jeudi 3 octobre 2019

Article au vitriol

Le 1er octobre, je boucle à 20 h 51 l'article sur Premier Contact, le film de Denis Villeneuve que je venais de voir pour la seconde fois. Ce même soir, en consultant mon fil Twitter (je consulte mais je ne tweete jamais ou presque), je découvre (il est 22 h 38) l'information suivante :


En 1770, déjà à Rouen, avait donc eu lieu la première grande pollution industrielle  chimique en France.
1770... Cette date dont je venais juste d'établir la double présence, dans le film de Céline Sciamma et celui de Denis Villeneuve : "L'autre précision, c'est que l'arrivée sur les côtes australiennes se situe en 1770, date donnée explicitement par Louise. Et 1770, souvenez-vous, c'est exactement la date où Céline Sciamma a situé l'histoire de son film Portrait de la jeune fille en feu."
Le lendemain, j'achète Le Monde pour lire l'intégralité de l'article. Thomas Le Roux commence sa tribune ainsi :
"C’est à 500 mètres de l’actuelle usine Lubrizol de Rouen qu’eut lieu la première grande pollution industrielle chimique en France, au cours des années 1770, dans le quartier Saint-Sever, sur la rive gauche : les fumées corrosives d’une fabrique d’acide sulfurique détruisirent la végétation alentour et on les soupçonna de menacer la santé publique. Malédiction sur le site ou simple coïncidence ? Ni l’un ni l’autre : mais c’est au miroir du passé que l’on peut mieux comprendre comment le risque industriel et les pollutions sont encadrés aujourd’hui."
C'est donc à une double coïncidence que nous assistons, doublée elle-même d'une synchronicité de publication : mon billet et l'article du Monde sont pareillement publiés le mardi 1er octobre.
Enfin, pour parachever l'étrangeté, l'incendie de Lubrizol entre évidemment en écho avec le titre du film de Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu.

Je ne veux pas m'arrêter à ce simple constat de ces étranges coïncidences. Il en est d'elles comme des contraintes que s'imposait Georges Perec, dont lui-même déplorait qu'elles conduisent certains lecteurs à faire l'économie d'une lecture véritable. C'est toujours l'histoire du sage qui montre la lune et du sot qui ne regarde que le doigt. La coïncidence, comme la contrainte, exige de nous une attention redoublée.* J'ai donc voulu en savoir plus long sur cet incendie de 1770.

La ville au risque de ses usines, Exposition archives départementales 76.

Au XVIIIe siècle, les 100 000 habitants de la ville s’entassent dans 170 hectares. Selon un médecin de l’époque, Le Pecq de la Clôture, on y étouffe ; les rues, malpropres, sont étroites ; les maisons semblent s’amonceler si bien que ni l’air ni la lumière ne pénètre. Les épidémies prospèrent et entre trois et quatre enfants sur 10 n’atteignent pas l’âge d’un an. Sur le quartier Saint-Sever, le bon médecin est sans équivoque : « On y voit […] une manufacture d’huile de vitriol [de l’acide sulfurique] dont le voisinage a beaucoup effrayé les citoyens dans les commencements de cet établissement […]. Il faut convenir que, lorsque les exhalaisons sulfureuses s’évaporent et sont portées par le vent sur quelque maison voisine, tous ceux qui l’habitent sont saisis de suffocations, avec mal de gorge, d’une sorte d’oppression asthmatique »

C'est le manufacturier anglais John Holker qui après avoir fondé une manufacture de coton à Saint-Sever y avait fait construire en 1768 la première fabrique française d'acide sulfurique, plus couramment appelé vitriol à l'époque, et utilisé notamment pour le blanchiment des tissus et le traitement des colorants. La notice de Wikipedia sur John Holker ne mentionne même pas l'incendie de 1770 (pas plus que celle sur le Quartier Saint-Sever). Thomas Le Roux, en revanche, nous instruit du procès qui eut lieu en 1772-1774, où la fabrique d'acide fut mise en cause. Que croyez-vous qu'il arriva ? Le Conseil du roi arrêta son verdict en 1774 : "à l'encontre de la jurisprudence établie depuis des siècles et qui visait à protéger la santé publique en supprimant toute nuisance de voisinage, il est décidé, après moult débats entre les ministres, que l'usine peut continuer à fabriquer son acide, défense faite au voisinage de gêner son fonctionnement." Le profit et l'économie doivent primer, le capitalisme impose déjà à cette époque ses priorités :"L'acide sulfurique est alors un nouveau produit, puissant, innovant et indispensable au décollage des industries textile et métallurgique, moteurs de l'industrialisation."

Ce que montre Thomas Le Roux, c'est qu'en réalité les choses n'ont guère changé : "En 1810, au plus fort de l'Empire, une loi sur les industries polluantes (la première du monde) se surimpose au droit commun et y déroge. [...] Les réformes ultérieures de la loi (en 1917 et en 1976 en France), y compris celles de Seveso, n'y changent rien : c'est aux populations de s'acclimater à l'industrie et son cortège de risques et de pollution, au nom de l'utilité publique, l'industrialisation étant assimilée au bien général. Plutôt que d'interdire un produit, on commence par définir une acceptabilité par la dose et les seuils. D'où la banalité de la proximité des usines dangereuses avec les zones habitées depuis deux cents ans."

Voilà qui me donne bien envie de lire le livre qu'il a co-écrit en 2017 avec François Jarrige :


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* cf. Marcel Bénabou, introduction à What a man ! de Georges Perec, Le Castor Astral, 2019.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Un autre historien Jb fressoz raconte aussi cette histoire dans l'apocalypse joyeuse (assez genial d'ailleurs) Pas d'incendie en effet mais un procès fondateur et lien intéressant avec lavoisier

Patrick Bléron a dit…

Merci beaucoup, cher anonyme, pour cette précision.
http://www.seuil.com/ouvrage/l-apocalypse-joyeuse-jean-baptiste-fressoz/9782021056983

Donna H a dit…

Great blog you hhave here