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jeudi 25 octobre 2018

J'habite près de mon silence

J'ai terminé hier Juste après la pluie, le livre de poèmes de Thomas Vinau acheté le jour de son passage à Châteauroux. Le poème qui donne son titre au volume tout entier est précisément le dernier de la liste. Suit immédiatement un quatrain de Georges Perros (Thomas Vinau aime, comme il dit, semer des noms qui comptent pour lui, et cela tombe bien, car George Perros compte aussi beaucoup pour moi ):

Mieux vaut traverser la manche 
Sur le dos d'un requin bleu 
Que de perdre une heure ou deux
À bien retrousser sa manche.

Ceci extrait du recueil J'habite près de mon silence. Alors évidemment, j'y vois dans ce silence revenu un écho au thème qui s'affirme depuis le début d'octobre. D'autant plus que Georges Perros s'ajoute à la prestigieuse liste des poètes saisis par le silence, rappelons-les, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Valéry. Oui, Perros, atteint d'un cancer de la gorge fut empêché de parler à la suite d'une opération. Il faut lire dans Papiers collés III ce texte terrible intitulé L'ardoise magique (c'est l'instrument qui lui servait à communiquer avec ses proches), qu'il dédie aux laryngectomisés. Sans aucun pathos, Perros y décrit son parcours de souffrance, et l'inhumanité de l'hôpital (nous sommes en 1977) :

"Aucune parole d'homme à homme. Vous n'êtes plus un homme. Un "semblable". Mais sous le coup d'un décret qui vous a retiré votre identité, comme si des douaniers vous avaient dépouillé de tout papier. Ou, quand ils condescendent à quelque rapport, une gentillesse pour demeurés, une énorme plaisanterie d'arrière-garde. Il faut bien rire un peu. Le moral. Ce mot pour concierge. Mais nous ne sommes plus récupérables. Ce qu'on est, a été, sera -espérons!- tout le monde s'en fout. Le corps d'abord. Rien que le corps. Vos entrailles, toute cette usine sanguinolente, leur affaire. D'un certain côté, quoi de plus souhaitable ? J'en ai toujours un peu rêvé, de cet état. Mais librement chois, tiens, gros malin. Et toutes ces questions qu'on vous pose, réponses relevées, notées, pour les archives de la mort, peut-être ? Quel dossier ! Cousu de fil noir. Mais il faut bien servir à l'espèce. A sa perpétuité. Il y aura des hommes après nous. Surprenant, remarquait Valéry."
Tiens, Valéry. George Perros suivait régulièrement son cours au Collège de France. A Marseille, où il est ensuite hospitalisé, son voisin de lit se trouve être le gardien du cimetière marin de Sète : "Il ouvre désespérément la bouche. Rien n'en sort. Rires. (...) A nous les citations. Il me recopie quelques strophes dudit Cimetière marin, que je lui mime. Belle paire." Un peu plus loin, il écrit :
"Un peu de répit, à la pensée de Rimbaud, claquant là, pas très loin. D'Artaud, naissant là, tout près... Tant qu'à faire !
Il retourne à Douarnenez, retrouve sa famille, refuse toute rééducation de la parole :
" Mais enfin, j'ai bientôt cinquante-quatre ans, presque tous les hommes que j'ai aimés, qui m'ont aimé, pourquoi pas, sont morts. D'où choix, oui. A qui bon réapparaître, réapprendre à parler avec cette voix d'outre-tombe, détimbrée, celle du mort que je trimballe en sursis ? Tout ce que j'entends - radio, télévision - me répugne. Il n'était pas dans mes intentions de me présenter à la députation. Témoin, seulement, d'un énorme abus d'une parole morte, atrocement fardée, vieille belle, tuméfiée, pédante, démagogique, chacun se la coupe, au profit d'une dégradation possessive, dérisoires parts d'un gâteau moisi, mais aristocratiquement dégusté. Alors merde. Tant qu'on m'enverra des manuscrits, après tout, c'est mon métier, ma nouvelle manière d'être n'y change rien, nous tiendrons le coup."
Georges meurt quelques mois plus tard, le 24 janvier 1978. Sa voix d'écrivain nous parvient toujours, de plus en plus claire.



lundi 10 août 2020

Mor'Vran (La mer des corbeaux)

                                                                                                                                           Pour Gaëlle

 "Pense si tu la connais 

A cette petite chapelle

A ce dernier refuge occidental

Du bon Dieu, mort paraît-il

Peut-être bien assassiné

Allez chercher le criminel

Elle passe son purgatoire

A la pointe du Van, là-bas"

Georges Perros, Marines, in Poèmes bleus, Poésie/Gallimard, 2019, p. 49-50.


Cette petite chapelle, nous l'avons vue le 16 juillet dernier, en parcourant  les sentiers de la pointe du Van. Elle était fermée, nul "pêcheur retraité" n'en "faisait visiter les absences", comme l'écrit Perros dans la suite de son poème. La mer était d'un calme absolu, et d'un bleu presque surréel. Rien qui respirât le drame dans cette douceur de l'air, bien éloignée de la canicule où nous sommes plongés, ici en Berry, depuis quelques jours.

 


Il y a bien longtemps, j'étais déjà passé par ici, et les humeurs de mon âme n'étaient pas alors au diapason de cette sérénité. Il était vrai que c'était l'hiver ou bien un dur printemps, je ne sais plus, mais nous portions manteaux et écharpes, et mon coeur vibrait de mélancolie. Le deuxième poème du recueil Alluvions, qui est à l'origine de ce site-ci, s'intitule justement Pointe du Van :

 


La veille, nous étions allés à Douarnenez, la ville élue par Perros, qui quitta la Seine-et-Oise pour cette Bretagne qui l'avait très jeune fasciné. Installé là, avec femme et très vite enfants, et malgré des conditions qui furent longtemps précaires, il songea peu à en partir. Le contraste est grand entre lui et son  grand ami Michel Butor. J'ai acheté leur correspondance, qui court de 1955 à 1978, dans une librairie du centre fort bien pourvue en poésie. Et j'ai commencé à la lire le jour-même de notre excursion à la pointe du Van. Une année par jour, en ai-je décidé alors. Eh bien autant Butor est sans cesse en voyage, passant de l'Angleterre au Nouveau-Mexique, de la Russie au Japon, conférençant en tous points de la planète, autant Perros est casanier, ne se rendant guère à Paris que par nécessité, ne se déplaçant qu'en raison de cette amitié profonde qui les lie tous les deux.

Comme le volume est lourd, je ne l'emporte pas dans mes petits déplacements de vacances, aussi n'ai-je abordé qu'aujourd'hui, de retour à l'appartement, l'année 1971. Butor s'installe avec sa famille à Saint-Laurent-du-Var, et, exceptionnellement, les deux complices se retrouvent au mois de mai à Tunis, invités par Lorand Gaspar. Mais il ne s'agit que d'un court séjour et au mois de juin, Perros écrit à Butor :"Mon cher Michel, quand cesseras-tu de bouger ?" Et en juillet (il ne date pas ses lettres contrairement à Butor, toujours précis), il dit qu'il a, dans son dos, "de tous les côtés, une centaine de manuscrits [il était lecteur pour Gallimard] qui coulent, camemberts en transit [cette tâche est pour lui un pensum dont il se plaint régulièrement, seule la nécessité économique le contraint à continuer]. Tunis et Paris, ça m'a cassé le rythme [on voit encore par là que ce n'est pas un grand voyageur]. Et j'ai marché dans un truc qui va me bouffer le mois d'août : aller dire des poèmes dans les îles - Ouessant, Sein, Groix - pour illustrer des petits films d'Epstein, Yannick Bellon, etc. Histoire en fait de boucler un budget défaillant. Vieille habitude, ô grande catin..." (Lettre 591)

Si je mentionne cette lettre, c'est pour une autre raison, c'est qu'au sortir de cette lecture de l'année 1971, je suis allé faire un tour sur mon fil Facebook, le plus souvent décevant, mais on ne sait jamais, et la preuve en est que je me focalise sur une annonce de la Cinémathèque française qui présente un vieux film de Jean Epstein. Oui, le même Jean Epstein dont parlait Perros. Un nom qui ne m'était pas inconnu car j'avais failli en parler ici au moment où j'écrivais sur le Masque de la Mort rouge, d'Edgar Poe. Roger Corman en avait tiré un film, et en 1960, il avait aussi réalisé La Chute de la maison Usher, et le 10 avril dernier j'avais noté sans y revenir que la cinémathèque proposait une adaptation de la même nouvelle par Jean Epstein.

