dimanche 19 mai 2019

La Belle dans la jungle dormante

"J'avais rencontré Adolfo Arrietta, qui était devenu un ami, et je lui avais proposé de jouer le prof de théâtre, mais il était tellement perché qu'il n'est même pas venu le jour du tournage."

Virginie Thevenet, La nuit porte conseil, entretien in Cahiers du Cinéma, mai 2019, p. 70.

C'est Nunki Bartt, encore lui, qui m'a fait découvrir ce fou d'Adolfo Arrietta, en me prêtant le dvd de Belle dormant (sorti en janvier 2017) qu'il avait lui-même emprunté à la médiathèque de Déols. Comme le titre l'indique, il s'agit d'une adaptation du célèbre conte dont existent plusieurs versions, dont les plus connues sont celles de Perrault et de Grimm. Comme je subodore que peu d'entre vous ont vu ce film, reprenons le pitch d'Allociné : "Dans le royaume de Letonia, le jeune prince Egon (Niels Schneider) passe ses nuits à jouer de la batterie. Le jour, il n'a qu'une idée en tête : pénétrer le royaume de Kentz pour retrouver la belle dormant et briser le charme. Mais son père (Serge Bozon), le roi, qui ne croit pas aux contes de fées, y est totalement opposé. C'est Maggie Jerkins (Agathe Bonitzer), archéologue de l'Unesco, qui va lui donner la clef."On aura compris que la temporalité adoptée n'est pas celle du conte traditionnel : en effet, la belle est devenue dormante en 1900, et c'est donc cent ans plus tard, à notre époque, qu'elle va être réveillée par le baiser du prince.


Cette confrontation des époques donne lieu à une scène assez comique où l'on voit le prince, blouson noir et sac à dos, photographier avec son smartphone, comme n'importe quel touriste d'aujourd'hui, les tableaux figés des habitants du palais dormant.


Les décalages sont intéressants à observer : ainsi est-il dit que ce royaume de Kentz est perdu dans la jungle. Arrietta s'en explique en disant qu'il avait "toujours imaginé le château de la Belle dormant au milieu d’une jungle, et non au milieu d’un bois. Le titre du conte pourrait être La Belle dans la jungle dormante". Ailleurs, il dit s'être inspiré d'une version anglo-saxonne du conte, écrite par C.S. Evans en 1920 et dont les illustrations d'Arthur Rackham lui auraient soufflé l'idée de jungle. On peut les voir sur Gallica, et le moins que l'on puisse dire c'est qu'avec ses silhouettes noires Rackam n'évoque guère les luxuriances de la jungle tropicale, mais bien plutôt le traditionnel réseau inextricable de ronces entremêlées.



Toujours est-il que ce n'est pas du tout une jungle qui est filmée mais bel et bien un bois, une belle futaie de milieu tempéré (même si l'ambiance sonore est bien celle d'une forêt équatoriale - le contraste produit l'étrangeté). Cependant, les personnages ont adopté la convention et ne parlent que de jungle. La parole est ici souveraine.
Dans le conte, peu de noms propres. Le prince n'a pas plus de nom que le royaume. Ce n'est pas le cas dans le film où Egon est le prince de Letonia. Si cela évoque à l'évidence la Lettonie, Egon ne peut que renvoyer à Egon Schiele, ce peintre autrichien dont l'une des oeuvres les plus célèbres, Le Cardinal et la Nonne, montre précisément un baiser, "paraphrase expressionniste, provocatrice, du Baiser de son aîné, Gustav Klimt" (Wikipedia). 

Le Cardinal et la nonne, huile sur toile d'Egon Schiele (1912). Musée Leopold, Vienne.
Le Baiser, Gustav Klimt, 1908-1909, Palais du Belvédère, Vienne.
Le Baiser dans Belle dormant (photogramme transposé verticalement)
Egon Schiele, mort de la grippe espagnole à 28 ans, en 1918, restera à jamais le jeune peintre aux oeuvres érotiques scandaleuses, classées par les nazis dans l'art dégénéré. Le prénom d'Egon était donc tout à fait cohérent pour désigner un jeune prince en lutte contre son père. 
Quant au royaume de Kentz perdu dans la jungle, comment ne pas penser au Coeur des ténèbres de Joseph Conrad, écrit en 1898, deux ans donc avant cette date de 1900 choisie par Arrietta ? Et donc au film Apocalypse now de Coppola, qui en est l'adaptation cinématographique placée au temps de la guerre du Vietnam. La remontée du fleuve jusqu’au plus profond de la jungle pour éliminer le colonel Kurtz (Marlon Brando) est en quelque sorte rejoué par la percée du prince charmant à travers la forêt maléfique du royaume de Kentz hantée par la méchante fée incarnée par Ingrid Caven, recluse en sa cabane.


