mercredi 22 juillet 2020

La Nuit des rois

Comment enchaîner ? Le séjour d'une semaine en Bretagne, dans le Finistère-Sud, non loin du Douarnenez cher à Georges Perros, avait charrié son lot de sensations, ses alluvions littéraires et géographiques, ouvert des sentes nouvelles qui venaient s'ajouter aux nombreuses pistes ébauchées ici et là au fil des semaines passées - et puis la disparition de Cécile Reims, coïncidant avec le retour du pays bigouden, a imposé sa priorité. La maison du 17, rue Notre-Dame, vrai cluster (pour employer le mot à l'honneur ces temps-ci) de viralité poétique, va retourner au silence du relais de poste qu'il fut jadis. Deviendra-t-elle, comme Cécile et Fred en avaient le désir, un lieu d'inspiration pour d'autres créateurs, un espace de résidence, un foyer d'art et de liberté, il est trop tôt pour le dire. Il y faudra des volontés locales et nationales, fortes et opiniâtres. Existent-elles vraiment ? On verra bien.

Oui, comment enchainer ? avec quelle matière ? quelle piste élire quand dix sentiers se profilent en même temps dans le sous-bois de l'esprit inquiet ? Je ne savais pas, je laissais filer les heures - après tout, qui m'attend vraiment ? quelle urgence intime m'oblige à écrire ? ne sacrifié-je pas à un leurre, un luxe, une lubie ? Et puis je conduis Violette, ma fille, à Cluis, à la forteresse ruinée de Cluis-Dessous, où elle tient un petit rôle dans La Nuit des Rois, que le Manteau d'Arlequin présente cette année, in extremis, avec une jauge réduite. La Nuit des rois, ou ce que vous voudrez, de Shakespeare, créée le 2 février 1602 au Middle Temple de Londres, comme conclusion des fêtes de Twelfth Night (après un mois de réjouissances qui commençaient la douzième nuit après Noël, autrement dit celle de l'Epiphanie (d'où le nom de la pièce en français) et se terminaient au 2 février, marquant la présentation de Jésus au Temple) - pièce qui tient une place significative dans un récit puissant que j'ai déjà brièvement évoqué ici, Le Lambeau de Philippe Lançon.


En effet, La Nuit des rois n'est autre que le titre du chapitre 1 de ce livre de plus de 500 pages, dont voici  l'incipit :
"La veille de l'attentat je suis allé au théâtre avec Nina. Nous allions voir aux Quartiers d'Ivry, en banlieue parisienne, La Nuit des rois, une pièce de Shakespeare que je ne connaissais pas ou dont je ne me souvenais pas."
Le 3 mai 2018, j'avais donc écrit dans un article consacré pour l'essentiel à La Chambre verte de François Truffaut, les lignes suivantes sur Le Lambeau :
"Le fait est que dès les premières pages des résonances se firent percevoir avec des événements de vie personnelle ainsi qu'avec les autres oeuvres que je parcourais patiemment et méthodiquement, à savoir, pour l'essentiel, Moby Dick, la série Lost  et une étude sur l'art pariétal préhistorique de l'anthropologue Alain Testart. Tout ceci composant une sorte de constellation symbolique intensément intriquée, dont il me faudra bien des jours pour rendre compte."
Et de fait, je n'en avais rien dit à l'époque. Et je n'en avais encore rien dit le 10 juin dernier quand j'ai retrouvé Philippe Lançon à travers ses Chroniques de l'homme d'avant, où j'avais croisé Goya, objet alors de ma curiosité.
J'ai donc pensé qu'il était temps de s'exécuter et de retourner sur mes brisées de 2018, quitte à continuer à mettre en stand-by quelques thèmes que je m'étais mis en réserve jusqu'ici.
Mais, ô lecteur internautique, je fais appel à ta patience dont on ne peut pas dire qu'elle soit proverbiale, car je ne suis pas encore parvenu au terme de cette procrastination puisqu'avant de procéder à ce retour, je voudrais évoquer les deux autres occurrences de Goya que j'avais repérées dans les chroniques lançoniennes. Sorry.