Or, parmi tous les films d'Epstein, celui qui est proposé au public ce jour-ci, c'est Mor'Vran (la mer aux corbeaux), un court métrage consacré aux îles bretonnes, et plus particulièrement aux pêcheurs de l'île de Sein, qui ne peut être que celui évoqué par Perros dans sa lettre à Butor.




 

Cette synchronicité m'a somme toute permis de revenir sur ce beau séjour dans le Finistère, dont mille images resteront dans ma mémoire, comme celle de la chaumière bleue (où nous logions, au bout d'un chemin), et celle des religieuses lisant au bord d'une des falaises de la pointe du Van (peut-être à la recherche de l'assassin de Dieu) :


mercredi 24 août 2016

De Georges Perros à Georges Perec

Difficile de reprendre après vingt jours de véritables vacances. J'en étais resté sur l'évocation de la lame de la Maison-Dieu avec ses pierres de foudre, et j'annonçais une suite autour de l'image de la porte du ciel. La suite n'était pas écrite, mais elle était en germe dans ma tête, autour de quelques textes découverts peu de temps avant. Et certes, je pourrais certainement réamorcer la réflexion à ce moment précis, mais je ressens le besoin de faire un point, en mettant à profit le recul que m'ont donné ces dernières semaines, occupées par un périple (très modeste) tout à la fois familial et amical, dans le Sud-Ouest.

Depuis mai où j'avais renoué véritablement avec ce blog, à partir de Georges Perros et du bleu du ciel, en une dérive continue qui m'avait conduit jusqu'à Sebald et au Tarot, je n'avais guère cessé d'être sous l'emprise d'une certaine mélancolie : le plaisir intellectuel que je trouvais à explorer les pistes proliférantes qui naissaient de l'enchaînement des coïncidences semblait se payer d'une sourde anxiété ; pour tout dire, l'écriture s'enlevait sur un fond déprimé qui  atteignit en quelque sorte son paroxysme avec l'étude de Sebald et de son Vertiges. Le sentiment de la catastrophe qui l'habitait tout entier se reflétait dans ma propre psyché.
Le départ vers d'autres cieux (pas si lointains), m'obligeant à rompre avec la régularité des publications, constitua une vraie rupture. Je constatai, au bout du compte, que la tenace mélancolie avait desserré son étreinte. Parallèlement, aucune coïncidence n'avait émaillé mon parcours. Je ne les avais jamais cherchées, elles s'étaient imposées à moi. Pendant cet intermède aoûtien, elles se turent complètement. L'écriture aussi s'était tarie, et c'est à peine si je pus, pendant cette période, rédiger une carte postale. Avais-je régressé vers une imbécillité heureuse ? Les bonheurs simples que j'éprouvais ces jours-là ne valaient-ils pas cette quête sans fin à laquelle beaucoup avouaient n'entendre goutte ?

Certes, mais je soupçonnais aussi cette dernière idée, d'une opposition entre vie immédiate et investigation spirituelle, d'être un nouveau leurre. D'ailleurs, les choses n'étaient pas si tranchées : à Eymoutiers, en Corrèze, première de nos stations estivales, nous avions découvert l'espace Paul Rebeyrolle, dont la peinture témoignait sans ambages de la violence du XXème siècle. Et n'étais-je retourné avec les enfants, en ce Limousin des maquis, à Oradour-sur-Glane, comme pour expier un premier passage voici plus de trente ans, lors d'un périple à vélo où nous n'avions pas franchi les grilles du village martyrisé ?

Au retour, je retrouvai d'ailleurs la coïncidence. J'avais trouvé à la brocante de Chéniers, dans la Creuse, une édition originale du roman de Georges Perec, Les choses, prix Renaudot en 1965, celle-là même qu'il tient en main sur cette photo de l'époque.


Roman que je relus pour l'occasion. Le 19 août, je fis une pause au moment où le couple, Sylvie et Jérôme, emménage à Sfax, en Tunisie. Pas vraiment le paradis pour les deux tourtereaux parisiens.

"Leur solitude était totale. 

Sfax était une ville opaque. Il leur semblait, certains jours, que nul, jamais, ne saurait y pénétrer. Les portes ne s'ouvriraient jamais. Il y avait des gens dans les rues, le soir, des foules compactes, qui allaient et venaient, un flot presque continu sous les arcades de l’avenue Hedi-Chaker, devant l’Hôtel Mabrouk, devant le Centre de propagande du Destour, devant le cinéma Hillal, devant la pâtisserie les Délices : des endroits publics presque bondés : cafés, restaurants, cinémas ; des visages qui, par instants, pouvaient sembler presque familiers. Mais tout autour, le long du port, le long des remparts, à peine s'éloignait-on, c'était le vide, la mort : l'immense esplanade ensablée devant la cathédrale hideuse, cernée de palmiers nains ; le boulevard de Picville, bordé de terrains vagues, de maisons de deux étages ; la rue Mangolte, la rue Fezzani, la rue Abd-el-Kader-Zghal, nues et désertes, noires et rectilignes, balayées de sable. Le vent secouait les palmiers rachitiques : troncs renflés d’écailles ligneuses, d’où émergeaient à peine quelques palmes en éventail. Des multitudes de chats se glissaient dans les poubelles. Un chien au pelage jaune passait parfois, rasant les murs, la queue entre les jambes."
J'allumai la télé, et tombai sur Arte au milieu d'un documentaire, Vers une famine planétaire ?, alertant sur les dangers de la surconsommation des ressources mondiales de phosphore. Soudain, je vis s'inscrire sur l'écran le nom de Sfax.


Sfax est en effet le port tunisien où sont acheminés les phosphates puisés à l'intérieur du pays.

Tout cela n'était pas très gai, et tout semblait se mettre en place pour que je repique en mélancolie. "Un désespoir qui n'a pas les moyens", disait Léo Ferré.
Un autre écrivain, Cédric Gras, dont je lus ces jours-ci L'hiver aux trousses, récit d'un voyage dans l'Extrême-Orient russe à la poursuite de l'automne ("la chasse aux feuilles rouges") me proposait une vision moins funeste :
Pourquoi l'automne est-il la saison des comptines enfantines et des promesses de suicide ? Apollinaire disait encore : "Mon Automne éternelle ô ma saison mentale..." Ce poète de malheur tapait dans le mille. On assume malaisément sa mélancolie dans un monde qui ne jure plus que par les sourires forcés et les think positive. Combien de fois dans ma vie m'a-t-on plaint d'avoir l'air si affligé alors que je nageais en pleine sérénité ?
Bon, la prochaine fois, je parle enfin de la porte du ciel.

jeudi 9 juin 2016

Il faudrait descendre plus bas dans le calme

Un beau croissant de lune au-dessus de l'immeuble d'en face. J'écris devant la nuit, il fait si doux que j'ai ouvert la fenêtre.
J'avais annoncé un quatrième chapitre du roman du hasard, mais je digresse, je procrastine, je dois rendre compte encore de quelques enchantements poétiques. J'appelle "enchantements" ces collisions de mots, ces résonances aux vibrations longues qui viennent mettre de l'ordre et du sens dans nos existences si prosaïques. Ceci me fait penser à cette vidéo partagée récemment par l'ami Tomahawk Piper (navajo cluisien) :



Etienne Cornevin, dans Paçages, (in Torticolis 3), notait que ce mot anglais de random (hasard) venait sans doute de l'ancien français randon (mouvement brusque, impétueux), "qui a signifié primitivement "course impétueuse" et appartenait au langage de la vènerie où il a fini par avoir le sens précis de "circuit que fait à l'entour du même lieu une bête qu'on a lancée". "Courir de randon" ou "courir à randon" signifiait courir jusqu' à l'extrême, jusqu'au bout de ses forces : l'expression a donné le verbe de l'ancien français "randir" (courir avec impétuosité) d'où est venu "randonner" et, de ce dernier "randonnée", "randonneur"(...)"

A la place des grains de couscous, je pense qu'on aurait pu prendre du sable. Le sable c'est la matière des peintures indiennes sacrées, et ce qui vint sous la plume de Georges Perros, on l'a vu récemment, mais je l'ai retrouvé aussi chez un autre grand poète, comme Perros noteur invétéré, mais encore vivant, lui : Antoine Emaz, dont je viens tout juste d'achever la lecture du dernier volume de notes, Planche (Rehauts, 2016).

