vendredi 24 juillet 2020

Nobody et le bouffon

Procès-verbal. Le 18 avril 2018, achat du récit de Philippe Lançon, Le Lambeau. Le soir-même, à la scène nationale Equinoxe, j'assiste, en compagnie de Gabriel, à la seconde représentation de la pièce Festen, d'après le film de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov, adapté par Bo Hr. Hansen et mis en scène par Cyril Teste, à la tête du collectif MxM.
Il faut commencer par là : ce collectif MxM, dont j'avais vu en février 2017, à Equinoxe encore, le spectacle emblématique, Nobody, performance filmique d'après Falk Richter. "Impulsé en 2000 par le metteur en scène Cyril Teste, le créateur lumière Julien Boizard et le compositeur Nihil Bordures, le Collectif se constitue en noyau modulable d’artistes et techniciens, réunis par un même désir de rechercher, créer et transmettre ensemble ; de questionner l’individu simultanément en tant que spectateur du réel, de la représentation et de la fiction." Le spectacle m'avait impressionné par sa force et sa précision, mais mon intérêt avait été décuplé par le fait qu'il entrait en collision avec ma thématique du moment. J'étais pleinement lancé dans le projet Heptalmanach, dont l'objet était de produire un article par jour, et l'une des figures marquantes en ce début d'année était la présence récurrente du palindrome, qui s'était invité dès le premier article sur Otto et l'attracteur étrange, autour de l'oeuvre de Marc-Antoine Mathieu.

Otto était un palindrome, et Marc-Antoine Mathieu lui-même pouvait être abrégé en MAM, séquence également palindromique. Le second article, consacré à Premier contact, le film de Denis Villeneuve, confirmait cette orientation : Louise Banks, l'héroïne, a une fille à qui elle donne le prénom d'Hannah. "Quand j'ai entendu ça pendant la projection, écrivais-je alors, j'ai tout de suite pensé qu'il s'agissait là encore d'un palindrome (rappelez-vous d'Otto, de Marc-Antoine Mathieu), or cela a été confirmé par le commentaire qui suivait, qui usait du même mot : « Ton prénom [un palindrome] est l'histoire de ta vie », dit Louise à Hannah."
Or, il est clair que MxM, le nom du collectif est aussi un palindrome (qui n'est donc pas sans rappeler le MAM du dessinateur d'Otto).
Autre topos marquant : le nombre 7, au coeur du projet (nous sommes en 2017, d'où le nom d'Heptalmanach). Les aliens du film de Villeneuve sont d'énormes poulpes à sept tentacules que l'on nomme évidemment les Heptapodes. Quant à Otto Spiegel, chez MAM, c'est un artiste reconnu qui réalise des performances autour de la thématique du double, du miroir, reflétée donc dans son nom même.  Or, à l'issue d'une ultime performance au musée Guggenheim de Bilbao, il est la proie d'un vertige intérieur et comprend qu'il est dans une impasse. Il ne rêve plus que d'effacement. Peu de temps après, il apprend la mort de ses parents, qu'il ne voyait plus depuis longtemps. Son héritage réduit à une maison et une malle, mais dans cette malle, qu'il retrouve au grenier très classiquement, il découvre des cahiers, des notes, des documents photo, audio et vidéo, qui concernent les sept premières années de sa vie - ses parents ayant été associés à un programme scientifique visant à enregistrer son existence de la façon la plus exhaustive.
Je fus donc très intéressé de lire sur le site du collectif que " Point de convergence des recherches menées par MxM, la performance filmique est une œuvre théâtrale qui s’appuie sur un dispositif cinématographique en temps réel et sous le regard du public. Elle s’identifie par une charte qui définit en sept points son territoire de création."(C'est moi qui souligne).


J'avais également été interloqué par le salut final où les comédiens (14) et techniciens (2) s'étaient alignés sur le bord de scène selon une structure très nettement palindromique, avec mise en valeur du septenaire.

note du Cahier bleu (février 2017)
Je n'avais pas rendu compte de cela à l'époque, comme souvent emporté sur d'autres pistes. Mais, en 2019, deux ans plus tard, j'étais d'autant plus attentif à cette nouvelle performance où théâtre et cinéma entraient une nouvelle fois en synergie.
A revoir les photos sur le site d'Equinoxe, je m'aperçois que la structure symétrique du palindrome est bien présente dans la scénographie de Festen.