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Dans Trois peintres en été, publiée le 2 août 2006, Lançon raconte une visite au musée Reina Sofia de Madrid le 18 juillet 2006, une date pas anodine puisqu'elle fut celle du soixantième anniversaire du coup d'Etat franquiste. Une exposition est là concentrée autour de Guernica, de Picasso. "C'est la peinture, écrit Lançon, qui révèle la nature du monde : non pas son actualité, qui s'efforce de faire peau neuve, mais son destin, tragiquement immobile. Dans l'exposition, trois tableaux mis en vis-à-vis résument ce destin : Les Fusillades du 3 mai, de Goya, qui vient du Prado ; L'Exécution de Maximilien, de Manet, qui vient de la Kunsthalle de Mannheim ; et Guernica." (p. 158)

El tres de mayo de 1808, 1814, musée du Prado
L'Exécution de Maximilien, Edouard Manet, 1868/1869, Kunsthalle, Mannheim.
Guernica, Pablo Picasso, 1937, Musée Sofia Reina Madrid
Dans Visions de Goya, Stéphane Lambert narre sa rencontre avec l'oeuvre de Goya :
"Temps troubles. Pour s'être soulevé contre l'usurpation du trône d'Espagne par le frère de Napoléon, les insurgés madrilènes sont fusillés sur la place publique par les troupes françaises. En 1813, après quatre années de guerre d'indépendance intestine, le pays libéré attend de Goya, qui avait conservé ses fonctions de peintre officiel à la cour pendant l'occupation, une preuve de son patriotisme. Dans le grand format de 1814, il répond à sa manière. En saluant l'héroïsme des résistants, il affirme la fidélité à son art. Un art farouchement visionnaire. Sous un ciel noir intransigeant, s'opère un resserrement  quasi cinématographique de la scène d'exécution. La facture des peintures noires est en place. Les bras levés, les yeux tristes, devant les fusils rapprochés, célèbrent l'avènement d'une autre peinture. L'éclat dans le désastre. Peindre dans le champ de tir." (p. 62)
L'éclat dans le désastre... Lambert reprendra l'expression et en fera le sous-titre de son essai.

Dans sa chronique, Lançon suit un vieux républicain qui a fui l'Espagne en 1939, et qui ressemble à Jorge Semprun (ce qui ne l'enchante pas). Le vieil homme se place au point de la salle où il peut contempler les trois tableaux en même temps : "Peu de visiteurs, observe Lançon, semblent avoir compris que le sens de l'exposition se trouve là, dans ce mètre carré panoptique." Il écrit aussi que dans son dos, il sent la présence du quatrième tableau, Massacre en Corée, de Picasso encore, qui date de 1951 et rappelle celui de Goya : "Semprun (bis) préfère celui de Goya. Le temps, ou sa qualité propre, lui a enlevé ses oripeaux d'actualité. Il ne démontre plus rien ; il montre ; il fixe le destin. C'est là qu'il faudrait mourir, se dit le vieil homme. Maintenant. Sous ces tableaux."

Pablo Picasso, Massacre en Corée, 18 janvier 1951, Huile sur bois
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Pour la troisième apparition de Goya dans les chroniques de l'homme d'avant, j'avoue avoir hésité. C'est que Goya n'y est cité qu'en passant, sans référence à un tableau particulier. Mais qui parmi nous cite Goya, même en passant ? Le peintre est donc encore bien présent dans l'esprit de l'écrivain lorsqu'il porte son attention le 7 mars 2007  sur des "petits maîtres anciens": l'Anglais John Singer Sargent (1856 - 1925) et l'Espagnol Joaquin Sorolla (1863 - 1923), deux peintres mineurs à qui Lançon prêtent des vertus traversières : "Leur traditionalisme fait oublier un moment les conquérants déclarés et les amateurs professionnels de nouveauté. Leur immobilisme ne rend nostalgique de rien. Le bon goût est libre de danser avec le mauvais, et ils s'entendent pas si mal." Lançon finit par Sorolla dont le musée, écrit-il, fut longtemps une oasis dans la Madrid franquiste. 
"Le portrait qu'il fit de ses trois enfants est saisissant : un fils debout en noir, l'héritier, et deux fillettes assises en robe rouge sang. Le visage de la seconde, presque allongée sur le divan, est mangé par la grimace de l'ombre, comme celui d'une créature de Goya. Bizarre violence, presque timide, glissant sous le vernis du bonheur, de la politesse, de la tenue." (p. 167)
Il doit s'agir de ce tableau-ci :

Joaquin Sorolla, Mes enfants (1904) Huile sur toile.
 Je lis sur le site où j'ai trouvé cette reproduction qu'il aurait été inspiré par par Les Ménines de Velázquez et par le portrait des Filles d’Edward D. Boit de John Singer Sargent, l'autre peintre mineur de la chronique de Lançon.



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