Et voici la note en question :
Tout est calme sous le ciel vaste bleu. Je sais qu'il faudrait avancer dans la besogne, mais je n'en ai pas envie. Et je ne peux pas écrire sans impulsion interne : nécessité urgente ou vague désir, peu importe, mais il faut une intensité de pression minimale. Sinon, non. Regarder le jardin suffit, présentement. Et je sais que ce n'est pas paresse mais incapacité. Inutile de m'obliger, je ne ferai rien de bon.
Il faudrait descendre plus bas dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d'après-midi d'été. Et non. On va rester dans le plat calme bleu et l'immobilité des arbres.
D'emblée nous sommes confrontés à ce motif du bleu du ciel qui nous accompagne depuis des jours, et qui ici commande l'arrêt, la suspension du mouvement créatif. Pour le réanimer, il "faudrait descendre dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d'après-midi d'été". Cette métaphore du sable semble appelée par le calme : encore une fois, comme dit Perros, un mot en amène un autre, et la vibration sonore du mot calme, presque imperceptible, fait surgir la figure du sable dit justement "silencieux". L'assonance calme-sable  suscite d'autres harmoniques : regardez ce ciel vaste bleu. Étrange combinaison quand on y pense : n'importe qui écrirait le "vaste ciel bleu" ou "le ciel bleu et vaste". Non, Emaz écrit "ciel vaste bleu", et vaste assonne avec "calme" - qu'on retrouve en finale dans le "plat calme bleu", où le calme a décalqué la couleur du ciel, en inversant la formule commune "calme plat"-, et le dernier mot de la note, ces "arbres" à l'immobilité finalement trompeuse, car tout a vibré subtilement tout au long de cette note paradoxale qui fait surgir un poème en prose en même temps qu'il décrit l'impossibilité d'écrire.



lundi 6 juin 2016

et jouissons du grain de sable

Le bleu du ciel revenu, après la diluvienne semaine passée, il est somme toute logique de revenir  vers les mots qui inaugurèrent ce que j'ai appelé le roman du hasard, les mots de Georges Perros dans La vie ordinaire, que j'ai plaisir à redonner ici :

"(...)
J'aimais me sentir dans le vent
dans le blé bleu qui pique aux jambes
le blé n'est pas bleu je le sais
mais un mot en amène un autre
et tout a la couleur du ciel
quand notre œil est en nouveauté "

 Mots qui entraient en résonance avec d'autres mots, ceux de Tony Hillerman décrivant le geste d'un apprenti-chaman laissant filer entre ses doigts les grains de sable bleu formant l'extrémité d'une plume solaire.
 
Source 

Poursuivant ma lecture quotidienne du recueil de Perros, je découvre hier page 111 ce court poème sans titre (aucun titre d'ailleurs dans ce recueil qui se veut roman poème) :

Certains disent très courageux
j’aurais mon heure C’est à peine
si je m’espère une seconde
dans le grenier de mon prochain
Je n’en suis pas le moins du monde
amer ou triste ou malheureux
Mourir de même ne me semble
ni injuste ni ténébreux
Je ne suis pas né pour me plaire
mon état de vie c’est la guerre
qu’un jour je me suis déclaré
et ce passage entre les cieux
et ce qu’on appelle la terre
me ferait plutôt l’effet d’être
comme un cadeau non dénué
de l’humour le moins contestable
Connaissons-en la vanité
et jouissons du grain de sable
blé de la mer qui le travaille.

et jouissons du grain de sable
blé
de la mer qui le travaille.

Le sable et le blé, écho par mes soins repéré, se suivent ici sans autre forme de procès. Ici encore, un mot en amène un autre, les syllabes ble (bleues ?) s'enchaînent, son et sens accordés, blé et sable étant affaire de grains (et renvoient si l'on veut au "grenier du prochain", au tout début du poème).

dans le sable aquitain

dimanche 29 mai 2016

Le bleu du ciel au Père Lachaise

Troisième chapitre du roman du hasard.

Résumé des épisodes précédents : je relève tout d'abord un bel écho poétique entre le blé bleu d'un poème de Georges Perros et le sable bleu tombant d'un livre de Tony Hillerman cité par une certaine Michèle Coquet, qui s'y connaît en arts premiers. L'écho me ravit en lui-même, je ne pense pas alors qu'il m'emmènera plus loin.
Je m'avise le lendemain que les sites mis en lien sur la colonne de droite, et dont l'actualisation est indépendante de ma volonté, font eux aussi écho au bleu du ciel de l'article précédent.
Je note aussi que cette histoire de sable coloré peut être relié directement à l'article du 21 avril dernier, intitulé Mandalas - ce que je n'avais point remarqué sur le moment alors que cela me frappe maintenant avec évidence.
Mais l'affaire ne s'arrête pas là.
Avant de préciser ses développements, il me faut cependant opérer une petite digression.

Quelques jours auparavant, j'étais allé livrer quelques exemplaires de Torticolis (la revue littéraire qui tord le cou à l'envie de ne pas lire), à l'un de ses nouveaux contributeurs, l'excellent Francis alias Paul-Charles (qui a pris ma succession en ce qui concerne la chronique théâtrale de l'été cluisien, à travers le site Les Amazones de Palomita). J'arrivai au moment du café, que lui et sa femme Dominique prenaient avec un couple d'amis de passage chez eux (un Torticolis prit ainsi la route de Toulouse). Il se trouve que l'homme, qui a nom Pierre B..., s'est fait une spécialité de la visite du Père Lachaise : en amateur éclairé, il vous entraîne en quelques heures à la découverte des secrets de la nécropole (où, honte suprême, je n'ai encore jamais mis les pieds). Un peu plus tard, Francis m'enverra d'ailleurs un dossier en pdf rédigé par cet ami Pierre.
Ceci étant dit, je n'ai pas décidé d'aller illico visiter l'endroit. J'en prends bonne note, c'est tout.


 Mon addiction à Noz se faisant impérieuse, je me retrouve quelque temps après à fouiner dans les étalages de cette vraie caverne d'Ali Baba. Perdu entre moult brimborions sans importance, je déniche un livre qui ne paie guère de mine : Monuments, d'un auteur inconnu, Arnauld Le Brusq, publié en 2006 dans une maison d'édition inconnue, L'insulaire.


Difficile de faire plus contrasté dans le rapport de taille entre la couverture et les éléments typographiques.
Le fait est que je n'aurais peut-être pas embarqué ce livre si, l'ouvrant au hasard, je n'étais pas tombé sur ce chapitre intitulé DIES IRAE AU PERE LACHAISE.

Intrigué par ce livre, je commence par faire une recherche sur Arnauld Le Brusq. Or, Juan Asensio, écrivain à la plume souvent féroce, lui consacre un article le 6 novembre 2010 sur son site fameux, Stalker, dissection du cadavre de la littérature. Et le commentaire est assez élogieux, comme en témoignent ces lignes :

"Malgré quelques facilités (1), Monuments d’Arnaud Le Brusq est un magnifique ouvrage paru en 2006 aux éditions L’Insulaire et qui hélas, même si je n’ai pas pris la peine de vérifier ce point, n’a pas dû provoquer l’effervescence de beaucoup de plumes enthousiastes saluant une écriture savante, tout simplement belle, charriant mille références, n’hésitant point à opérer de surprenants rapprochements entre les œuvres d’art et les époques, rapprochements qui nous invitent à réellement voir ce que l’auteur dispose sous notre regard (monuments bien sûr, mais aussi tableaux, scènes de film et même mots tagués sur des murs et des vitres de train de banlieue) plutôt qu’ils ne brisent le long déroulement d’une prose qui se déroule en longues périodes. Voici un livre qui donne envie de lire d’autres livres et qui répond, à la question du médiatique Charles Dantzig si parfaitement étonnante qu’elle intéresse tous les sots journalistiques, que nous lisons parce que de beaux livres existent qui attendent d’être lus."
Il se sait, écrit-il plus loin, en présence d'un écrivain : " C’est aussi, ce qui caractérise une écriture, une tension bien sûr, qui peut s’exprimer de différentes façons et qui, dans le livre de Le Brusq, infuse le texte de motifs qui se répètent (comme celui de l’escalier, comme celui encore de Marlon Brando jouant Kurtz, comme celui des épithètes accolées à certains grands personnages, Malraux ou Mitterrand, comme celui, discret, du bleu du ciel) (...)"

Ici, bien sûr, c'est moi qui souligne. Ce livre, que je n'ai retenu que parce qu'on m'avait mis sur la piste du Père Lachaise, détenait donc aussi le motif du bleu du ciel.

