séparer de lui. Pour retrouver sa fille Lorca ira jusqu'à intégrer une branche secrète du ministère de la défense, appelée le Récif, qui s'est donné pour but de chasser les furtifs."**
Examinons un peu le nom du personnage principal, Lorca Varèse***, ou plutôt son prénom, car ici il s'agit d'un prénom, Lorca. Qui n'est pas choisi au hasard évidemment. Comment ne pas penser au grand poète espagnol, victime du franquisme en 1936 ? Or, on note dans la distribution le nom d' Isabel García Lorca, dont Arrietta dit à Azoury, sans que celui-ci ne bronche, qu'elle est la nièce du poète.  Bel exemple de mystification arriettienne, car Isabel Garcia Lorca s'appelle en réalité Isabel Brousseau, c'est une actrice canadienne qui a adopté le nom de Garcia Lorca par amour pour le poète.****

Flammes (Caroline Loeb, Isabel Garcia Lorca)
Dans le film, elle joue le rôle de la préceptrice, Claire. Est-ce là encore un hasard si l'anagramme de Lorca est claro, clair en espagnol ?

Les anagrammes, Damasio lui aussi en joue dans son roman, en particulier avec le personnage du philosophe Varech, à la barbe de lichen, en voie d'hybridation végétale. Dans un débat télévisé face à Gorner, le ministre de l'Intérieur, il rebondit sur la "nécessaire traçabilité des hommes, des actes et des objets" que ce politicien préconise :
"- Tout est contenu dans le mot "trace" au fond, vous avez raison. Osons donc la nomomancie. Avec le mot "trace", on touche au coeur de ce que gouverner-comme-un -Gorner, j'ai envie de dire : comme un goret du Pig Data...
- Je vous en prie ! Ne jouons pas à ces jeux ! Les Français méritent mieux que des insultes de comptoir !
- ... au coeur de ce que gouverner veut dire. (Varech prend son dé et le jette sur la table. Il fait mine de regarder le résultat.) Car trace donne d'abord caret, tiens, du fil de chanvre qui servait à fabriquer les cordages pour la marine. Une trace n'est rien seule, elle ne prend de valeur que tressée, reliée. (il relance son dé, les journaleux hallucinent). Reliée par une carte, deuxième anagramme, hum... La carte est en effet la trace mise en ordre et en série, reliée par classe de nuages, corrélée par affinités. Les cartes sont les mises en sens et en scène des traces que nous laissons. Elles sont l'outil princeps de vos pouvoirs commerciaux, militaires ou cognitifs. On en cartographie jamais que ce qu'on projette de s'emparer, de coloniser puis d'exploiter, n'est-ce pas ? Tracé nous livre, c'est très joli je trouve, écart si on l'écrit à l'envers. Et c'est bien cet envers, cet écart, l'envers de la moyenne ou de la norme qu'on voudrait lui appliquer, auquel on voudrait le ramener. Sauf qu'au fond, chaque acte individuel est par définition un écart dans la nébuleuse des données. [...] Trace, c'est aussi acter et crate. Le crate de démocrate ou de ploutocrate, le vôtre - le crate qui signifie "pouvoir" en grec. Et acter parce que ce crate est précisément le premier dans l'histoire humaine à considérer et à exploiter directement la liberté individuelle, qu'elle se contente de favoriser et d'acter, comme la source même de son pouvoir. La société de la trace est une société qui a précisément un besoin absolu de notre libre arbitre afin d'en collecter les traces et d'en nourrir ses dispositifs d'aliénation maximale. Qui a d'abord et chaque jour besoin de savoir ce qu'on désire et ce qu'on aime, au plus profond de nos intimités, pour nous faire des propositions qu'on ne saura, qu'on ne pourra plus refuser. Trace, caret, carte, écart, crate, acter. Tout est là... Le tour est fini." (p. 616)
Qu'on me pardonne la longueur de la citation, mais elle est essentielle au propos, et résume bien par ailleurs la position politique de Damasio, dont Varech est en quelque sorte un des porte-parole. En ce qui concerne les cartes, on remarquera leur présence dans Flammes, avec cet atlas que consulte Pascal Greggory, sans que l'on voit de rapport direct avec l'intrigue. Il s'attarde plus particulièrement sur l'Amérique du Sud,  en suivant du doigt la cordillère des Andes, et en terminant par un gros plan sur le lac Titicaca.



Sans doute y a-t-il là autre chose à décrypter, mais j'y échoue du moins pour l'instant .

J'en finirai provisoirement (il y a encore tant à dire) en convoquant la postface de Jean Roudaut à Bois dormant, où l'on va voir que le poète Macé suit une logique proche de celle du philosophe Varech. Que nous dit-il en effet ? Tout d'abord que "nous sommes frappés de somnolence comme "la belle au bois dormant" et laissons la stérilité gagner notre langage." Les poèmes de Gérard Macé reposent sur un "semis de rimes". "Le travail sur les phonèmes, précise Roudaut, permet des effets de concaténation verbale : un mot en appelle un autre, et le texte semble fait de glissements, de lapsus. De l'un à l'autre terme s'établit une chaîne, qui tracte le souvenir. (...) Il importe de faire revivre les "mots dans les mots momifiés" (...) dans Les balcons de Babel, une recension distante est faite de ces similitudes formelles :"sirène sereine  rima mari         bribes de scribe        ragots d'argot      nulle lune     affirme frimas    et singe signe       maigre magie."

Le château de cartes, in Flammes (Caroline Loeb, Pascal Greggory)
 __________________________
 * Ces lignes appartiennent à l'introduction intitulée "Un ange passe", titre que j'ai repris pour mon billet du 17 mai. Or, je me suis avisé un peu plus tard que le poème qui suit Bois dormant (lequel donne donc aussi son nom au recueil tout entier), La mémoire aime chasser dans le noir, commence ainsi : "Un ange passe, et pendant que les conversations se taisent autour de la table, il revient accompagné de son jumeau, les ailes collées par la poussière et la sueur."


** Significativement, ce lecteur a adopté la même posture de lecture que moi :
"Habituellement je lis assez vite un roman qui me happe. Ici, au contraire, j'ai dû m'astreindre à prendre tout mon temps pour tenter de saisir le maximum de ses fulgurances. Et j'ai adoré ça ! "

*** Le nom Varèse mériterait également une exégèse : qu'il désigne un des plus grands compositeurs du XXème siècle (Edgard Varèse) n'est pas anodin, dans le cadre d'un roman accordant autant d'importance au son.

**** Autre mystification : je lis partout sur le net (voir IMDb, par exemple) qu'elle serait née en 1967, ce qui voudrait dire qu'à l'époque de Flammes (1978) elle aurait eu 11 ans, pas mal pour jouer une préceptrice...

1 commentaire:

blogruz a dit…

Tout est contenu dans le mot "trace"
Perec ne renierait pas, avec son Grand Palindrome qui part de
Trace l'inégal palindrome...
pour finir sur
...ne mord ni la plage ni l'écart.
Chez Damasio ça part du mot caret, qui est aussi en anglais le signe ^. J'ai fait un parallèle entre Perec et Queen, où on trouve l'écart d'un "^" sur une carte.
Dans ce chant du signe de Queen, on trouve une Claire, un Samson Dark, un Walter Carlo...