D'ailleurs pourquoi avoir choisi Ingrid Caven pour ce rôle ? Actrice et chanteuse allemande, elle fut la femme de Rainer Werner Fassbinder pour qui elle joua dans de nombreux films. Elle monta, semble-t-il, pour la première fois sur scène en 1943, à l'âge de quatre ans, pour interpréter des chants de Noël devant les soldats du Reich. Or, si je me souviens bien (je n'ai plus le film sous la main), c'est de ses chants que la bonne fée Gwendoline prévient Egon de se méfier pendant la traversée de la jungle.

Pierre Eugène, sur le site Critikat, écrit que "Le récit de Belle dormant est sage comme une image : tout le monde le connaît et sa transposition contemporaine (bien qu’imaginaire) et les quelques aménagements qu’Arrietta lui fait subir (malgré l’élision du titre, il y a quand même un bois) ne malmène pas le cours linéaire de l’intrigue." Sage comme une image, vraiment ? On peut donc en douter si on fait la somme de ces allusions à Egon Schiele, Conrad et Coppola. Certes, Arrietta ne souffle mot de ces références, n'entre pas dans les raisons profondes qui l'ont conduit à réaliser ce film, se contentant de dire que la magie du conte lui était réapparue à la relecture. On ne fait pas un film à partir de cette simple observation. Bien sûr on peut se demander si ces connexions, qui me semblent maintenant assez évidentes, sont conscientes chez lui. Je n'en jurerais pas, l'artiste semblant plus s'appuyer sur son intuition que sur un système de pensée très élaboré. Pour en terminer provisoirement (je m'aperçois que je n'ai pas écrit la moitié de ce que j'avais prévu de dire sur Arrietta), je voudrais citer un passage d'Au coeur des ténèbres, qui me semble pleinement résonner avec cette obsession de la batterie dans le film. Une obsession qui traverse toute la filmographie d'Arrietta : "C’est un son qui ne m’a pas abandonné depuis Le Jouet criminel. Je crois que le tam-tam apparait dans le film Les Mines du roi Salomon qui m’avait complétement enchanté. Également dans L’Âge d’or de Buñuel, et dans Le Testament d’Orphée de Cocteau. Par ailleurs, la percussion est la plus ancestrale des musiques. C’est un rythme magique qui existe dans toutes les cultures. Je crois qu’on entend des tam-tams dans presque tous mes films, même dans Flammes. Egon joue de la batterie lorsqu’il ne pense pas à la Belle Dormant. La percussion, c’est sa fuite de la réalité, sa désobéissance. Cette idée était dans le scenario, et quand j’ai rencontré Niels, j’ignorais qu’il savait jouer de la batterie." Et Arrietta oublie de citer son film nommé explicitement Tam-tam (1976). Bref, voici le passage en question de Conrad :
"Les longues avenues d'eau s'ouvraient devant nous et se refermaient sur notre passage, comme si la forêt eût enjambé tranquillement le fleuve pour nous barrer la voie du retour. Nous pénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres. Il y régnait un grand calme. Quelquefois, la nuit, un roulement de tam-tam, derrière le rideau des arbres, parvenait jusqu'au fleuve et y persistait faiblement, comme s'il eût rôdé dans l'air, au-dessus de nos têtes, jusqu'à la pointe du jour. Impossible de dire s'il signifiait la guerre, la paix ou la prière. [...] Nous étions coupés de toute compréhension de ce qui nous entourait : nous glissions pareils à des fantômes, étonnés et secrètement épouvantés, comme le serait un homme sain au spectacle d'une émeute enthousiaste dans un asile d'aliénés."

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Ajout du 20/05 : Une quasi-synchronicité : je découvre aujourd'hui le Blow Up de Luc Lagier, "Apocalypse Now en huit minutes". Rien de mieux et de  plus jubilatoire pour se remettre en mémoire ce film incroyable, présenté à Cannes il y a tout juste 40 ans. Francis Ford Coppola y  remporta la palme d’or (ex-aequo avec Le Tambour).


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