Mais je devais m'en assurer par moi-même, et je me lançai séance tenante dans la lecture du livre, l'attaquant non par le commencement, mais précisément par le chapitre du Père Lachaise, situé au mitan, page 107. Asensio a raison : mille références s'enchevêtrent, la révolution, Pompéï, Héloïse et Abélard, Jim Morrisson, Vivant Denon, Le Temps des cerises, Auguste Blanqui, Ian Curtis, Arthur Rimbaud, Etienne Carjat, Maxime du Camp, Trotski, la Commune, Nietzsche, le Potemkine, Lénine, André Malraux, Hô Chi Minh, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Orphée, Frédéric Chopin, et j'en ai oublié sans doute, et pour finir, celui qu'il nomme le dandy de Balbec, Marcel Proust, et ce sont les dernières phrases de ce chapitre :

Ceux qui auront eu la patience de me suivre jusque là jugeront comme moi, je l'espère, que la coïncidence est extraordinaire.
Mais j'annonce d'ores et déjà un quatrième chapitre, tout aussi saisissant.

PS :On peut lire Monuments, téléchargeable sur le site de l'auteur, Terre-Gaste.



mercredi 18 mai 2016

Un mot en amène un autre

Georges Perros. Comédien, ami de Gérard Philipe, il quitta Paris pour la Bretagne, Douarnenez précisément.
C'est un peu court comme bio, mais l'exercice ne me fait pas envie ce soir.
Juste envie d'ajouter que cet écrivain-là est un des plus attachants que je connaisse. Enfin, je ne le connais pas, je ne l'ai jamais connu. Je ne le connais qu'à travers ses notes, ses "papiers collés", et maintenant ses poèmes.
J'ai acheté vendredi Une vie ordinaire (Poésie/Gallimard).
Il appelle ça roman poème. Lui qui n'a jamais écrit de roman.
Je le lis chaque jour, un poème ou deux ou trois, pas plus, à haute voix.
Ce matin, par exemple, j'ai lu ça :

"(...)
J'aimais me sentir dans le vent
dans le blé bleu qui pique aux jambes
le blé n'est pas bleu je le sais
mais un mot en amène un autre
et tout a la couleur du ciel
quand notre œil est en nouveauté "
J'aime cette simplicité de ton, et j'aime ce blé bleu qui pique aux jambes.

















Un peu plus tard, je termine un livre déniché à Noz, arts primitifs, arts populaires, arts premiers, de Michèle Coquet. Elle évoque les peintures de sable des chamans navajos (sand paintings), en citant Tony Hillerman, dont j'ai lu autrefois quelques-uns des polars dont les héros étaient des Indiens : un jeune homme, encore en apprentissage, réalise une peinture sèche nommée Voie de la Bénédiction. Il chante tandis qu'"un filet de sable bleu coule de ses doigts pour former l'extrémité de la plume accrochée à la corne gauche du soleil :
       Le Soleil sera créé, on dit que c'est prévu comme ça.
       Le Soleil sera créé, on dit qu'il a tout prévu.
       Son visage est bleu, on dit qu'il a tout prévu.
       Son front sera blanc, on dit qu'il a tout prévu."

Le sable, en général, n'est pas bleu ; le visage du Soleil, en général, n'est pas bleu.
Blé bleu, sable bleu, j'ai aimé cette rencontre à distance entre le chaman navajo et le poète qui aimait la moto et les bistros.

....Dans ce petit bistro tout seul
Dans l’éternité de l’espace
Une clochette à l’entrée
Trois marches pour dégringoler
Dans l’ombre des choses humbles...


C'était un petit extrait des Poèmes bleus.


lundi 22 mars 2021

O solitude My sweetest choice

« Nous sommes habités par les morts. Ils nourrissent notre vie, mais pourraient nous emprisonner dans leurs ténèbres si l'on n'y prend garde » 

Hélène Gestern, Armen, Arléa 2020, p. 144. 

Outre Beyrouth 2020, Journal d'un effondrement, de Charif Majdalani, j'avais emprunté à la médiathèque un autre livre, un pavé de six cents pages d'Hélène Gestern qui se nomme Armen (Arléa, 2020). Il me semble l'avoir entraperçu à Arcanes, mais j'ai pensé alors qu'il devait s'agit d'un autre livre sur le phare d'Ar-men , à dix kilomètres de l'île de Sein, qui donne son titre au beau récit de Jean-Pierre Abraham, un ami de Georges Perros qui en fut le gardien pendant trois ans. Je me trompais : Armen désignait Armen Lubin, de son vrai nom Chahnour Kérestédjian, écrivain et poète arménien né à Istanbul en 1903, et exilé à Paris vingt ans plus tard à cause du génocide. 

Pourquoi avoir choisi ce livre ? Je n'avais jamais lu Hélène Gestern (même si j'avais acheté un de ses livres mais il attendait encore son heure dans la bibliothèque - j'y reviendrai), et je ne connaissais Armen Lubin que depuis très peu de temps, depuis que j'avais lu les dix pages que lui consacre Philippe Jaccottet dans L'entretien des muses. Il faut croire que ce nom d'Armen, qu'il soit fragment d'Arménie ou phare affrontant l'Océan, portait suffisamment de mystère en lui pour précipiter ma curiosité.


Je ne l'ai pas regretté : l'ouvrage croise la biographie de Lubin et l'autobiographie d'Hélène Gestern (dont ce n'est pas non plus le vrai nom - mais elle refuse l'idée de pseudonyme - gardant le sien propre pour ses travaux universitaires). Les deux itinéraires sont marqués par l'exil et la douleur. Celle, longue et intense, d'un Lubin atteint d'une tuberculose osseuse, le mal de Pott, qui le ruine physiquement et le contraint à errer d'hôpital en sanatorium pendant des années et des années ; celle, plus psychique et plus sporadique, mais non moins violente, de l'écrivaine, confrontée au silence des générations précédentes murés dans le silence des effrois de l'histoire, au deuil précoce d'un compagnon aimé et aux ruptures amoureuses cataclysmiques.

Réservant la prose au versant arménien de son œuvre, et à une correspondance proliférante avec nombre d'écrivains amis, et en particulier avec Madeleine Follain, femme du poète Jean Follain, fille du peintre nabi Maurice Denis et peintre elle-même, Armen Lubin développe en ses années de maladie et de précarité sociale une poésie "où le marteau de la souffrance, écrit Jaccottet, (tantôt vécue, tantôt venue du lit voisin) est là pour casser quand il faut l'harmonie du système, rompre une articulation trop naturelle, une mélodie trop fluide." Dans les notes qui suivent son étude, il cite ce passage où il est question d'un phare et l'on peut se demander si le poète avait à l'esprit ce phare qui portait son nom (Hélène Gestern raconte qu'il le découvre par hasard en lisant une complainte bretonne, et il écrit alors à Paulhan : "Saviez-vous que mon prénom désignait le phare le plus avancé de la France, pas gaie cette histoire ! Me voici condamné aux tempêtes perpétuelles."(p. 545) :

Il en est qui émergent d'un océan d'effroi
Avec la poitrine qui se soulève, qui se broie,
Il y a le sable, il y a le vent, il y a le phare,
Il y a le cœur étonné en avant de ses remparts. 

Au mitan du livre, Hélène Gestern évoque les écrivains qui l'ont accompagnée. "A leur façon, écrit-elle, les livres que nous lisons écrivent notre biographie". Et de citer alors Muriel Cerf, dont elle note qu'elle meurt en 2012 dans l'indifférence presque générale, Alejo Carpentier, l'Ada de Nabokov, De sang-froid de Truman Capote, Ishiguro, Apollinaire qui "infuse" sa "rythmique personnelle", Antonio Muñoz Molina, Perec, dont elle ne manque jamais de baptiser un personnage de ses romans du nom de l'un de ceux de La Vie mode d'emploi, et puis soudain :

"J'ai trente ans à l'arrivée de Sebald, dont j'entends parler au séminaire. Je lis Austerlitz, je me laisse surprendre par sa lenteur envoûtante, sa façon de ne jamais élever la voix au coeur du drame, auquel l'auteur nous conduit pourtant avec une implacable certitude. Sebald me trouble pendant qu'Annie Ernaux me transfigure : L'Evénement m'apprend que, dans certaines de ses formes les plus concises et les plus exigeantes, la littérature coïncide tout simplement avec la vie."

Je suis habitué aux coïncidences, mais elles ne cesseront jamais, je crois, de me troubler : ainsi les deux livres que j'avais empruntés, et qui n'avaient a priori aucun rapport avec l'auteur allemand, m'y reconduisent, avec cette précision supplémentaire que ce n'est pas n'importe lequel de ses livres qui est alors cité, mais bien celui que j'arpente depuis des semaines : Austerlitz.