Mais ce qui me toucha, au-delà de la puissance propre de la pièce, qu'il ne faudrait pas oublier, c'est la coïncidence que je relevai avec le livre de Philippe Lançon. Voici le passage en question, à la page 12, c'est-à-dire la seconde page du récit :
"Pendant la représentation, j'ai sorti mon carnet. Le dernier mot que j'ai noté ce soir-là, dans le noir et de travers, est de Shakespeare : "Rien de ce qui est, n'est." Le suivant est en espagnol, en lettres beaucoup plus grosses et tout aussi incertaines. Il a été écrit trois jours plus tard dans un autre type d'obscurité, à l'hôpital. Il est adressé à Gabriela*, mon amie chilienne, la femme dont j'étais amoureux : "Hablé con el médico. Un año para recuperar. ¡Paciencia ! ." Un an pour récupérer ? Rien de ce qu'on vous dit n'est, quand vous entrez dans le monde où ce qui est ne peut plus être vraiment dit."
"Rien de ce qui est, n'est." Cette phrase, Lançon le précisera plus loin, est prononcée par le bouffon de La Nuit des rois. Son nom est Feste.
Comment ne pas faire le lien avec le nom de la pièce que je venais juste de voir : Festen **?

Note du cahier bleu (18 avril 2019)

La note d'intention du spectacle me confortait dans cette vue, car Shakespeare, déjà, y était à l'honneur : Festen résonnait, affirmait-elle, avec la tragédie d'Hamlet. Il y était question aussi de jumeaux, une fille et un garçon, comme Viola et Sébastien dans La Nuit des rois. Et puis surtout il y avait cette phrase, en écho parfait avec la parole du bouffon Feste : "S’engage alors un véritable duel entre « ce qui est et ce qui n’est pas ».***

Festen - Note d'intention
La mise en scène cet été de La Nuit des rois, peu après la lecture des Chroniques de l'homme d'avant, de Philippe Lançon, a en somme réactivé ces résonances : depuis février 2017 et après avril 2019, c'est juillet 2020 qui permet in fine leur mise en relief et perpétue leur souvenir à travers ce site. J'ai déjà précisé que ces faits de 2019 font partie d'une constellation symbolique plus vaste. Je ne sais pas encore dans quelle mesure je vais pouvoir en restituer les contours et la dynamique, mais ceci confirme une observation récurrente : l'Attracteur étrange aime à opérer des retours, à provoquer des rimes entre différentes époques. Le passé n'est pas perdu qui vient se réfracter dans une configuration  nouvelle qui en porte la trace encore vivante.

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* La mention de l'amie chilienne, Gabriela, me conforte aussi dans la croyance que lorsque l'Attracteur étrange est à l'oeuvre chaque détail compte. J'hésitais à mentionner la présence à mon côté de mon fils Gabriel pendant la représentation. Après tout cela ne paraissait pas avoir la moindre importance. C'est seulement en recopiant cette citation de Lançon que j'ai percuté sur le prénom Gabriela. Toute présence a son importance.

** Et, dans une moindre mesure, avec le nom du metteur en scène, Cyril Teste.

*** Ce jeu entre ce qui est et ce qui n'est pas est exploré aussi par le grand metteur en scène Thomas Ostermaier, qui a donné aussi sa version de la pièce : "À l’aube d’une crise de la représentation que les pièces de Shakespeare pressentent et qui éclora pleinement dans le théâtre du xxe siècle, La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez est entre autres l’histoire de la corrosion du pouvoir par l’amour. L’un et l’autre sont intimement liés dans le personnage d’Orsino, duc malade d’amour, auquel les rênes du royaume ont échappé en raison de son désir insatiable pour Olivia – à moins qu’il ne s’agisse plutôt de l’amour qu’il porte à son propre état d’amoureux. Sa maladie, comme la voix « très mélodieuse et virale » du fou, contamine les personnages que le destin réunit en Illyrie, pays mystérieux et sombre au-delà de la Méditerranée où les jumeaux Viola et Sébastien ont échoué, et où rien n’est ce qu’il paraît être."[C'est moi qui souligne]

Cette version n'a pas été du goût de Philippe Lançon lui-même, dont je viens de découvrir avec quelque surprise la critique dans Libération, au 4 octobre 2018 : "A la Comédie-Française, Thomas Ostermeier signe une mise en scène poussive et grotesque de la pièce de Shakespeare." Quand l'on sait la place de cette pièce dans sa dramaturgie personnelle, on conçoit bien qu'il ne pouvait qu'être exigeant avec cette nouvelle version, qu'il juge ennuyeuse : "cette pièce si complexe devient incompréhensible et l’on en vient à préférer la vanité puritaine et piégée du pauvre Malvolio."

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Ajout du 25 juillet : Sur l'être et le non-être, le vertige d'aujourd'hui avec Parménide et Platon.

Ajout du 27 juillet : Le palindrome (Rêver de Franck Thilliez, la couverture de Il était deux fois du même, dans le vertige du jour, avec Rémi Schulz).

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