lundi 27 mai 2019

Un ange passe

En 1970, au festival de Pesaro, Marguerite Duras découvre, "abasourdie", écrit Philippe Azoury dans Un ange passe*, le film qu'Adolfo Arrietta a tourné en 1969 avec Florence Delay et Jean Marais, Le Jouet criminel. Ils deviennent rapidement amis. "On allait à la plage, raconte Arrietta, on se baignait ensemble. Elle nageait très bien. Il y avait de grandes vagues. On était dans l'eau, sa tête apparaissait, disparaissait, on se regardait à travers les vagues. De façon romantique, je pourrais dire que tout notre rapport, par la suite, a été comme ça, rythmé de la même manière : des vagues nous séparaient ou nous rapprochaient."
Par la suite, c'est dans l'appartement même de Marguerite Duras qu'Arrietta commence à tourner Le château de Pointilly, moyen métrage inspiré de Sade, avec l'ex-mari de Duras, Dionys Mascolo, dans le rôle du père, et Virginie Mascolo dans celui de la fille.

Le château de Pointilly (avec cette figure de l'ange omniprésente dans le cinéma d'Arrietta)
Il est utile de savoir tout cela pour avoir la clé d'un autre nom de personnage dans Belle dormant, ce conte réalisé plus de quarante-cinq ans après Pesaro et la rencontre avec Duras. Je veux parler de la bonne fée Gwendoline interprétée par Agathe Bonitzer et qui prend figure dans le monde moderne en tant que Maggie Jerkins, soi disant archéologue à l'Unesco.  Oui, me demandai-je, pourquoi Maggie Jerkins ?
Une première recherche sur Jerkins ne me mena guère qu'à un certain Rodney Jerkins, producteur de musique RnB, qui me sembla sans rapport avec notre histoire. Je subodorai alors qu'Arrietta (si l'on  postule que ce choix ne fut pas fait au hasard) avait brouillé légèrement les pistes. Il y suffit parfois d'une lettre. Et si sous ce nom "Jerkins" il fallait lire en réalité "Perkins" ? Alors, bien sûr, on pense immédiatement au Norman Bates de Psychose, à Anthony Perkins. Il reste que je ne voyais toujours pas de lien avec Arrietta.
C'est en consultant sa notice sur Wikipedia que je découvre qu'il a joué dans Barrage contre le pacifique (This Angry Age), film de René Clément (1958) d'après le roman homonyme de Marguerite Duras publié en 1950. Il y incarne Joseph, le fils d'une veuve, madame Dufresne, propriétaire d’une concession en Indochine qui essaie de protéger ses rizières contre les marées et les typhons du Pacifique. Je ne peux croire que cela soit fortuit, d'autant plus que le prénom de l'archéologue s'en trouve éclairé : Maggie n'est-il pas le diminutif anglo-saxon de Marguerite ?

Ce n'est pas tout : au terme de la notice wikipédienne, un lien externe nous renvoie vers une archive de l'Ina, avec un extrait du film projeté le  12 avril 1962 dans l'émission Discorama. On y voit Perkins dansant avec sa soeur Suzanne (Silvana Mangano).




Or, ces danses trouvent un parfait écho dans Belle dormant, où l'on voit justement Maggie Jerkins danser avec le prince Egon lors d'une réception au château royal. Moment inscrit dans la bande annonce du film :



Et si vous l'avez regardé jusqu'au bout, vous aurez vu aussi danser la princesse réveillée. Inutile de préciser que cela n'est aucunement présent dans le conte original, que ce soit Grimm, Perrault ou une version antérieure. Eugenio Renzi, dans une critique parue dans Café des images, et intitulée significativement Arrietta, maître de danse, peut ainsi écrire :
"Le charme de la parole est certes puissant, mais il est aussi facile, immédiat et fondamentalement éphémère: la parole arrête, immobilise, définit. Contre elle, Arrietta et sa fée dressent un héros dont la bravoure consiste, très simplement, à mettre en mouvement ce qui est endormi. D’où la très belle scène où il danse avec Gwendoline un twist qu’il faut prendre au plus près du mot: il annonce moins un amour entre la fée et le prince que le retournement final, quand Egon, sous les yeux quelque peu attristés de la bonne fée, « swinguera » avec sa nouvelle épouse, comme il convient lors d’une première nuit de noces. Par-delà la métaphore sexuelle – to swing c’est à la lettre bouger en avant et en arrière –, il s’agit là, pour Arrietta, d’une manière de remettre en scène l’essence du cinéma."
Twist, swing, cela ne renvoie pas à des danses spécialement contemporaines, de ces années 2000 où s'ancre le film, mais bien plutôt à ces danses que Perkins et Mangano exécutent joyeusement dans les bars de la colonie indochinoise**.

Autre rime entre les deux extrémités temporelles de l'oeuvre d'Arrietta, l'aile d'ange que découvre Maggie Perkins, et qui évoque furieusement les dessins de la petite fille de Pointilly, et les ailes découpées dans le papier lors d'un plan ultérieur.

Belle dormant


Pointilly

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* Introduction au livre d'entretien de Philippe Azoury avec Adolpho Arrietta, Un morceau de ton rêve... Underground Paris-Madrid 1966-1995, Capricci, 2012. J'ai commandé ce livre en occasion dans une librairie de l'Ain, dont j'ai beaucoup aimé la mosaïque de timbres sur l'enveloppe :



** Jerkins commence par jerk, autre danse née dans les années 60, dont le nom anglais signifie« mouvement brusque », « secousse ».

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