Alors je me suis penché sur cet autre livre de Hélène Gestern, que j'avais acheté en janvier 2020, sans doute pour son titre : Un vertige (j'étais alors en plein inventaire des vertiges). Celui-ci est aussi bref qu'Armen est long (mais, remarquablement fluide dans son écriture, il se lit en quelques jours). J'ouvre et je découvre l'épigraphe : 

O solitude
My sweetest choice

Henry Purcell

C'est la pièce musicale que j'ai choisie l'autre jour pour illustrer l'article traitant de Port-Royal, et qui évoquait la conférence de Quignard où elle fut donnée au public. En voici une autre version, par Anne Sofie von Otter :



mercredi 22 juillet 2020

La Nuit des rois

Comment enchaîner ? Le séjour d'une semaine en Bretagne, dans le Finistère-Sud, non loin du Douarnenez cher à Georges Perros, avait charrié son lot de sensations, ses alluvions littéraires et géographiques, ouvert des sentes nouvelles qui venaient s'ajouter aux nombreuses pistes ébauchées ici et là au fil des semaines passées - et puis la disparition de Cécile Reims, coïncidant avec le retour du pays bigouden, a imposé sa priorité. La maison du 17, rue Notre-Dame, vrai cluster (pour employer le mot à l'honneur ces temps-ci) de viralité poétique, va retourner au silence du relais de poste qu'il fut jadis. Deviendra-t-elle, comme Cécile et Fred en avaient le désir, un lieu d'inspiration pour d'autres créateurs, un espace de résidence, un foyer d'art et de liberté, il est trop tôt pour le dire. Il y faudra des volontés locales et nationales, fortes et opiniâtres. Existent-elles vraiment ? On verra bien.

Oui, comment enchainer ? avec quelle matière ? quelle piste élire quand dix sentiers se profilent en même temps dans le sous-bois de l'esprit inquiet ? Je ne savais pas, je laissais filer les heures - après tout, qui m'attend vraiment ? quelle urgence intime m'oblige à écrire ? ne sacrifié-je pas à un leurre, un luxe, une lubie ? Et puis je conduis Violette, ma fille, à Cluis, à la forteresse ruinée de Cluis-Dessous, où elle tient un petit rôle dans La Nuit des Rois, que le Manteau d'Arlequin présente cette année, in extremis, avec une jauge réduite. La Nuit des rois, ou ce que vous voudrez, de Shakespeare, créée le 2 février 1602 au Middle Temple de Londres, comme conclusion des fêtes de Twelfth Night (après un mois de réjouissances qui commençaient la douzième nuit après Noël, autrement dit celle de l'Epiphanie (d'où le nom de la pièce en français) et se terminaient au 2 février, marquant la présentation de Jésus au Temple) - pièce qui tient une place significative dans un récit puissant que j'ai déjà brièvement évoqué ici, Le Lambeau de Philippe Lançon.


En effet, La Nuit des rois n'est autre que le titre du chapitre 1 de ce livre de plus de 500 pages, dont voici  l'incipit :
"La veille de l'attentat je suis allé au théâtre avec Nina. Nous allions voir aux Quartiers d'Ivry, en banlieue parisienne, La Nuit des rois, une pièce de Shakespeare que je ne connaissais pas ou dont je ne me souvenais pas."
Le 3 mai 2018, j'avais donc écrit dans un article consacré pour l'essentiel à La Chambre verte de François Truffaut, les lignes suivantes sur Le Lambeau :
"Le fait est que dès les premières pages des résonances se firent percevoir avec des événements de vie personnelle ainsi qu'avec les autres oeuvres que je parcourais patiemment et méthodiquement, à savoir, pour l'essentiel, Moby Dick, la série Lost  et une étude sur l'art pariétal préhistorique de l'anthropologue Alain Testart. Tout ceci composant une sorte de constellation symbolique intensément intriquée, dont il me faudra bien des jours pour rendre compte."
Et de fait, je n'en avais rien dit à l'époque. Et je n'en avais encore rien dit le 10 juin dernier quand j'ai retrouvé Philippe Lançon à travers ses Chroniques de l'homme d'avant, où j'avais croisé Goya, objet alors de ma curiosité.
J'ai donc pensé qu'il était temps de s'exécuter et de retourner sur mes brisées de 2018, quitte à continuer à mettre en stand-by quelques thèmes que je m'étais mis en réserve jusqu'ici.
Mais, ô lecteur internautique, je fais appel à ta patience dont on ne peut pas dire qu'elle soit proverbiale, car je ne suis pas encore parvenu au terme de cette procrastination puisqu'avant de procéder à ce retour, je voudrais évoquer les deux autres occurrences de Goya que j'avais repérées dans les chroniques lançoniennes. Sorry.

*

Dans Trois peintres en été, publiée le 2 août 2006, Lançon raconte une visite au musée Reina Sofia de Madrid le 18 juillet 2006, une date pas anodine puisqu'elle fut celle du soixantième anniversaire du coup d'Etat franquiste. Une exposition est là concentrée autour de Guernica, de Picasso. "C'est la peinture, écrit Lançon, qui révèle la nature du monde : non pas son actualité, qui s'efforce de faire peau neuve, mais son destin, tragiquement immobile. Dans l'exposition, trois tableaux mis en vis-à-vis résument ce destin : Les Fusillades du 3 mai, de Goya, qui vient du Prado ; L'Exécution de Maximilien, de Manet, qui vient de la Kunsthalle de Mannheim ; et Guernica." (p. 158)

El tres de mayo de 1808, 1814, musée du Prado
L'Exécution de Maximilien, Edouard Manet, 1868/1869, Kunsthalle, Mannheim.
Guernica, Pablo Picasso, 1937, Musée Sofia Reina Madrid
Dans Visions de Goya, Stéphane Lambert narre sa rencontre avec l'oeuvre de Goya :
"Temps troubles. Pour s'être soulevé contre l'usurpation du trône d'Espagne par le frère de Napoléon, les insurgés madrilènes sont fusillés sur la place publique par les troupes françaises. En 1813, après quatre années de guerre d'indépendance intestine, le pays libéré attend de Goya, qui avait conservé ses fonctions de peintre officiel à la cour pendant l'occupation, une preuve de son patriotisme. Dans le grand format de 1814, il répond à sa manière. En saluant l'héroïsme des résistants, il affirme la fidélité à son art. Un art farouchement visionnaire. Sous un ciel noir intransigeant, s'opère un resserrement  quasi cinématographique de la scène d'exécution. La facture des peintures noires est en place. Les bras levés, les yeux tristes, devant les fusils rapprochés, célèbrent l'avènement d'une autre peinture. L'éclat dans le désastre. Peindre dans le champ de tir." (p. 62)
L'éclat dans le désastre... Lambert reprendra l'expression et en fera le sous-titre de son essai.

Dans sa chronique, Lançon suit un vieux républicain qui a fui l'Espagne en 1939, et qui ressemble à Jorge Semprun (ce qui ne l'enchante pas). Le vieil homme se place au point de la salle où il peut contempler les trois tableaux en même temps : "Peu de visiteurs, observe Lançon, semblent avoir compris que le sens de l'exposition se trouve là, dans ce mètre carré panoptique." Il écrit aussi que dans son dos, il sent la présence du quatrième tableau, Massacre en Corée, de Picasso encore, qui date de 1951 et rappelle celui de Goya : "Semprun (bis) préfère celui de Goya. Le temps, ou sa qualité propre, lui a enlevé ses oripeaux d'actualité. Il ne démontre plus rien ; il montre ; il fixe le destin. C'est là qu'il faudrait mourir, se dit le vieil homme. Maintenant. Sous ces tableaux."

Pablo Picasso, Massacre en Corée, 18 janvier 1951, Huile sur bois
*

Pour la troisième apparition de Goya dans les chroniques de l'homme d'avant, j'avoue avoir hésité. C'est que Goya n'y est cité qu'en passant, sans référence à un tableau particulier. Mais qui parmi nous cite Goya, même en passant ? Le peintre est donc encore bien présent dans l'esprit de l'écrivain lorsqu'il porte son attention le 7 mars 2007  sur des "petits maîtres anciens": l'Anglais John Singer Sargent (1856 - 1925) et l'Espagnol Joaquin Sorolla (1863 - 1923), deux peintres mineurs à qui Lançon prêtent des vertus traversières : "Leur traditionalisme fait oublier un moment les conquérants déclarés et les amateurs professionnels de nouveauté. Leur immobilisme ne rend nostalgique de rien. Le bon goût est libre de danser avec le mauvais, et ils s'entendent pas si mal." Lançon finit par Sorolla dont le musée, écrit-il, fut longtemps une oasis dans la Madrid franquiste. 
"Le portrait qu'il fit de ses trois enfants est saisissant : un fils debout en noir, l'héritier, et deux fillettes assises en robe rouge sang. Le visage de la seconde, presque allongée sur le divan, est mangé par la grimace de l'ombre, comme celui d'une créature de Goya. Bizarre violence, presque timide, glissant sous le vernis du bonheur, de la politesse, de la tenue." (p. 167)
Il doit s'agir de ce tableau-ci :

Joaquin Sorolla, Mes enfants (1904) Huile sur toile.
 Je lis sur le site où j'ai trouvé cette reproduction qu'il aurait été inspiré par par Les Ménines de Velázquez et par le portrait des Filles d’Edward D. Boit de John Singer Sargent, l'autre peintre mineur de la chronique de Lançon.



samedi 21 mai 2016

Le hasard est le plus grand romancier du monde

Le hasard est le plus grand romancier du monde, dixit Balzac cité par Régis Debray, entendu avant-hier sur Arte.
Si c'est vrai, voici donc le second chapitre de ce roman du blé bleu et sable bleu, commencé avec Georges Perros et Tony Hillerman.
Retournant le lendemain sur la page de l'article, je remarque que les sites en lien sur la droite, que j'ai rassemblés sous la catégorie Autres sentes (et qui s'actualisent automatiquement sans intervention de ma part), proposent un bel écho à cette éclosion de bleu, comme en témoigne la copie d'écran suivante :



Jacques Josse chronique sur son site Le bleu du ciel est déjà en eux, de Stéphane Padovani, en finissant par ces mots :

Ce passage rapide dans le fantastique aide chacun des personnages de Stéphane Padovani à poursuivre sa route. Ce ne sont pas des perdants. Et pas non plus des battus d’avance. Et encore moins des victimes qui demanderaient que l’on pleure sur leur sort. Ils gardent en eux assez de ressource intérieure, qu’ils vont piocher dans un insoupçonné minerai intime ("ce bleu du ciel" qui "est déjà en eux") pour transcender le présent.
S'il est vrai que Richard Gonzalez, dans A part soi, ne sacrifie au bleu que le fond pâle de son beau portrait cubain, le bleu est discrètement mais résolument présent dans l'azul  du dernier billet d'Arantelle :  Verde-azul-amarillo’ de Gunther Gerzso,  1969.


Au vrai, le bleu (azul) se réduit  au petit rectangle en bas à droite. Il en a d'autant plus de force.

Mais déjà je vous annonce un troisième chapitre, toujours sous l'égide du bleu du ciel.

jeudi 4 janvier 2024

Le Doc et le Dépanneur


Mon ami Jean-Claude Moreau, alias le Doc, n'a pas été insensible aux derniers articles sur John Berger. Le contraire m'eût d'ailleurs étonné. Déjà, en janvier 2017, donc peu de temps après le décès de l'écrivain, il m'avait envoyé un commentaire dont je fis illico un article (il faut dire que mon gaillard, en 1992, avait rencontré John Berger en personne pour un entretien qui parut alors dans le journal de la Confédération paysanne) Il a donc réagi mais il s'est empêtré dans le protocole de commentaire de Blogger... Pas grave, comme il m'a adressé le texte, je préfère le poster ici pour qu'il ait plus de visibilité. Merci à lui !



John Berger a été une référence pour beaucoup d’inquiets de l’art et de son usage, d’amoureux de l’écriture et de sa pratique, plus généralement de respirateurs de la vie d’humains dans le paysage qu’ils se créent. L’auteur de « Alluvions », je le salue là. D’ailleurs, il pourrait facilement partager avec John Berger ces mots que celui-ci écrivit pour un « AUTOPORTRAIT », paru dans « Palabres » édité à l’Olivier :

    « Au début, j’ai écrit des lettres, puis des poèmes et des discours. Plus tard, des récits ; des articles, des livres. A présent, j’écris des notes.
    L’écriture a toujours été pour moi une activité vitale ; elle m’aide à donner un sens aux choses et à poursuivre ma route. Pourtant, elle dérive d’une réalité plus profonde et plus générale – notre relation avec le langage en tant que tel.
    Le sujet de ces quelques notes est le langage.
    Commençons par examiner l’activité qui consiste à traduire une langue dans une autre. De nos jours, la plupart des traductions sont techniques, alors que mon propos concerne les traductions littéraires. C'est-à-dire les textes en relation avec l’expérience humaine individuelle.
»

     Cette raison ultime de l’expérience humaine individuelle est l’essence même de l’activité de John Berger. Ce qu’il a pu écrire des paysans savoyards dont il était le voisin est unique, précieux, anthropologique. L’admiration qu’il portait à tel ou tel ne relevait d’aucun folklorisme mais se lisait dans sa capacité à reconnaître l’immense savoir de ces éleveurs montagnards, de leur lien au vivant et à ce qu’on appelle habituellement la nature. On sait maintenant que cette dichotomie nature-culture qui grefferait à cette « nature » des sommes de technologies faussement innocentes nous rend orphelins, bien en peine de l’expérience humaine vue comme expérience du vivant. John Berger était un baraqué au cœur tendre. Il me fait penser à Georges Perros. Curieusement, tous les deux étaient des motards, et pas des motards de pacotille. Dans son autoportrait John Berger développe l’étendue de cette activité « langage » à travers deux aspects fondamentaux : la traduction et la langue maternelle. Se référant à Noam Chomsky il reprend le fait que tous les langages ont en commun « un certain nombre de structures et de procédures ». La « Langue Maternelle » devient reliée aux langages non verbaux et donc jusqu’aux comportements et aux « manières d’habiter l’espace ».



    La fin de son autoportrait en dépanneur de « La Langue Maternelle » est savoureuse :

    « /…/Aussi je me considère moins comme un écrivain professionnel conséquent que comme une sorte de dépanneur.
    Lorsque j’ai écrit quelques lignes, je laisse les mots retourner à l’intérieur de la créature correspondant à leur langue. Là, ils sont instantanément accueillis et reconnus par une série d’autres mots avec lesquels ils sont en affinité du point de vue du sens, ou en opposition, ou liés par une métaphore, une altération, un rythme. Je prête l’oreille à leurs palabres. Tous ensemble, ils contestent l’usage que je fais des mots que j’ai choisis. Ils remettent en question le rôle que je leur attribue.
Je modifie le texte. Je change un mot ou deux, et je le leur soumets à nouveau. Une autre palabre commence.
    Et ainsi de suite, jusqu’à ce que s’élève un murmure d’accords provisoires. Je passe alors au paragraphe suivant.
    Une autre palabre commence…
    Si l’on veut faire de moi un écrivain, je n’ai pas d’objection.
    A mes propres yeux, je ne suis qu’un fils de pute – et vous devinez de quelle pute il s’agit, non ? »

JCM



lundi 12 novembre 2018

Sa stèle à chaque énigme

"Ma route est d'un pays où vivre me déchire"

Crisinel encore. Oui, j'insiste, je revois encore ce livre dans le panier posé à l'entrée du bouquiniste Rua das Flores, je ne vois que lui, il est fait pour moi, j'en ai l'intuition immédiate. Et pourtant, je le répète, jusqu'à lors je n'ai jamais lu une seule ligne de Crisinel. Il n'est qu'un souvenir brumeux, venu de la Correspondance de Gustave Roud et Philippe Jaccottet lue en 2002, seize ans déjà, et pourtant c'est comme si c'était hier. Est-ce ce nom qui m'a marqué, ce nom de Crisinel que Bartt m'a dit aimer aussi beaucoup ? Est-ce sa résonance de cristal qui l'a porté jusqu'au Portugal ? Ce mot que je hasarde, j'en retrouve le sillage dans Alectone, écrit entre 1930 et 1931, pendant une des pires crises psychotiques éprouvés par le poète. Il en conclut ainsi la première partie :
"Les anneaux du cercle fatal se resserrant autour de moi, et condamné à ne vivre plus qu'au sein de ténèbres glaciales, je résolus de me rendre, après avoir tiré un augure défavorable du vol d'un oiseau noir. Un morceau de cristal, ramassé  parmi les détritus du parc où son éclat avait attiré mon regard, servit à mes desseins. Tandis que vers ma chambre montaient de suaves cantiques, on me trouva inerte, la tête inclinée sur l'oreiller en sang. C'était le matin de Noël."
Noël, c'est la rime fatale à Crisinel. Se peut-il qu'un nom porte ainsi un destin ? "Alectone, écrit Pierre-Paul Clément dans sa préface, femme réelle et figure mythique, est investie des sentiments contradictoires qui déchirent le poète : elle est l'ennemie, fille de colère, femme aux dents de cristal, "ange durci de gel et de neige"."

En juin 1945, il y pense encore et dans un court texte écrit à Savigny, il commence ainsi : "Où es-tu Alectone ?" Dans le jour finissant, "reposant sous les frais tilleuls entre l'église et le cimetière", c'est ce nom qu'il interroge : "Ton nom... Ai-je jamais su ton nom, Alectone, sinon, dans l'anxiété et la confusion du délire, celui que je t'ai donné, fille de colère ?" Il nous donne un peu plus loin la référence mythologique, Alecto*, l'implacable, la soeur de Mégère et de Tisiphone, toutes les trois formant le groupe des Erynies, les trois déesses infernales que les Anciens appelaient par antiphrase les Euménides, autrement dit les Bienveillantes, histoire de s'attirer leurs bonnes grâces en les flattant. Mais Crisinel repousse cette identification : celle qu'il entrevit dans le parc enneigé ce n'était pas Alecto, "mais, semblable à Cassandre devant les murs suintants de sang du palais où le couteau va faire son office, une altesse brisée, s'avançant, avec une grâce que la folie épargna, vers sa tombe de pierre froide."

Et comment ne pas voir  encore en ce nom de crise éternelle la marque même du drame : au cœur du nom, une seule lettre nous le change en criminel ? Et pourtant Crisinel ne fut criminel que de lui-même, mettant fin à ses jours le 25 septembre 1948. On le retrouve immergé dans le lac, à peu de distance de la clinique de La Métairie, près de Nyon, où il avait admis au début du mois à la suite d'une nouvelle dépression.

Pierre-Paul Clément voit l'expérience de la folie culminer dans la prose d'Alectone : "Œuvre aux visages énigmatiques, écrit-il, sur le seuil de laquelle je placerais volontiers ces mots de Valéry, poète de la lucidité : "Sa stèle, à chaque énigme."" Et, lisant ces mots, je suis heureux de retrouver Paul Valéry, rencontré plusieurs fois ces temps-ci. Mais je le connais bien mal, je l'ai si peu lu que je ressens le besoin d'en savoir plus, et je m'aperçois que le net est bien silencieux sur cette fameuse stèle. Heureusement, un autre poète, lui aussi abordé dès octobre, Jean-Michel Maulpoix, sur son site en un texte intitulé Introduction à une Poétique du texte offert, nous propose sa lecture :
"On offre, on dresse un monument. Un poème est un hommage que l'on rend au langage. Il s'agit, selon le voeu valéryen, de "construire un petit monument à chacune de ses difficultés. Un petit temple à chaque question. Sa stèle à chaque énigme" Cet objet fabriqué va se substituer à la réalité, surtout quand elle est perdue, ou impossible à atteindre. Cet objet prend valeur de temple : abri pour l'immatériel, lieu de prière et de résonnance."
D'un autre poème, Le Veilleur, Clément écrira que la forme procède directement du Cimetière marin.

Souvenons-nous que le cimetière marin, Patti Smith est allée le visiter, à Sète, et que cela constitue la matrice de son dernier livre, Dévotion. Souvenons-nous encore que Georges Perros, à l'hôpital de Marseille, avait pour voisin de lit le gardien de ce cimetière marin : "Il ouvre désespérément la bouche. Rien n'en sort. Rires. (...) A nous les citations. Il me recopie quelques strophes dudit Cimetière marin, que je lui mime. Belle paire." Crisinel s'insère donc dans cette constellation avec une cohérence remarquable qui sera pour moi parachevée par la découverte juste au retour de Porto, à la maison de la presse d'Aigurande, un dimanche matin, disposée comme à mon intention avec la même évidence que le petit volume crisinélien chez le bouquiniste portugais, de l'édition française de Dévotion, tout juste parue le 1er novembre.




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* Dans l'article précédent, j'avais rapproché Crisinel d'Harry Potter. Or, cherchant à en savoir plus sur Alecto,  je découvre sur le net (je n'ai pas lu la saga de Rowling) que Alecto Carrow est une Mangemort, comme son frère Amycus. Petite femme trapue aux cheveux noirs, elle est au service de Voldemort.


lundi 9 mai 2022

7 - Tempête à Helgoland

Septième article, dernière étape avant les bifurcations et dérives à venir. Deux livres vont en constituer le centre, le coeur actif et vibrant. 

Le premier a été écrit par un physicien italien, Carlo Rovelli, et se nomme Helgoland, Le sens de la mécanique quantique (Flammarion, 2021). Je l'avais aperçu chez mon ami Ivan, qui m'en avait parlé avec ferveur, et quand le volume daigna s'afficher au présentoir des nouveautés de la médiathèque, il se retrouva aussi sec dans mon sac à dos. Du même Rovelli, j'avais lu déjà L'Ordre du temps, paru en 2018, et ç'avait été très stimulant (je l'évoque d'ailleurs dans De Cthulhu à Uruk, en écrivant  que j'y reviendrai, ce que je n'ai jamais fait). L'art de Rovelli est de vous faire croire que vous comprenez enfin quelque chose  à des théories aussi complexes que la gravité quantique, en affirmant dans le même temps que lui-même, d'une certaine manière, n'y comprend rien. Je ne dis pas ça pour le simple plaisir de mystifier par un paradoxe facile, regardez la dédicace du livre : "à Ted Newman, qui m'a fait comprendre que je ne comprenais pas la mécanique quantique".

Helgoland, qu'est-ce que c'est ? Une île allemande de la mer du Nord, (île sacrée, selon l'étymologie du bas allemand ancien). Que rejoint un jeune physicien de 23 ans à l'été 1925, pour la bonne raison qu'il n'y a pratiquement aucun arbre sur cette terre et donc très peu de pollen, et que le pauvre Werner Heisenberg souffre d'allergie. Et Rovelli de préciser "Helgoland avec son arbre unique" ainsi la nomme Joyce dans Ulysse), et je ne peux m'empêcher de frissonner car je suis depuis peu, on l'a vu, plongé dans Ulysse, et que la citation, évidemment, me stupéfie. Mais passons, si Heisenberg est présent sur l'île, ce n'est pas pour la littérature (encore qu'il lui arrive d'interrompre son travail pour escalader quelques rochers ou apprendre par coeur des poèmes tirés du Divan occidental-oriental de Goethe), mais pour démêler un problème d'électrons et d'orbites, de sauts absurdes d'une orbite à l'autre, que lui a refilé Niels Bohr, le maître de Copenhague. Je ne développe pas l'affaire, c'est au-delà de ma compétence, mais il semble bien qu'il donne en ce lieu la première définition cohérente de la mécanique quantique. Il écrivit plus tard : « Il était environ trois heures du matin lorsque la solution aboutie du calcul m'apparut. Je fus tout d'abord profondément secoué. J'étais si excité que je ne pouvais songer à dormir. J'ai donc quitté la maison et attendu l'aube au sommet d'un rocher ».


Le même Niels Bohr parle de "l'impossibilité de séparer nettement le comportement des systèmes atomiques de l'interaction avec l'appareil de mesure qui sert à définir les conditions dans lesquelles le phénomène apparaît." Rovelli précise alors qu'au moment où le savant écrit ces lignes, dans les années 1940, les applications de la théorie sont confinées aux seuls laboratoires, mais que l'on sait maintenant, un siècle plus tard, que la théorie s'applique à tous les objets de l'Univers :

"Ainsi révisée, l'observation de Bohr rend compte de la découverte qui est au coeur de la théorie : l'impossibilité de séparer les propriétés d'un objet des interactions au cours desquelles ces propriétés se manifestent et des objets auprès desquels elles se manifestent. Les propriétés d'un objet sont la façon dont il agit sur d'autres objets. L'objet lui-même est un ensemble d'interactions avec d'autres objets. La réalité est ce réseau d'interactions, en dehors duquel nous ne comprenons même pas de quoi nous serions en train de parler. Au lieu de considérer ce monde physique comme un ensemble d'objets aux propriétés définies, la théorie quantique nous invite à voir le monde physique comme un réseau de relations dont les objets sont les noeuds." (pp. 99-100)

Carlo Rovelli expose ainsi une interprétation des phénomènes quantiques connue sous le nom de mécanique quantique relationnelle (pour en saisir la signification de façon plus argumentée, je renvoie au bel article de Martino Lo Bue dans En attendant Nadeau).

A ce stade, parlons sans plus attendre du second livre, au coeur, je l'ai dit, de cet article. Un livre qui n'est certes pas un livre sur la science, qui n'est pas un livre théorique, et qui, pourtant, parle au fond de la même chose que Carlo Rovelli : la relation. Il s'agit de Connexion, de la poétesse et performeuse londonienne Kae Tempest.


Son arrivée sur ma table est une histoire en soi. Je ne connaissais absolument pas Kae Tempest  avant le 6 avril. Ce jour-là, je suis encore remué par le dernier film de Cédric Klapisch, En corps. Et j'en lis dans Télérama la critique par Guillemette Odicino, qui se termine par ces mots : "Avec cette comédie sensible sur la fragilité érigée en force, Cédric Klapisch, toujours à l'écoute du rythme du monde, signe, peut-être, son meilleur film." Et, après la distribution, il est dit : "Lire aussi pages 15 et 28". Page 15, d'accord, c'est un portrait du cinéaste, mais page 28, il y a erreur : l'article porte sur Kae Tempest. Article pas lu, que je n'aurai sans doute jamais lu, si cette erreur ne me l'avait désigné. Il se trouve que je prends le temps de le survoler et que, très vite, je suis intrigué. Et je relis plus attentivement. Apprenant que Kae Tempest est née Kate Calvert en 1985. Calvert, tiens, comme Calvert Vaux, l'architecte de Central Park, autre londonien. Et que son nom, Tempest, est emprunté à Shakespeare, à sa dernière pièce, que j'avais croisée ces derniers temps à plusieurs reprises (sans que je le note ici).* Et puis, dans l'article d'Hugo Cassaveti, il y avait cette phrase : "Sur The Line Is a Curve, une image un peu floue, néanmoins plus affirmée, mélange de force et de fragilité, présente l'artiste, désormais épanoui(e), en harmonie avec son apparence choisie : non binaire, tout simplement, iel ne se sentant ni homme ni femme." Force et fragilité, ici encore associées. Ce n'est pas nouveau bien sûr, pas extrêmement neuf, mais la proximité temporelle et spatiale me touche tout de même.


Le 17 avril, nous nous rendons à Poitiers, où Pauline nous a conviés à venir voir la pièce qu'elle a aidé à mettre en scène, La Cerisaie de Tchekhov. Dans sa bibliothèque, je découvre Connexion, de Kae Tempest, un texte de 2021 dont nous n'avions jamais parlé ensemble. Je lui emprunte et termine les deux livres dans la même foulée, à l'image de cette disposition bi-frontale que la troupe, des amateurs doués, a choisie dans la salle des fêtes de Saint-Sauvant pour présenter la fin d'un monde (et les noms de Kharkov et de Moscou résonnaient étrangement ce soir-là)**. 

Les deux livres, oui, si dissemblables soient-ils, me semblaient profondément intriqués, pour reprendre un mot propre à la mécanique quantique. Ils parlent tous les deux de connexion, de relation à l'autre, de relation au monde. Et puis ne sont-ils pas identiquement structurés : trois parties mais sept chapitres pour le Rovelli, sept chapitres pour Connexion agencés à la manière d'un concert ? ***


Et puis, il y a cette parole de Joyce, une fois encore :


Mais surtout, il y eut cette citation, au septième et dernier chapitre d'Helgoland, Où je tente de conclure une histoire qui n'est pas terminée, cette citation de La Tempête, en anglais :

ACT IV, SCENE I

PROSPERO, to Ferdinand
You do look, my son, in a moved sort,
As if you were dismayed. Be cheerful, sir.
Our revels now are ended. These our actors,
As I foretold you, were all spirits and
Are melted into air, into thin air ;
And like the baseless fabric of this vision,
The cloud-capped towers, the gorgeous palaces, 

The solemn temples, the great globe itself,
Yea, all which it inherit, shall dissolve,
And, like this insubstantial pageant faded,
Leave not a rack behind. We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded with a sleep. 

Dans le corps du chapitre, le physicien revient sur ces vers. Il reconnaît qu'il y a quelque chose de déconcertant dans la vision du monde portée par sa théorie, parce que l'on doit "abandonner quelque chose qui nous semblait très, très naturel : l'idée d'un monde fait de choses."

"Une partie du caractère concret du monde semble se dissoudre dans l'air, comme dans les couleurs irisés et violacés d'un voyage psychédélique. Nous en restons stupéfaits, un peu comme le décrit Prospero dans l'épigraphe placée en tête de ce chapitre : "Et de cette vision le support sans racine, les tours couronnés de nuages, les palais somptueux, les tempes solennels et le vaste globe lui-même et tout, ou tout ce qui peut hériter de lui, va se dissoudre un jour, et comme ce spectacle immatériel s'est effacé, il ne laissera pas une traînée de brume..."

C'est la fin de La Tempête, la dernière oeuvre de Shakespeare, l'un des passages les plus émouvants de l'histoire de la littérature. Après avoir fait voler son public en imagination et l'avoir transporté un instant hors de lui-même, Prospero/Shakespeare le réconforte : "Vous avez l'air, mon fils, d'être d'humeur troublée comme par le chagrin. Allons, un peu de joie, nos fêtes maintenant sont finies. Nos acteurs, comme je vous l'ai dit, n'étaient que des esprits qui se sont dispersés dans l'air, dans l'air léger." Pour se dissoudre ensuite sereinement dans ce murmure immortel : "car nous sommes de cette étoffe dont les rêves sont faits. Notre petite vie est entourée par le sommeil."

Rovelli se trompe légèrement, car nous ne sommes pas ici à la fin de la pièce, mais à la scène 1 de l'acte IV, mais cela est de peu d'importance (je reviendrai un autre jour sur la fin).

Pour en finir provisoirement, il m'a plu de lire dans Le Monde du 27 avril que Peter Brook revenait, à 97 ans, sur La Tempête, en présentant aux Bouffes-du-Nord, son Tempest Project, spectacle "issu, écrit Fabienne Darge, de plusieurs ateliers avec des acteurs, en anglais et en français, par Brook et sa fidèle collaboratrice, Marie-Hélène Estienne. Un chantier autour de La Tempête, en quelque sorte, toujours en cours, dont la fragilité et l’inachèvement même bouclent la boucle pour le metteur en scène, d’un chemin de théâtre qui a tendu à donner corps à l’invisible – aux esprits ou à l’esprit tout court."

Et la journaliste finit sur les mêmes mots que Carlo Rovelli :

"Le théâtre est une île, à l’image de celle de La Tempête, « pleine de bruits, de sons et d’airs mélodieux » – le lieu par excellence où peuvent s’incarner, de la manière la plus aérienne qui soit, les forces de l’esprit. Pour peu qu’elles soient convoquées par un mage à même de les animer. La Tempête est bien une métaphore du théâtre, et surtout du théâtre qu’a cherché Peter Brook tout au long de sa vie.

Et Prospero, c’est bien Brook lui-même : un magicien doué de pouvoirs extraordinaires, dont le parcours a consisté à se défaire de ces savoirs comme d’une illusion, pour aller vers un théâtre de la vie et de l’épure, vers la simplicité et la profondeur permettant d’atteindre le cœur de l’existence humaine. Peter Brook, main dans la main avec Shakespeare, et avec sa profession de foi ultime : « Nous sommes faits de l’étoffe des rêves, et notre petite vie est entourée par un sommeil. »

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* Dans la biographie de Murielle Joudet sur Gena Rowlands, un chapitre était consacré par exemple à ce film de Paul Mazursky, Tempest (1982), adapté de la pièce, où John Cassavetes et Gena Rowlands tenaient les deux rôles principaux. Et en 1984, Love Streams, de et avec Cassavetes, porte plusieurs échos au drame shakespearien.


** Malade, Anton Tchekhov  met la dernière main à l’écriture de La Cerisaie, en 1903, à Yalta, et meurt, à 44 ans seulement, le 15 juillet 1904, quelques mois après la première de la pièce au Théâtre d’art de Moscou, le 17 janvier 1904. Extrait :

Lioubov -   Abattre la cerisaie ? Excusez-moi, mon cher, mais vous n’y comprenez rien. S’il y a quelque chose d’intéressant, voire de remarquable dans notre district, c’est uniquement la cerisaie.

Lopakhine - Elle n’est remarquable que par ses dimensions. Elle ne donne de fruits qu’une fois tous les deux ans, et encore on ne sait que faire des cerises, personne n’en achète. (…)

Firs - Quelquefois, la cerise séchée, on en envoyait de pleins chariots à Moscou, à Kharkov. De l’argent, à la pelle ! Et la cerise, alors, elle était douce, juteuse, sucrée, parfumée… On connaissait un procédé…

Lioubov -   Eh bien, ce procédé ?

Firs -  On l’a oublié. Personne ne s’en souvient.

La Cerisaie, d’Anton Tchekhov, Acte I, traduction de Génia Cannac et Georges Perros, Gallimard.

*** Et, bien sûr, l'idée des sept articles ici découle directement de cette convergence de structure.